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4 novembre 2023

L’Argentine freine l’extrême droite (pour l’instant)

par Mariano Schuster, Pablo Stefanoni

 

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Le résultat du premier tour des élections montre un retour du péronisme et ouvre un nouveau scénario pour le second tour du 19 novembre, qui opposera le péroniste Sergio Massa au libertarien Javier Milei. Quelques-unes des raisons du retournement de l’électorat.

L’Argentine a appuyé sur le frein. Après une vague d’opposition qui, lors des primaires du 13 août dernier, a balayé le péronisme au pouvoir et placé le libertarien d’extrême droite Javier Milei aux portes de la Casa Rosada, l’électorat a semblé réagir à ce qui s’apparentait à un saut dans le vide. Entre le PASO - primaires ouvertes, simultanées et obligatoires - et les élections du 22 octobre, la possibilité d’une victoire du candidat libertarien a déclenché toutes les alarmes, et cette sensation a permis au péronisme de regagner du terrain et de concrétiser le miracle qu’il espérait sans grande conviction. A l’exception de Sergio Massa lui-même, un homme politique doté d’une exceptionnelle volonté de pouvoir.

Sergio Massa, de la coalition Unión por la Patria (UxP), a obtenu un score inattendu de 36,6% ; Javier Milei, de La Libertad Avanza (LLA), a stagné à 30% ; et Patricia Bullrich, de l’alliance de centre-droit Juntos por el Cambio (JxC), s’est effondrée à 23,8%.

Le fait que Massa, ministre des finances de l’actuel gouvernement péroniste, qui connaît une inflation de plus de 120 % par an et une flambée du dollar, ait obtenu ce résultat peut sembler étrange. Mais le candidat a profité de sa position pour prendre une série de mesures - appelées de manière désobligeantes par certains médias « plan platita » [plan petit sous]- qui comprenaient l’élimination de l’impôt sur les salaires et divers palliatifs à la crise sociale que traverse le pays. De plus, dans une campagne caractérisée par les invectives nauséabondes de Milei et une Patricia Bullrich qui, après les primaires, n’a pas su trouver d’axe, Massa est apparu comme « l’adulte dans la pièce ». Alors que Milei tentait de faire atterrir, de manière chaotique, son utopie « anarcho-capitaliste » dans un projet gouvernemental, le soutien à Massa a fini par être une sorte de vote défensif d’une partie de la société. Milei s’est empêtré même dans sa proposition la plus concrète - la dollarisation - et s’est allié aux pires de la « caste » qu’il prétendait combattre, comme le syndicalisme philo mafieux du leader gastronomique Luis Barrionuevo.

Massa s’est montré comme présidentiable et a fait appel à son pragmatisme proverbial : il a réussi à contenir le vote de gauche, dont une partie s’était portée lors des primaires sur le leader social Juan Grabois, et à maintenir son alliance avec Cristina Fernández de Kirchner, mais il est aussi devenu l’instrument pour stopper Milei, surtout face au danger que ce dernier gagne au premier tour. Même les électeurs traditionnels de gauche trotskistes ont décidé ‘de se boucher le nez’ et de voter pour le ministre de l’économie.

Ministre et candidat, Massa a fait preuve d’astuce politique pour se présenter comme celui qui a « saisi la patate chaude quand personne ne voulait le faire » et comme celui qui, malgré tout, a « freiné l’explosion ». Dans le même ordre d’idées, il a réussi à établir, au moins dans son discours, que les différents maux qui touchent l’économie argentine actuelle proviennent des règles imposées par le Fonds monétaire international (FMI), en raison de l’endettement du gouvernement de Mauricio Macri, et des tentatives de déstabilisation de l’opposition de droite. En même temps, il a réussi à se détacher du kirchnérisme, en montrant qu’il ne sera pas, en tant que président, ce qu’il était en tant que ministre dans un gouvernement péroniste chaotique en raison des luttes entre le président Alberto Fernández et la vice-présidente Fernández de Kirchner. En outre, Massa a établi une alliance solide avec le Gouverneur de la Province de Buenos Aires, Axel Kicillof, qui a été réélu dans un territoire péroniste clé.

Massa a entrepris une campagne dans laquelle il s’est positionné comme le seul homme politique capable d’administrer l’État argentin. L’actuel Ministre de l’économie a endossé le costume qui lui convient le mieux : celui d’un homme de la classe politique capable d’évoluer de manière pragmatique dans différentes sphères, y compris l’establishment, et de proposer un dialogue dans différentes directions. En fin de compte, comme le représentant de la « caste » politique tant décriée par Milei.

