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18 août 2025

Álvaro García Linera
Pourquoi le progressisme et la gauche perdent-ils les élections ?

par Alvaro García Linera*

 

Toutes les versions de cet article : [Español] [français]

Les partis de gauche et progressistes au pouvoir ne perdent pas les élections à cause des trolls des réseaux sociaux. Ils ne perdent pas non plus parce que la droite est plus violente, ni parce que les bénéficiaires des politiques sociales sont ingrats.

Les batailles politiques sur les réseaux sociaux ne créent pas spontanément des environnements politiques et culturels élargis parmi la majorité des classes populaires. Elles les radicalisent et les entraînent dans des voies hystériques. Mais leur influence requiert d’abord un malaise social généralisé, une volonté collective de se désengager et de rejeter les positions progressistes.

De même, l’extrême droite, autoritaire, fasciste et raciste, a toujours existé. Elle prospère dans les espaces marginaux d’un militantisme furieux et cloîtré. Mais son discours s’étend, alimenté par la dégradation des conditions de vie des travailleurs, la frustration collective engendrée par un progressisme timide ou la perte de statut des classes moyennes. Quant à ceux qui affirment que la défaite est due à l’ingratitude des secteurs qui en bénéficiaient auparavant, ils oublient que les droits sociaux n’ont jamais été une charité gouvernementale. Ils ont été des conquêtes sociales gagnées dans la rue et par le vote.

Pour toutes ces raisons, sans aucune excuse, un gouvernement progressiste ou de gauche perd les élections à cause de ses erreurs politiques.

Et ces erreurs peuvent être nombreuses.

Mais un défaut les unit : l’erreur dans la gestion économique a prendre des décisions qui touchent les poches sur la grande majorité de ses partisans.

  • Au Brésil, le coup d’État parlementaire de 2016 contre Dilma Rousseff, mené par les factions les plus antidémocratiques de l’échiquier politique brésilien, s’est construit sur le malaise économique qui durait depuis plusieurs années et qui, lors de l’ajustement budgétaire de 2015, a aggravé la contraction des revenus populaires.
  • En Argentine, le péronisme a perdu les élections de 2023 en raison de la hausse de l’inflation sous le gouvernement d’Alberto Fernández. Si l’inflation est une constante de l’économie argentine depuis des décennies, il existe une limite historique qui, une fois franchie, conduit à une liquéfaction des loyautés politiques populaires, les incitant à s’accrocher à toute proposition, aussi terrifiante soit-elle, visant à résoudre cette volatilité monétaire étouffante. L’anomalie politique Milei est une manière perverse de canaliser la frustration vers la haine et la punition.
  • En Bolivie, l’instrument politique des syndicats paysans et des organisations communales (MAS) est voué à la défaite électorale en raison de la gestion économique désastreuse de Luis Arce. Avec une inflation des denrées alimentaires de base approchant les 100 %, une pénurie de carburant obligeant les gens à faire la queue pendant des jours, et un dollar réel qui a doublé sa valeur face à la monnaie bolivienne, il n’est pas surprenant que le processus de transformation démocratique le plus profond du continent perde les deux tiers de son suffrage populaire au profit de traîtres archaïques qui proposent d’évincer les autochtones du pouvoir, de céder les entreprises publiques à des étrangers et, Bible en main, de consolider les oligarchies mercenaires de la terre à la tête de l’État. Si l’on ajoute à tout cela le ressentiment des classes moyennes traditionnelles, dépossédées de leurs privilèges par l’ascension sociale et l’autonomisation politique des majorités autochtones, la rhétorique ouvertement vindicative et racialisée qui entoure le discours de la droite bolivienne est évidente.

Dans tous les cas, d’autres composantes politiques sous-tendent ces erreurs fondamentales qui conduisent à la défaite :

  • Au Brésil, les allégations de corruption, ensuite instrumentalisées politiquement.
  • En Argentine, la lassitude suscitée par le confinement prolongé dû au coronavirus, qui a détruit une partie du tissu économique populaire, etc.
  • En Bolivie, une guerre politique interne fait rage. D’un côté, un économiste médiocre, président par hasard, a cru pouvoir évincer le charismatique leader indigène (Evo) en l’interdisant de diriger le pays. De l’autre, le leader qui, en fin de parcours ne peut plus remporter les :élections, mais sans le soutien duquel personne ne peut gagner, se venge en contribuant à la destruction de l’économie, sans comprendre que dans cette hécatombe, son propre travail est également détruit. Le résultat final de ce misérable fratricide est la défaite temporaire d’un projet historique et, comme toujours, la souffrance des humbles, jamais pris en compte par les deux frères, ivres de stratégies personnelles.

