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23 mai 2009

Mouvements, crises, mouvements
Raul Zibechi

par Raúl Zibechi *

 

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Après le travail monumental coordonné par Giovanni Arrighi et Beverly Silver , Chaos et Gouvernance dans le système monde moderne , des arguments suffisants existent pour en finir à propos de la relation entre les crises et les luttes sociales et pour donner un éclairage supplémentaire à la situation actuelle du système capitaliste. En effet, l’étude soutient, en s’appuyant sur une documentation comparative abondante, que la crise (nommée à tort) économique commence à la suite d’une vague de militantisme ouvrier industriel dans les années 60 capable de pulvériser le modèle fordiste-tayloriste d’assujettissement et de contrôle des travailleurs. La conjoncture actuelle peut être lue sous cet angle, comme une conséquence sur le long terme de cette vague de mouvements qui ont forcé le capital à changer, en devenant un capital financier spéculatif.

Au-delà d’un débat, toujours nécessaire, sur des questions théoriques, il est nécessaire de s’arrêter sur ce point de vue, puisqu’il peut participer à une meilleure compréhension du mouvement réel qui se déroule sous nos yeux, comme le signalait Marx. La première question est que ce ne sont pas les crises qui motivent l’action sociale mais l’inverse : la mobilisation, la rupture des contrôles, voilà ce qui provoque des réajustements dans le mode de domination, en forçant ceux d’en haut à introduire des changements non seulement dans le domaine de l’économie mais aussi des changements sociétaux qui portent sur tous les aspects de la vie. C’est pour cela que nous ne pouvons pas parler, de façon rigoureuse, seulement de crise économique.

Dans les années 60, la vague du militantisme ouvrier fut à peine une expression, importante, décisive, mais une de plus, d’une vague profonde née dans le sous-sol des sociétés qui luttait pour la transformation. Des femmes, des enfants, des jeunes, des paysans sans terre, des ouvriers non qualifiés, des indiens, des noirs, et un long etcetera, ont fait échec aux modes de domination établis dans la famille, l’école, la localité rurale et urbaine, à l’usine, à la ferme, à l’université... La critique du patriarcat s’est aussi manifestée dans le rejet du pouvoir du professeur, du contremaître, de l’homme blanc de classe moyenne, pour finir par un processus de démocratisation antiautoritaire qui a miné les modes de domination et, donc, d’accumulation.

En deuxième lieu, cette vague est née et s’est manifestée à l’extérieur des sentiers établis et des institutions, dont les partis communistes et les syndicats. André Gorz parlait, dans l’univers industriel, de l’existence d’une vraie guérilla ouvrière hors du contrôle syndical, qui a provoqué des pertes énormes aux entrepreneurs. En Amérique Latine non seulement les partis de droite et de gauche ont été débordés mais aussi les syndicats et les centrales bureaucratisées. Certains des moments les plus forts de la lutte ouvrière en Argentine, à titre d’ exemple, entre le «  cordobazo  » de 1968 et les « Coordinations Manufacturières » de 1975, se sont manifesté non seulement en dehors mais contre les structures syndicales. Apparemment, une vraie vague capable de troubler l’ordre ne peut pas être canalisée à travers ce qui est déjà établi et doit créer d’autres voies, comme le fut la CUT (La Centrale de Travailleurs) et le MST (Mouvement sans Terre) au Brésil, et des dizaines de nouvelles organisations dans tout le continent.

En troisième lieu, les cycles de protestation et de mobilisation ne changent pas seulement la scène politico-sociale mais aussi aux propres mouvements. C’est pourquoi, les mouvements qui jouent le rôle principal dans un cycle ont l’habitude d’être un obstacle dans le cycle suivant, puisqu’ils ont été institutionnalisés, ils se sont mis à faire une partie de la culture du pouvoir, ses meilleurs cadres se sont incrusté dans le système qu’un jour ils ont combattu. Un vrai cycle rebelle croit de nouvelles organisations, mais aussi des nouvelles manières de lutter et, surtout, de nouveaux paradigmes pour concevoir le changement social, ou la révolution, ou comme chacun voudra l’appeler.

Les processus profonds et vrais naissent de et dans les périphéries, jamais au centre du système, tant à l’échelle planétaire et que dans chaque pays. Les zapatistes ont créé le concept du « plus bas » pour se référer à ce secteur social où naît la révolte. Ainsi dans les années 60, les ouvriers non qualifiés, les femmes et les jeunes furent la force motrice des luttes ; en Amérique Latine durant la période néolibérale ce furent ceux « sans » (sans droits, sans terre, sans travail, etc.) qui ont été en tête de la délégitimation du modèle. Dans le langage de Marx, ceux qui n’ont rien à perdre. Qui seront les principaux protagonistes pendant la crise actuelle ? Apparaît ici un nouveau sujet, puisque le système a déplacé les modes de contrôle hors des espaces de régulation traditionnels, comme la domination des territoires de la pauvreté, là où n’arrivent pas les états, ni les partis, ni les syndicats.

Ces nouvelles formes de contrôle, au moins en Amérique Latine, s’appellent plans sociaux. Ils sont les héritiers des politiques focalisées sur la pauvreté créées par la Banque mondiale pour compenser le démontage des états-providence pendant la période la plus dure des privatisations. Maintenant ils se sont étendus et perfectionnés. Ils concernent près de 100 millions de personnes uniquement en Amérique Latine (dont 50 millions au Brésil), étant le noyau des plus pauvres, qui maintenant ont à perdre des misérables bons de 30 à 60 dollars mensuels, suffisants pour ne pas mourir de faim mais pas pour sortir de la misère. Les gestionnaires de ces plans sont souvent des centaines de milliers d’ONG qui connaissent dans le détail les territoires de la pauvreté, qui sont souvent les territoires de la résistance. C’est le fer de lance des états capillaires qui cherchent à désorganiser et à empêcher les révoltes et soulèvements sociaux.

Par conséquent, ce seront ces collectifs et ces personnes capables de neutraliser le contrôle qu’exercent les plans sociaux, qui vont jouer le rôle principal dans les nouvelles vagues indispensables et nécessaires de protestation, parce que, nous savons bien, la crise n’a pas de sorties économiques mais politiques. Une politique depuis en bas, enracinée dans les périphéries urbaines et rurales ; une politique différente, pas institutionnelle, rassemblante, tumultueuse, incertaine.

Traduit de l’espagnol pour El Correo par : Estelle et Carlos Debiasi

La Jornada . Mexique, le 22 mai 2009.

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