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17 juillet 2025

Le racisme est-il mort ?

par Eugenio Raúl Zaffaroni*

 

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L’Amérique a connu des moments successifs de colonialisme et de racisme consécutif : dans sa version originale, il était déguisé en supériorité culturelle, dans celle du néocolonialisme en science biologique et maintenant, dans la phase actuelle du colonialisme financier, en science économique, mais aucun de ces déguisements ne suffit à cacher son impudence.

Les idéologies ont fait couler beaucoup d’encre, notamment parce qu’elles étaient perçues comme masquant la réalité. C’est pourquoi Marx les a critiquées, et Napoléon les avait déjà considérées comme un amalgame. Or, entre autres contradictions de certains antimarxistes forcenés, il est courant qu’ils tentent de disqualifier les arguments critiques en les qualifiant d’idéologiques, partageant ainsi l’opinion du barbu dont la seule évocation leur donne la chair de poule.

Cependant, les êtres humains plus ou moins normaux, malgré nos névroses logiques situationnelles - et d’autres moins situationnelles -, pensent toujours avec un certain système d’idées. C’est pourquoi je pense qu’il est plus sensé de suivre Abbagnano, qui affirme que le caractère caché ou embrouillé d’une idéologie est une question qui correspond à la critique des idéologies, mais qui n’en constitue pas l’essence. Je crois que, si nous réfléchissons un peu, nous nous rendrons compte qu’il existe des ensembles d’idées qui nous permettent d’approcher la réalité, tandis que d’autres nous éloignent ou entravent cette approche, c’est-à-dire qu’ils nous aliènent.

Mais la critique idéologique ne doit pas se limiter à mettre en évidence cette différence, c’est-à-dire à les classer selon leur degré de capacité aliénante ou désaliénante, parce qu’il existe également une autre caractéristique qui doit être prise en compte à des fins critiques : le degré de cruauté de certaines idéologies qui appartiennent à la première catégorie.

En effet, il existe des idéologies aliénantes extrêmement cruelles et d’autres qui le sont moins. Il est possible que quelqu’un observe que la cruauté n’est pas indépendante de l’irrationalité, puisque la rationalité, bien comprise, impose le respect de la dignité de l’autre. Peut-être la personne qui observe cela a-t-elle raison et, en fin de compte, il ne s’agit que de cas où la cruauté est d’une telle ampleur que, parce qu’elle saute aux yeux avec tant d’éclat, de visibilité, qu’elle laisse dans l’ombre l’irrationalité de son caractère aliénant.

En suivant encore Abbagnano, nous pensons que l’affirmation de principes infinis - qu’il appelle romantisme - conduit inévitablement à la cruauté, quelle que soit l’énorme disparité idéologique entre ces principes et les théories de la connaissance qui sont soutenues pour les affirmer. On peut partager ou non les réponses du vieux Kant, mais ses quatre questions fondamentales (Que puis-je savoir ? Que dois-je faire ? Que puis-je espérer ? résumées dans Qu’est-ce que l’homme ?) présupposent qu’il y a des choses que je ne peux pas savoir, que je ne dois pas faire et que je ne peux pas espérer, c’est-à-dire que, en tant qu’homme, je suis une entité limitée. En abandonnant ce présupposé, l’idéologie qui en découle me fait considérer que je suis une entité illimitée, que je peux tout savoir, tout faire et tout attendre, et, qui plus est, avec une certitude telle que je peux l’imposer aux autres.

C’est l’irrationalisme romantique, qui revendique toujours l’existence d’un rayon de lumière plus ou moins intuitionniste éclairant un principe infini, même s’il est atteint par la dialectique idéaliste (le Geist [1]), la dialectique matérialiste (il faut passer par la dictature du prolétariat pour atteindre la fin de l’histoire où nous serons tous heureux), le racisme involutif (qui promettait le retour au paradis aryen perdu par le métissage), l’identification de l’État au peuple (les générations présentes, passées et futures et le retour à Rome), le droit naturel entendu comme sacralisation ethnocentrique (supériorité culturelle), l’idolâtrie du marché (récompenser la méritocratie individuelle et écarter ceux qui ne la méritent pas), l’évolutionnisme réincarnationniste (je me débarrasse du karma jusqu’à atteindre la caste supérieure), l’évolutionnisme biologiste (je suis une entité biologiquement supérieure et je dois soumettre tous les inférieurs à la tutelle), et on pourrait continuer, car l’imagination idéologique aliénante est sans fin.

