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À la dégradation institutionnelle, à la servilité des soutiens festifs du parti au pouvoir et aux conflits financiers s’ajoutent nos maux en tant que société, notre discordance collectif.
Les Argentins dérapent sur une multitude de données superficielles comme dans un train à grande vitesse, sans que personne ne se soit soucié d’évaluer le nombre de passagers, de faciliter l’intégration logistique ou de recourir à l’énergie propre. Des informations confuses et désolantes, avec des personnages extravagants, des histoires tordues et des scénarios démontables.
Parfois, nous pensons avec douleur que cela restera ainsi, pour toujours. D’autres fois, que la violence de ces années misérables nous empoisonne l’âme. Comme on le sait, il faut des siècles pour passer du retard au progrès, mais en un clin d’œil, on retombe dans une situation arrièrée. Et puis, nous devrons trouver un sens à la lutte elle-même, car le succès sera au-delà de tout espoir.
Les mensonges lassent et la censure annule les confidences ; ce n’est pas la même chose de se taire que de garder le silence sur ordre d’autrui. Ni le mensonge ni le veto ne sont des instruments appropriés pour que « les gens bien » occupent les messes, les classes, les bureaux de poste et les tribunaux, pour que les curés, les enseignants, les employés et les avocats communiquent sur le fait que la prédominance des libéraux libertariens, au fond de la réalité, nous conduit au paradis du marché, à l’empyrée de la consommation, au nirvana de l’augmentation des revenus disponibles.
En tout état de cause, il y a une guerre masquée, dont la première victime est la vérité, où les sherpas politiques amalgament opacité et obscurité en sachant qu’ils ne sont pas un seul et même fruit, et où, dans le désaccord entre le peuple et la politique, même Dieu est loin, car « tout est mensonge, tout est vil ». Nous saignons intérieurement dans ce modèle d’exploitation de l’inquiétude, qui expulse de l’amphithéâtre politique l’indulgence du raisonnement et l’exemplarité de la franchise.
Quand ce tremblement passera comme la tempête de Santa Rosa, bien que plus destructeur, suffira-t-il d’entendre le nom de l’Argentine pour imaginer une vie meilleure pour la nôtre, sans détonations verbales associées aux artères de l’État, ni éloges funèbres pour ceux qui font fuir les dollars, ni exhortations aux députés fournisseurs de boîtes à outils pour la gouvernance, ni éloges funèbres pour les cadavres comptables de ceux qui ont été agressés par les hordes redistributives ?
La honte est si insondable, le dépouillement si profond, qu’il faudra un effort héroïque pour se rappeler que l’action n’est jamais entièrement individuelle, ni la passivité complètement collective. Le poète espagnol Luis Cernuda a écrit :
Il ne faut pas oublier ce qui nous a rendus forts, même si cela a fait mal.
Du jour au lendemain, des anarchistes du libre marché à l’eau de rose ont commencé à prendre de l’importance, habiles trafiquants capables d’esquiver les situations épineuses et de réfléchir sans fin à des tâches insignifiantes, embusqués dans la bureaucratie minarchiste où ils ont pris de plus en plus d’importance. Ils ont grandi, se sont multipliés, des livres ont été publiés à leur sujet.
Notre dernière tragédie, écrite avec une licence de bouffon par un artiste de cour (au lieu de William Shakespeare) et se déroulant à Nordelta (au lieu du Danemark), en plus de devenir célèbre en intéressant les spectateurs avec des fantômes, des vengeances, des bagarres, des bouleversements et des pourcentages, a introduit l’expression : « a mí me pone en una situación » (ça me met dans une situation).
Il s’agit d’une expression fréquente dans le castillan rioplatense, utilisée de manière ironique ou dramatique, dans des contextes émotionnels ou sociaux, et dans des situations qui suscitent l’empathie ou l’hilarité. Une phrase simple, avec un sujet elliptique, un complément indirect, un verbe et un complément circonstanciel. Elle exprime le fait que quelque chose crée une situation inconfortable, compromettante et émotionnelle pour le locuteur.
