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27 août 2025

LA REFORME UNIVERSITAIRE EXPORTEE PAR LES ETATS-UNIS D’AMERIQUE

par Bruna Frascolla*

 

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Le nivellement par les bas des universités dans tout l’Occident découle probablement d’un modèle de gestion étasunien de 2002, qui dévalue à la fois le professeur et la production de connaissances.

Il est indéniable que, partout en Occident, on assiste à un nivellement des institutions qui devraient valoriser la préservation et le progrès du savoir : les universités. À droite en général, comme dans certains secteurs de l’ancienne gauche, ce nivellement par le bas s’explique souvent par l’adhésion des institutions au wokeismo, qui remplace la production de savoir par un activisme des plus futiles et efficients. De plus, le savoir importe moins que les attributs identitaires de ceux qui pourraient le produire. On n’attend plus des universités qu’elles produisent un remède contre le cancer ; on leur demande plutôt d’employer des femmes trans lesbiennes et des Noirs non binaires handicapés.

Les critiques feraient bien de souligner que le wokisme est une idéologie promue par les marchés financiers, qui créent des paramètres et des grilles ESG pour évaluer les entreprises en fonction de leur adhésion au wokisme et à leur programme écologique. L’absence de femme PDG ou le refus d’acheter les voitures électriques d’Elon Musk peuvent servir de prétexte pour dévaluer le cour de l’action d’une entreprise ou lui refuser un crédit bon marché.

Ainsi, l’article « Comment les indicateurs commerciaux ont brisé l’Université », du professeur étasunien Hollis Robbins, est très opportun car il montre l’empreinte de la logique du marché sur l’université woke.

Selon elle, « s’attaquer à l’hyperpolitisation du monde universitaire doit […] commencer par reconnaître que la planification centralisée, fondée sur des indicateurs, a nourri cette tendance. Si d’autres facteurs ont joué un rôle, l’université centralisée est devenue un incubateur d’extrémisme idéologique, principalement parce que sa structure transforme les étudiants en clients et incite les enseignants à rechercher la visibilité par la controverse plutôt que par la réussite académique traditionnelle ».

Ce n’était pas une tendance spontanée. Il y avait un plan et un mentor : « Le leader le plus visible du mouvement de centralisation était le président de l’Université d’État de l’Arizona, Michael M. Crow, qui a été le premier à formuler son modèle de « New American University » lorsqu’il a pris les rênes en 2002. Sa « réinvention » et sa « transformation » ont consisté à décloisonner les disciplines pour placer les étudiants avant les professeurs et l’« impact » avant tout le reste. […] Concrètement, cela s’est traduit par un affaiblissement de l’autonomie des départements, la dissolution de la gouvernance disciplinaire et l’octroi à l’administration centralisée du pouvoir de déterminer les recrutements, les priorités de recherche et les structures académiques.

Comme l’a expliqué Crow dans une rétrospective de ses réalisations à l’ASU : « Nous sommes passés d’une institution centrée sur les professeurs à une institution centrée sur les étudiants ; autrement dit, la vocation de l’institution est de servir les étudiants et d’améliorer les résultats au sein de la communauté, et non pas seulement de permettre aux professeurs de devenir d’excellents universitaires, scientifiques ou créateurs. » Sous la bannière de « l’accès pour tous » et de « l’impact sociétal », le pouvoir a été retiré aux départements universitaires, les disciplines ont été fondues au sein de larges écoles interdisciplinaires et les professeurs ont été mis sur la touche.

En tant que Brésilienne, la lecture de ces lignes m’a quelque peu choquée, car le processus de centralisation des universités brésiliennes, mis en œuvre sous le second mandat de Lula, avait été présenté par l’un de ses créateurs (le recteur Naomar de Almeida) sous le nom de Nouvelle Université en 2007. Ce processus serait le fruit à la fois des idées de l’éducateur brésilien Anísio Teixeira et du Processus de Bologne. Néanmoins, je reconnais le processus institutionnel décrit dans celui de l’Université fédérale de Bahia (mon alma mater) : les facultés et les départements ont été attaqués en tant que lieux de « spécialisation précoce », un problème à combattre par la création de nouveaux instituts interdisciplinaires, outre la possibilité pour les étudiants de choisir la discipline de leur choix. Ce qui a conduit les étudiants des nouveaux programmes de licence interdisciplinaire à envahir les cours de yoga au sein des cours d’éducation physique. En fin de compte, il s’agissait d’une copie d’un modèle inauguré en 2002 aux États-Unis.

De plus, la restructuration complète des universités fédérales promue par le ministre Haddad (sous le nom de Reuni) s’est accompagnée d’une expansion (nécessitant à la fois la création de nouvelles institutions et de nouveaux cours et le besoin de plus d’étudiants par professeur), du remplacement des examens d’entrée au niveau local par un test qui imite le SAT (remplaçant ainsi les connaissances mémorisées indispensables par quelque chose ressemblant à un test de QI), et de l’adoption improvisée de mesures d’action positive (le Brésil a fini par inventer des tribunaux raciaux pour déterminer qui est noir et éligible aux places).

