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23 octobre 2025

CET AMOUR PLEIN DE HAINE

par Jorge Majfud *

 

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La première chose qu’Hitler fit pour séduire les hordes de la superpuissance agenouillée fut de promettre de rendre à l’Allemagne sa force, « l’Allemagne avant tout ». Pour y parvenir, il persécuta et diabolisa intellectuels et journalistes, allant jusqu’à fermer des écoles comme le célèbre Bauhaus , qu’il décrivit comme un vivier de dégénérés antipatriotiques et de communistes antiallemands.

En 2020, Donald Trump avait déjà appelé à imposer d’une « éducation patriotique », ce à quoi nous avons répondu : « ¿Es la verdad antipatriota ? » [La vérité est-elle antipatriotique]. Sous sa seconde présidence, tout ce qu’il avait préparé lors de la première est en train d’être mis en œuvre : un Reich étasunien, sans fard, où la liberté d’expression et la liberté académique sont des ornements légaux ; où la censure et l’autocensure des enseignants et des journalistes ont atteint des niveaux qui ne sont censés être réservés qu’aux pays que le discours populaire identifie à des dictatures, afin de les envahir ou de les bloquer ; où non seulement les cours sont annulés, les humoristes et les enseignants expulsés, mais où quelqu’un est aussi enlevé dans la rue pour avoir écrit un article critique et emprisonné dans une prison militaire. Comme dans l’Inquisition, de temps à autre, quelqu’un est brûlé (pour n’avoir pas aimé Dieu et l’Église) afin que les autres se taisent et se mettent à prier.

En mai 2025, Stephen Miller, conseiller principal du gouvernement américain, a présenté depuis la Maison Blanche la nouvelle doctrine du pays : « On apprendra aux jeunes à aimer leur pays » (en anglais, « children/kids » signifie « moins de 18 ans » et souvent « fils », même s’ils ont 25 ans). Comment ? En leur enseignant l’histoire patriotique. Le vice-président J.D. Vance a déclaré : « Les enseignants sont l’ennemi » lors d’un événement patriotique intitulé « Les universités sont l’ennemi ».

Cette haine radicale, déguisée en amour, fut avouée dans le discours de Miller lui-même, lorsqu’il annonça la persécution de tous ceux qui « promeuvent les idéologies communistes ». L’accent germanique manquait. Puisque nul ne peut séduire les masses en prétendant qu’il encouragera la haine contre ceux qui pensent différemment et osent faire leurs études, et puisque le fascisme est toujours perdant dans les universités du monde et dans la culture non commerciale, nous devons « lutter pour la liberté » en imposant par la force ce qui ne peut être obtenu par la libre concurrence universitaire.

Pourquoi la quête de la vérité est-elle antipatriotique et une atteinte à la liberté ? Quand on aime quelqu’un, le félicite-t-on chaque fois qu’il est sur le point de s’empoisonner ou de commettre un crime ? Mentir est-il un devoir d’amour ? Si la quête de la vérité et de la justice était antipatriotique, de quel côté seriez-vous ? Ou sommes-nous confrontés à « El falso dilema del patriotismo » [Au faux dilemme du patriotisme] ?

Comme le disait le « Chant d’une mère patriote à son fils » (1849), exhortant des milliers de personnes à aller mourir dans la guerre de pillage contre le Mexique : « Va à la guerre, mon fils, car notre patrie a toujours raison ». Cette doctrine du fascisme parasite progressivement ses changements de contrôle total des corps et des esprits, jusqu’à ce que les esclaves finissent par devenir les défenseurs les plus fanatiques de leur propre esclavage.

Il est possible d’analyser l’histoire sous de multiples angles, mais, dans tous les cas, si elle est pratiquée de manière critique et honnête, elle doit toujours viser la vérité des faits oubliés. Dans mon révisionnisme historique récurrent, je ne prétends jamais que mon interprétation des faits soit la seule possible, et encore moins la vérité révélée. La vérité est trop vaste pour avoir des maîtres humains. L’objectif de l’histoire révisionniste (existe-t-il une recherche historique qui ne soit pas révisionniste ?) est de révéler des faits, des idées et des crimes passés sous silence par l’histoire officielle. L’histoire officielle est un exercice de narcissisme collectif qui se fossilise au fil des générations jusqu’à ce que le fossile ne porte plus de la réalité fossilisée qu’une vague ombre. Toute histoire patriotique est une propagande grossière.