Lors des débats présidentiels, diffusés simultanément sur différentes chaînes de télévision, Massa a affronté ses rivaux avec un discours qui soulignait la nécessité d’avancer dans une nouvelle étape politique, sans détruire les acquis des 40 ans de démocratie qui seront célébrés en décembre prochain. Face aux positions plus idéologisées du kirchnerisme, qui ont été et continuent d’être une « confrontation avec la droite » et une confrontation permanente avec le « fascisme », M. Massa a utilisé un discours qui, selon ses propres termes, était basé sur l’évitement de la « colère et de la haine ». Face à Milei et Bullrich, il a fait des propositions concrètes dans différents domaines et a précisé que sa politique serait, dans différents domaines, « ciblée ». Face à la droite de Milei et Bullrich, il a tenté d’apparaître comme une sorte d’extrême centre et a appelé à un « gouvernement d’unité nationale » avec « tout le monde », y compris le centre-droit et les libertariensndlt. En même temps, sa campagne s’appuie sur la puissance territoriale du péronisme qui, après avoir été surpris par Milei dans le PASO, active tous les leviers de son pouvoir local. Il ne faut pas oublier que, pour les primaires, le péronisme a soutenu Milei de diverses manières afin d’affaiblir la coalition JxC, qu’il considérait comme plus difficile à battre au second tour. En fin de compte, cette stratégie pourrait fonctionner.

Alors que l’opposition de Milei et Bullrich projetait une vision fortement décadente du pays, Massa a axé sa campagne sur un message positif et sur l’idée que « nous ne sommes pas un pays de merde ». Pour décrédibiliser Milei, il a affirmé que la proposition phare du candidat libertaire (la dollarisation) n’avait été appliquée que dans trois pays : le Zimbabwe, le Salvador et l’Équateur - ce dernier étant aujourd’hui plongé dans une crise profonde. Et pour contrer les attaques très dures de Bullrich, qui l’accusait d’avoir « doublé le taux d’inflation », le candidat péroniste a affirmé que la proposition de division de la monnaie de la candidate de centre-droit semblait avoir été « copiée du Venezuela et de Cuba », deux pays que la droite, logiquement, associe traditionnellement le kirchnerisme.

Un autre aspect clé de la campagne de Massa a été la manière dont il s’est présenté à la société. Le péronisme, même progressiste, a présenté Massa comme un « homme normal » par opposition à la « folie » de Milei. Cette idée de « normalité » était associée à la défense de l’État contre « l’anarcho-capitalisme » de la loi de la jungle de Milei. Massa, malgré son propre rôle de ministre et contre toute attente, réussit à rendre convaincant son discours de « prévisibilité ».

Après sa victoire aux primaires, Milei n’a pas su profiter de l’élan pour générer une vague irrésistible. Les libertariens eux-mêmes pensaient être proches d’une victoire au premier tour (avec 40% et dix points d’écart sur le second). Mais, peu à peu, son profil extravagant fait des ravages. Ses phrases célèbres, telles que « Entre la mafia et l’Etat, je préfère la mafia. La mafia a des codes, la mafia respecte, la mafia ne ment pas, la mafia est compétitive » ; ses prises de position contre l’enseignement public, tout comme son idée qu’il devrait y avoir un marché des organes humains ou sa position en faveur du libre port d’armes, commençaient à percer son armure. Il en a été de même pour sa négation du terrorisme d’État pendant la dictature, à l’encontre du consensus démocratique en vigueur dans le pays.

Cependant, Milei n’a pas seulement été affecté par ses propres déclarations - dont beaucoup ont été faites avant la campagne électorale - mais aussi par celles d’autres membres de son cercle proche. Par exemple, la candidate au Congrès Lilia Lemoine a déclaré que son premier projet serait une loi permettant aux hommes de renoncer à la paternité, puisque les femmes, avec l’approbation de l’avortement en Argentine en 2020, ont le « privilège de [pouvoir] tuer leurs enfants » et de renoncer à être mères. L’un des conseillers de Milei, Alberto Benegas Lynch, a proposé de suspendre les relations diplomatiques avec le Vatican tant que François restera Pape.

Il y a quelques années, Milei lui-même considérait le pape comme « le représentant du Malin sur Terre ». « Il faudrait dire à l’imbécile de Rome que l’envie, qui est la base de la justice sociale, est un péché capital », a-t-il déclaré haut et fort lors d’une émission de télévision. Et d’ajouter : « Les États sont une invention du Malin ». Bien que ces déclarations aient été faites en 2020, elles sont devenues virales après la victoire du libertarien au PASO. La réponse ne s’est pas fait attendre et est venue de l’Église catholique elle-même, lorsqu’un groupe de « curas villeros » [1] a organisé une grande messe d’expiation. La grande question est de savoir quelle serait dans un gouvernement Milei la relation avec le pape argentin, qui ne s’est jamais rendu dans son pays depuis sa nomination en 2013 et qui a déclaré vouloir le faire en 2024. Ce qui est clair, c’est l’opinion du pape qui, quelques jours seulement avant l’élection présidentielle argentine, a déclaré sans mentionner le destinataire : « J’ai très peur des joueurs de flûte de Hamelin... le Messie est le seul qui nous a tous sauvés. Les autres sont tous des clowns du messianisme ». Massa a annoncé, dans son discours post-électoral, qu’il solliciterait la visite du Pape François l’année prochaine. Peut-être qu’aujourd’hui, Milei se demande, à l’instar de Staline, combien de divisions a le Pape ?