Parallèlement, le nombre d’entreprises éducatives rentables, comme l’étasunienne Adtalem Global Education Inc. , s’est accru sur le marché brésilien. Le gouvernement les a financées de deux manières : soit par le biais du programme Prouni, qui payait les frais de scolarité des étudiants, soit par le biais du programme Fies, qui leur accordait des prêts spéciaux. Dans ces cas, ce n’est pas le wokisme qui a le plus contribué au nivellement par le bas de la société, mais l’inflation des diplômes et la baisse de la qualité de l’éducation. Parallèlement à cette expansion du secteur privé, des changements législatifs ont permis de remplacer les enseignants par des cours magistraux enregistrés.

Revenons aux États-Unis. Concernant l’idéologisation, le professeur Robbins l’explique par les exigences des étudiants, désormais perçus comme des clients à séduire par une marque. De plus, « les professeurs titulaires passent plus de temps à répondre aux exigences hiérarchiques et à adapter leurs pratiques aux nouvelles normes de programme et aux attentes en matière de prestation de cours. La planification centralisée encourage le recours à des enseignants sous contrat à court terme. La voie de la moindre résistance – et de la plus grande sécurité d’emploi – consiste à se ranger du côté des étudiants et à adhérer aux courants idéologiques ».

D’après la description ci-dessus, je reconnais mes professeurs se plaignant des rapports qu’ils devaient soumettre à Brasilia, notamment en master2, qui devait également compter un nombre important d’étudiants pour se justifier. Des étudiants étaient donc admis même s’ils ne cherchaient qu’à obtenir une bourse de recherche et à repousser l’inévitable chômage. Résultat : une horde de doctorants pour quelques postes, qui plus est généralement temporaires, comme aux États-Unis. Résultat : trop de doctorants et trop peu d’emplois. Par conséquent, les étudiants de master n’osaient rien dire en dehors de l’idéologie en vigueur, craignant de ne jamais réussir les examens du service public, qui offrent des emplois stables et sont administrés par des professeurs. Depuis les années 2010, le wokisme est devenu la norme dans les universités publiques. Le gouvernement fédéral a adopté cette mode et a donné du pouvoir à ses adeptes dans tout le Brésil. Dans les universités brésiliennes, le wokisme est donc davantage lié à la flagornerie des professeurs et des futurs professeurs qu’à la pression étudiante. Cela confirme l’explication du professeur Robbins, car les troubles éveillés aux États-Unis, où les enseignants ont moins de pouvoir, sont beaucoup plus graves qu’au Brésil (où rien de tel que l’ affaire Evergreen ne s’est jamais produit, et où la violence physique est rare).

Le professeur Robbins souligne également l’effet des indicateurs sur la qualité. Premièrement, la pression exercée pour obtenir la réussite des étudiants dans l’optique de coller à ces indicateurs– un fait bien connu au Brésil, tant dans le secteur public que privé. De plus, ces indicateurs « favorisent les cours de grande envergure ou en ligne pouvant accueillir des centaines d’étudiants simultanément. Chacun sait qu’un cours magistral de 300 personnes est plus « efficace » que vingt séminaires de 15 personnes, quelle que soit la qualité pédagogique. Dans les séminaires plus restreints, les positions extrêmes sont remises en question et discutées par les pairs et les professeurs. Les occasions de dialogue et d’échanges intellectuels sont rares, que ce soit en cours magistral ou en ligne. Un conférencier charismatique peut présenter des points de vue pointus à des centaines d’étudiants simultanément, sans possibilité de débat réel. Les indicateurs montreront un taux d’inscription élevé et une utilisation efficace des ressources ».

On retrouve ici les mêmes problèmes que les universités privées brésiliennes à l’époque de l’expansion, à l’exception du professeur charismatique en quête d’un statut de sommité– car au Brésil, les universités publiques restent les plus recherchées et il n’existe pas de classes de 300 étudiants. Cependant, le phénomène des professeurs charismatiques commence également à apparaître, avec des initiatives comme Faculdade Mar Atlântico , dirigée par un Instagrammeur d’extrême droite, et les programmes de troisième cycle proposés par ICL, une plateforme de marketing numérique de gauche. Le monde des coachs croise, en ligne, celui des diplômes universitaires. Voyons si cela perdure.

On peut conclure que le nivellement des universités occidentales découle probablement d’un modèle de management US de 2002, qui dévalorise à la fois le professeur et la production de connaissances au profit de critères commerciaux d’« efficacité » qui traitent l’étudiant comme un client. J’ai établi un parallèle avec le Brésil, et les lecteurs étrangers peuvent certainement comparer avec leur pays d’origine.

Bruna Frascolla* pour Strategic Culture

ORIGINAL en anglais : « The university reform exported by America »

Strategic Culture, le 20 juillet 2025.

*Bruna Frascolla est historienne de la philosophie, directrice de l’UFBA et enseignante.

Traduit de l’espagnol depuis El Correo de la Diàspora par : Estelle et Carlos Debiasi.

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