D’ailleurs, peut-on aimer un pays ? Je répondrai d’une manière qui ne plaira ni à mes amis ni à mes adversaires : non, ce n’est pas possible !il s’agit d’ un beau substitut à l’amour, une réflexion fétichiste de l’amour-propre.

Personne ne peut imposer l’amour à quelqu’un, et encore moins l’amour d’une chose, d’une montagne, d’une idée abstraite, d’une fiction, aussi puissante soit-elle – car un tel amour n’existe pas. Personne n’aime une voiture, les Appalaches, l’Arkansas, les Andes ou l’Antarctique. Il n’existe pas non plus de pays aujourd’hui qui soit le même qu’il y a deux cents ans. Le passé est un pays étranger. Les Américains devraient-ils aimer les États-Unis esclavagistes ? Les Belges devraient-ils aimer la Belgique de Léopold II, et les Français la France génocidaire d’Algérie ?

Les maîtres disaient aussi aimer leurs esclaves, tout comme un dirigeant fasciste dirait aimer son peuple. Le maître d’esclaves n’aime même pas ceux qui le flattent. Il les hait, car il hait ses esclaves pour ce qu’ils sont, tout comme les esclaves rebelles haïssent leurs maîtres pour leurs actes. Deux formes de haine radicalement différentes, même si aucune ne saurait remplacer l’amour.

Bien sûr, cet amour pour une fiction présente des différences sémantiques, politiques et même morales. L’amour patriotique a des projections différentes et contradictoires, comme le désir suprémaciste d’asservir le colonisé et le désir de ce dernier de se libérer de cet empire, par tous les moyens nécessaires. Encore une fois : un même idéo-lexique, deux réalités opposées.

Certes, personne ne peut nous dire ce que nous pensons ressentir, mais cela ne signifie pas que nous le sachions toujours. Les psychopathes prétendent souvent aimer et éprouver de la compassion. Certains apprennent à pleurer et se persuadent même que ce sont de véritables pleurs. C’est comme dire qu’une patte de lapin porte bonheur et protège donc celui qui la porte. C’est une projection fétichiste du sentiment d’(in)sécurité sur quelque chose auquel on attribue des pouvoirs spéciaux. Nous sommes en droit de nier totalement ces pouvoirs et, par conséquent, de croire que le sentiment de sécurité vient du pied et non de l’individu qui reflète ses propres besoins et fantasmes dans ce fétichisme.

Le patriotisme est l’un des fétiches les plus faciles à manipuler. C’est un sentiment ou une idée tribale, créée et promue par diverses institutions – de l’État à l’éducation, en passant par les médias et la culture – généralement bien plus forte que les principes de Vérité, de Justice et de Liberté. Mais dire qu’on aime un pays parce qu’on s’y identifie, c’est dire qu’on aime aussi ses assassins, son KKK, ses Hitler, ses Pinochet, ses Epstein… Eux aussi étaient des patriotes – à leur manière, comme tout le monde.

L’obligation, l’imposition par un groupe, par un État, à ce que ses citoyens aiment un pays, n’est pas seulement l’imposition d’un fétichisme de masse, mais le principal instrument du fascisme. Cet amour forcé, violent et fictif est en réalité une haine envers un autre groupe de citoyens qui ne partagent pas leurs fétiches, ou qui ont des intérêts différents ou une autre conception du pays.

Cet amour est une haine envers ceux qui croient à l’égalité des droits à la vie de chaque individu, simplement par le fait d’être né.

Jorge Majfud* pour Página 12

Página 12. Buenos Aires, le 16 octobre 2025

* Jorge Majfud est Uruguayen, écrivain, architecte, docteur en philosophie pour l’Université de Géorgie et professeur de Littérature latinoaméricaine et de Pensée Hispanique dans la Jacksonville University, aux États-Unis d’Amérique. College of Arts and Sciences, Division of Humanities. Il est auteur des romans « La reina de América » (2001), « La ciudad de la Luna » (2009) et « Crise » (2012) ; LA FRONTERA SALVAJE :
200 años de fanatismo anglosajón en América Latina », entre d’autres livres de fiction et d’essai. Blog : Estudios Críticos

Traduit de l’espagnol depuis El Correo de la Diáspora par : Estelle et Carlos Debiasi

El Correo de la Diaspora. Paris, le 23 octobre 2025.

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