En synthèse, s’il s’agit de dominer l’autre, y compris de l’élimine, de l’annihiler ou l’exploiter, c’est à dire d’exercer un pouvoir qui peut atteindre et dépasser toutes limles ites de la cruauté , pour atteindre cet objectif , la gamme d’idéologies -qui impose de distinguer entre les amis et les ennemis en politique comme le postulait Carl Schmitt, le Kronjurist du Troisième Reich, est très vaste.

Si la politique - comme le soutenait Schmitt - était l’art d’identifier un ennemi à anéantir, il existerait de nombreux véhicules idéologiques qui offrent des billets pour atteindre cet objectif, mais il n’est pas possible de sauter sur l’un d’entre eux, parce que la préférence dans chaque moment historique et dans chaque lieu dépend du contexte culturel, des possibilités d’inventer des réalités crédibles par la communication, du degré de simplicité de l’approche, des croyances religieuses, du niveau moyen d’éducation de la population, de la prédisposition des classes dirigeantes, etc.

Comme il ne pouvait en être autrement, la préférence idéologique dans notre région a également été conditionnée par notre histoire. L’indépendance de nos pays n’a pas modifié les structures de nos sociétés coloniales en ce sens que les indigènes, les afro-américains, les métis et les mulâtres ont continué à être les classes subordonnées des nouvelles républiques indépendantes, dont les organisateurs se sont affranchis des Ibériques pour devenir les élites créoles pauvres en mélanine qui ont validée les constitutions républicaines et démocratiques de papier.

Face à l’effondrement de l’empire ibérique, qui n’a pas su s’adapter à la révolution industrielle et a provoqué une série de guerres d’indépendance, la Grande-Bretagne s’est imposée comme la nouvelle puissance hégémonique qui, dans notre Amérique, n’a pas eu à nommer de vice-rois, puisque la fonction proconsulaire a été assumée par nos élites, qui ont mis en place des républiques oligarchiques, du porfiriato mexicain à l’oligarchie bovine argentine.

L’idéologie qui justifie cette hégémonie est également importée de Londres : c’est le scientisme évolutionniste dans la version vulgaire d’Herbert Spencer. Selon ce charlatan, les races humaines évoluent par la lutte concurrentielle, dans laquelle les plus faibles succombent et les plus forts survivent et continuent à se reproduire. Pour cette raison, les pauvres ne devraient pas être aidés, car ils sont privés du droit à la compétition et à l’évolution, c’est-à-dire qu’ils devraient être autorisés à perdre et à succomber.

Puisqu’ils prétendent que nos peuples n’ont pas évolué, il faut les protéger jusqu’à ce qu’ils atteignent le même niveau d’évolution biologique que la bourgeoisie anglaise et nos oligarchies. Ces dernières rempliraient la fonction de tutelle, d’avant-poste de la civilisation, les préservant de la barbarie. En résumé : les Anglais les plus pauvres (sans parler des Irlandais !) seraient laissés mourant de faim et nos indigènes et métis seraient soumis ou éliminés, selon les cas, pour faciliter l’avancée supposée de la civilisation coloniale.

Il est plus qu’évident qu’il s’agit d’une idéologie extrêmement cruelle, qui a cherché à justifier sa létalité de masse en affirmant que l’humanité avance propulsée par des catastrophes (catastrophisme). Conformément à cette affirmation, ce racisme spencérien simpliste, avec son réductionnisme biologique pseudo-scientifique, a légitimé l’extermination continue des peuples indigènes et l’anéantissement de toute résistance populaire face au pouvoir oligarchique.

Malgré son irrationalité manifeste et la cruauté qui en découle, nos académies et nos universités ont été colonisées par cette idéologie au point qu’elle est devenue un paradigme, c’est-à-dire que seuls les très rares intellectuels qui osaient assumer la position d’intellectuels marginaux s’en dissociaient. Comme on le sait, le déclin de cette grossièreté idéologique dans les milieux universitaires s’est produit dans le sillage des atrocités de la Seconde Guerre mondiale, donnant l’impression qu’elle a été rangée en urgence dans la période de l’après-guerre.

Mais les idéologies ont la capacité de se mimétise ou, comme certaines bactéries, de se modifier et de devenir résistantes à la rationalité qui impose le respect de l’autre, selon deux destinataires différents de la colonialité psychologique : lorsque le racisme veut survivre dans des secteurs sociaux plus larges, il se dégrade dans son élaboration, tandis qu’il se mimétise dans les milieux universitaires.