L’idée que Milei se faisait de l’État comme du mal absolu a parfois pris un caractère sombre, comme lorsqu’il a déclaré à la télévision, alors qu’il était déjà député : « L’État est un pédophile dans un jardin d’enfants ».

De ce fait, sa stabilité psychologique a été une variable de cette élection. L’élite économique elle-même se méfie de lui - en partie parce qu’en cas de victoire, il sera minoritaire au Congrès et n’a pas d’équipe gouvernementale sérieuse - et le magazine libéral The Economist l’a considéré comme un danger pour la démocratie argentine.

Dans ce contexte, le soutien de Jair Bolsonaro ne lui a certainement pas apporté la respectabilité. Le candidat libertarien n’a pas ménagé ses efforts lors de cette élection. Non seulement il a critiqué la caste, mais il s’est aussi attaqué aux grands médias et a considéré que plusieurs de leurs journalistes étaient « soudoyés ». En outre, il a critiqué sans pitié Bullrich, la candidate soutenue par une grande partie de l’establishment et dont il avait lui-même fait l’éloge peu de temps auparavant. Il l’a qualifiée « d’assassin montonera  » en raison de son militantisme dans le péronisme révolutionnaire des années 1970.Négationniste du changement climatique, admirateur de Donald Trump et du parti espagnol d’ultra [droite] Vox, et avec une tronçonneuse comme symbole de campagne, Milei a incarné ce que l’Etasunien Jeffrey Tucker appelle le « libertarianisme brutaliste », avec un projet et une mise en scène qui ont séduit de nombreux électeurs (ses 30% étaient inimaginables il y a quelques mois) mais qui ont aussi effrayé trop de gens, qui ont voté pour éviter sa victoire.

Malgré son recul aux élections présidentielles, JxC disposera d’un grand nombre de gouverneurs provinciaux. Mais beaucoup d’entre eux appartiennent à l’Unión Cívica Radical (UCR), une force politique historique qui fait partie de JxC mais dont les relations avec le parti de Mauricio Macri, la Propuesta Republicana (PRO), n’ont pas été exemptes de tensions. Avec la défaite électorale de Bullrich, la question de la continuité de cette coalition est ouverte. Milei a réussi à tirer son épingle du jeu - au moins dans cette compétition électorale - et certains membres de JxC pourraient prendre d’autres directions. Les leaders radicaux rejoindront-ils le « gouvernement d’unité nationale » proposé par le candidat péroniste ? Les inconnues se préciseront dans les prochains jours.

S’ouvre désormais un nouveau scenario : Massa va chercher à profiter du changement d’expectatives pour donner une impulsion décisive à sa campagne et devra attirer les voix du centre et du centre droit, et aussi celles du péroniste dissident Juan Schiaretti, qui a obtenu 7 %. Milei de son coté devra attirer les votes de Bullrich pour réussie selon ses paroles « la révolution libérale ». Apres les résultats, le libertarien a déplacé ses attaques vers le kichnerisme et tacitement appelé Bullrich et ses soutiens à une alliance, en essayant de suturer les blessures. Le scenario est ouvert, même si la balance a penché ce 22 octobre du coté de Massa.

Mariano Schuster* et Pablo Stefanoni* pour Nueva Sociedad

*Mariano Schuster, est journaliste, et l’éditeur du site internet Nueva Sociedad . Il a été Rédacteur en Chef des publications socialistes argentines La Vanguardia et Nueva Revista Socialista. Il a collaboré avec des médias comme Letras Libres et Le Monde Diplomatique… Il est co auteur avec Carlos Gabetta (comps.) : ¿Tiene porvenir el socialismo ? (Eudeba, Buenos Aires, 2013).
*Pablo Stefanoni Rédacteur en chef de Nueva Sociedad. Coauteur, avec Martín Baña, de « Todo lo que necesitás saber sobre la Revolución rusa » (Paidós, 2017) et auteur de « La rebeldía se volvió de derecha ? » (Siglo Veintiuno, 2021)

Nueva Sociedad. Buenos Aires, Octubre 2023

Traduit de l’espagnol pour El Correo de la Diaspora par : Estelle et Carlos Debiasi

El Correo de la Diaspora. Paris, le 4 novembre 2023.

Notes

[1 Curas villeros est un mouvement de prêtres de l’Église catholique apparu en Argentine à la fin des années 1960, qui vivent dans les bidonvilles et qui promeuvent un engagement actif et une action pastorale auprès des personnes qui y vivent. Le mouvement des prêtres des bidonvilles est lié, dans ses origines, au Mouvement des prêtres pour le tiers monde, à la Théologie de la libération et à l’Option préférentielle pour les pauvres. Son point de référence est le prêtre Carlos Mugica, assassiné en 1974 par l’Alliance anticommuniste argentine (Triple A)et considéré comme un martyr par le mouvement. Le Pape François, lorsqu’il était Archevêque de Buenos Aires, a créé institutionnellement le vicariat des bidonvilles.

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