Dans le code oral argentin, ce type de construction est très productif, et « le verbe poner - mettre » fonctionne comme un verbe causatif émotionnel. Dans le catalogue politique actuel, il s’agit d’un ancien fonctionnaire qui n’était pas satisfait de son « salaire net », qui se plaignait du montant de son salaire déclaré, auquel s’ajoutait la faible marge que lui laissait le Secrétariat général de la présidence pour « piocher » dans la caisse. En d’autres termes, « on l’avait mis dans une situation difficile ».
Parfois, le destin national devient une histoire aussi rapide qu’un projectile, qui traverse des tiroirs remplis de vie, de confins et de trahisons. Marco Balzano raconte comment était Trieste en 1919, lorsque la ville a cessé de faire partie de l’Empire austro-hongrois et est passée aux mains des Italiens. Mussolini et les Fasci italiens de combat ( Fasci Italiani di Combattimento ) commençaient à émerger. Dans son roman Bambino, il écrit : des pierres jetées sur les Slovènes, sur les Croates, sur les antifascistes péninsulaires, chacun chassait la peur et dissimulait l’abandon. Car la violence est le langage de ceux qui ne peuvent verbaliser leur affliction.
Après l’incendie de la Maison nationale slovène de Trieste (le Narodni dom ) en 1920, lors du baptême du squadrisme organisé, avec les cendres du théâtre, de la bibliothèque et de l’hôtel de la communauté, les mots de destin et de fête communs s’étaient évaporés, et seul prévalait ce respect hypocrite que l’on offre à celui qui peut faire du mal. Il a fallu attendre 100 ans (le 13 juillet 2020) pour que les présidents italien et slovène, Sergio Mattarella et Borut Pahor, fassent un geste commun de réconciliation devant le bâtiment, reconnaissant la douleur historique et la nécessité d’une mémoire partagée. Les mots sont revenus.
Ici et maintenant, à la dégradation institutionnelle, à la servilité des soutiens festifs du gouvernement, à l’ignorance et à l’incompétence des fonctionnaires, aux conflits financiers et aux querelles domestiques, il faut ajouter nos maux en tant que société, notre désaccord collectif, la facilité instinctive avec laquelle nous faisons glisser nos peines sur d’autres responsables, la façon dont nous remplissons les actions des autres d’horreur pour justifier nos abus, nos yeux de lynx pour trouver des boucs émissaires. D’une certaine manière critiquable, nous avons rendu malade ce que nous étions afin que cette maladie que nous vivons soit choisie. Nous souffrirons, et nous devrons comprendre, le moment venu, que la responsabilité personnelle est plus importante que la culpabilité d’autrui.
Cátulo Castillo, le poète qui a écrit le tango « Desencuentro », « … aimait tendrement, et l’amour l’a dévoré de l’intérieur, jusqu’aux entrailles. Ils se sont moqués de son étreinte et, sur-le-champ, ils lui ont enfoncé le harpon avec rancœur ». On sait que lorsqu’une blessure reste ouverte pendant longtemps, elle devient chronique et présente un risque élevé d’infection. Ensuite, la gangrène survient, qui est la mort des tissus corporels. L’amputation permettra d’éviter les risques de nécrose, de mettre un frein à la progression des bactéries et de calmer la défaillance multiviscérale. Il y a trop de blessures ouvertes dans notre société.
Ce sont là quelques-unes des voies qui s’ouvrent devant nous, sur lesquelles nous circulons à grande vitesse, car en politique, il y a des premières et des secondes morts. Il est de notre devoir de localiser nos semblables, d’éviter les désaccords et de faire bouger les lignes du pouvoir. Il ne suffit pas de démasquer les logiques de contrôle pour se donner bonne conscience.
Rafel Bielsa* pour La Tecl@ Eñe
La Tecl@ Eñe. Buenos Aires, le 3 septembre 2025.
Traduit de l’espagnol depuis El Correo de la Diàspora par : Estelle et Carlos Debiasi.
El Correo de la Diaspora. Paris, le 23 septembre 2025.