La « dégradation » du racisme est pathétique, parce qu’il s’agit d’une idéologie qui, dans sa version académique d’origine, est déjà assez grossière. En lisant attentivement Jauretche, sa médiocrité n’était rien d’autre qu’une représentation fidèle de la dégradation tragicomique de son époque. Aujourd’hui, elle prend d’autres nuances, puisqu’elle se manifeste par la cruauté envers les « citoyens jetables » - comme l’a noté le pape François - dans un modèle d’État de non-droit, qui rackettise ses fonctions sociales et, par conséquent, hypertrophie les fonctions répressives.

Dans cette version dégradée , le racisme classe les habitants en « honnêtes gens », catégorie à laquelle tous ceux qui méprisent la politique comme étant corrompue et qui croient que le succès ne peut être atteint que par le mérite individuel, doivent se sentir intégrés et supérieurs, et les « jetables » », ceux qui méritent de succomber sans remède à la crise de la prévention sociale, à l’abrogation de la législation du travail, au manque de nourriture, de médicaments, de soins de santé, de logements, etc. Cette dégradation idéologique est une nouvelle version pathétique du médiopélisme [2], qui incite à la haine des êtres inférieurs « jetables » et encourage la peur d’être inclus parmi eux, dans le but évident que les victimes elles-mêmes s’identifient aux auteurs.

En termes de mimétisme académique, le racisme d’aujourd’hui est souvent déguisé en hiérarchisation culturelle mais, dans notre pays, ses partisans préfèrent tenir le discours de l’anarchisme économiste des pamphlétaires Friedrich von Hayek et Ludwig von Mises, idolâtres du marché et résolument anti-démocratiques (une dictature libérale est préférable à une démocratie interventionniste, selon le premier) et niant les droits de l’homme (il est faux de croire que quelqu’un a des droits simplement parce qu’il est né, selon le second).

En réalité, ces pamphlétaires politiques n’ont fait que ressusciter la jurisprudence de la Cour suprême des États-Unis des dernières décennies du 19e siècle, selon laquelle il ne faut rien prendre aux riches pour le donner aux pauvres, car cela décourage l’esprit d’entreprise qui mène au progrès et encourage la démagogie. Cette jurisprudence - évidemment renversée par la suite - a empêché les États-Unis d’instaurer un impôt progressif sur le revenu et a entravé le New Deal de Roosevelt jusqu’à une bonne partie du XXe siècle. Bien sûr, cela n’est même pas mentionné dans notre langue vernaculaire mimétique.

Mais dans toutes les versions actuelles du racisme, qu’il soit « dégradé » ou « mimétique », le manque de créativité idéologique est très marqué, comme le veut l’extrême irrationalité de la réalité qu’il cherche à légitimer et, par conséquent, ne suffit pas à cacher le fait qu’il s’agit d’une exhumation du vieux racisme biologique spencérien avec un maquillage superficiel de son cadavre en décomposition, qui consiste uniquement dans le fait qu’en public (pas en privé), toute référence expresse à la mélanine est omise. Quant au degré de cruauté, il conserve intact celui du racisme originel.

Cette survivance d’un racisme maquillé ne devrait pas être surprenante, étant donné que notre Amérique a traversé des moments successifs de colonialisme et de racisme conséquent : dans la version originale, se déguisé en supériorité culturelle, dans celle du néocolonialisme en science biologique et maintenant, dans l’étape actuelle du colonialisme financier, en science économique, mais aucun de ces déguisements ne suffit à cacher son impudence sale et répugnante.

Eugenio Raúl Zaffaroni* pour La Tecl@ Eñe

La Tecl@ Eñe. Buenos Aires, le 10 juin 2025.

*Eugenio Raúl Zaffaroni il est avocat et notaire argentin gradué dans la faculté de Droit et de Sciences Sociales de l’Université du Buenos Aires en 1962, docteur des Sciences Juridiques et Sociales par l’Université Nationale du Littoral (1964), et juge de la Cour Suprême de Justice argentine dès 2003, jusqu’à 2014 quand il a présenté sa démission pour être arrivé à la limite d’âge qui fixe la Constitution. Actuellement Juge à la Court Interamericaine de Droits de l’Homme.

Traduit de l’espagnol depuis El Correo de la Diáspora par : Estelle et Carlos Debiasi.

El Correo de la Diáspora. Paris, le 14 juillet 2025.

Les liens sont de El Correo

Notes

[1« Geist » est un terme allemand qui peut être traduit, selon le contexte, par esprit, âme ou fantôme.

[2«  Medio pelo  » est un terme péjoratif qui désigne les personnes appartenant à la classe moyenne inférieure ou émergente.

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