En bref, les défaites politiques conduisent à des défaites électorales.

La question qui se pose est de savoir comment des gouvernements progressistes et de gauche ont pu échouer économiquement alors que, à leurs débuts, ce fut la force de légitimité qui leur a permis de remporter les élections à maintes reprises. Dans le cas de la Bolivie, avec 55 %, 64 %, 61 % et 47 % des voix au premier tour. Le progressisme latinoaméricain du XXIe siècle est certainement né de l’échec des administrations néolibérales qui avaient prévalu depuis les années 1980. La majorité a mis en œuvre des politiques de redistribution des richesses et étendu les droits. Les résultats ont été immédiats. Plus de 70 millions de Latinoaméricains sont sortis de la pauvreté en une décennie, les institutions réservées aux aristocraties obsolètes ont été démocratisées et, dans le cas de la Bolivie, une recomposition des classes sociales au sein de l’État a eu lieu, transformant les paysans autochtones en classes disposant directement du pouvoir d’État.

C’est là que résidaient la grande force et la légitimité historique du progressisme. Mais ce fut aussi le début de ses limites ; une fois ce travail initial de redistribution achevé, il commença à se révéler insuffisant pour garantir le maintien des droits acquis à long terme. Cette limitation, due à la réalisation d’objectifs, exigeait de comprendre que les pays avaient changé précisément grâce au progressisme et qu’il était donc nécessaire de proposer à cette nouvelle société des réformes économiques de deuxième génération, capables de consolider les acquis et de réaliser de nouveaux progrès en matière d’égalité.

Le progressisme et la gauche sont condamnés à progresser s’ils veulent survivre. L’immobilisme est synonyme d’échec. La nouvelle génération de réformes requiert nécessairement la construction d’une base productive étendue, à petite, moyenne et grande échelle, dans l’industrie, l’agriculture et les services ; dans les secteurs privé, paysan, populaire et public ; pour le marché intérieur et pour les exportations, garantissant un soutien large, industrieux et durable à la redistribution des richesses.

Mais, à ce jour, les progressistes au gouvernement, surtout ceux qui en sont déjà à leur deuxième ou troisième mandat, ou ceux qui cherchent à gouverner à nouveau, sont ancrés dans leurs acquis passés, dans leur défense mélancolique et, contrairement à leur premier mandat, manquent pour l’instant d’une nouvelle proposition de transformation capable de raviver l’espoir collectif d’un monde à conquérir.

Que la droite se soit approprié le paradigme de la volonté de changement n’est pas une coïncidence. C’est le résultat du conservatisme du progressisme actuel. Et aussi de ses défaites électorales.

Cependant, l’esprit des temps historiques ne s’est pas encore installé. Ni le continent ni le monde, qui oscille d’un obstacle à l’autre entre néolibéraux revigorés, protectionnismes souverainistes ou capitalismes d’État productivistes, n’ont encore défini la nouvelle longue phase d’accumulation économique et de légitimation politique. Nous restons encore un moment au seuil où défaites et victoires sont éphémères. Mais cela ne durera pas éternellement.

Si le progressisme veut rester protagoniste de cette querelle de destin, il doit se lancer dans un avenir audacieusement réinventé, avec plus d’égalité et de démocratie économique.

Álvaro García Linera* pour Página 12

Página 12. Buenos Aires, le 17 août 2025.

*Álvaro García Linera, né le 19 octobre 1962 à Cochabamba, est un mathématicien et sociologue bolivien. Élu vice-président de la République lors de l’élection présidentielle de 2005 en tant que colistier d’Evo Morales pour le parti Movimiento al Socialismo (Mouvement vers le socialisme), il est réélu en 2009 comme vice-président de l’État plurinational de Bolivie.

Traduit de l’espagnol depuis El Correo de la Diáspora par : Estelle et Carlos Debiasi.

El Correo de la Diaspora. Paris, le 18 août 2025

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