Accueil > Réflexions et travaux > La catastrophe alimentaire et la défense du « modèle » en Argentine
Jorge Rulli qui a lutté contre les dictatures militaires et civiles semi légales mène une réflexion sur la question agraire et lève le voile sur certains mythes médiatiques.
Résumé et traduction Estelle Debiasi Leroy
Ces dernières semaines, à la suite du décès de plusieurs enfants de faim et de dénutrition, les politiques, élus, dirigeants du camp progressiste ont réaffirmé que les problèmes alimentaires de l’Argentine ne sont pas des problèmes de production mais de distribution, que le pays pourrait nourrir une population bien plus importante que la sienne ; certains se sont même risqués à la quantifier à 250 millions de personnes compte tenu de ce que l’Argentine exporte. « Nous sommes le grenier du monde » a même crié depuis Tucuman est des principaux leaders syndicalistes de l’opposition, alors que cette province s’est « africanisée » à cause des monocultures et qu’il parait évident que la seule façon de soutenir la population d’un point de vue alimentaire -sans modifier le modèle de production axé sur la monoculture de soja et de citrons- est l’introduction de plans massifs de production afin de faciliter l’autosuffisance de la population.
Les enfants de Tucuman ne sont pas seulement victimes de la dénutrition, ils sont aussi les victimes innocentes des plans de production agricole de soja transgénique. Nous avions annoncé un « génocide »silencieux, aujourd’hui nous pouvons parler de nombreux homicides sur lesquels on devrait enquêter.
Le lait de soja présente de fortes carences en fer et en calcium et le donner à des enfants qui souffrent d’anémie est totalement contre-indiqué, parce qu’il inhibe le calcium que l’enfant pourrait assimiler à travers d’autres aliments.
Evidemment médecins, nutritionnistes ne peuvent ignorer cela, ni les élus et les politiques de la province de Tucuman.
Depuis des années nous avons attiré l’attention sur les manipulations génétiques des organismes et personne ne nous a écoutés. Comment ces dirigeants et élus locaux sont dans l’impossibilité de comprendre que les problèmes de pouvoir et de contrôle sont extrêmement liés au développement technologique. Peuvent-ils vraiment croire que l’Argentine - qui exporte des cultures transgéniques- peut nourrir une population sept fois supérieure à la sienne.
Il faut savoir que cette année nous devrons non seulement importer des lentilles des pois chiches , d’autres denrées alimentaires, mais aussi du lait parce que nous pouvons fournir le marché interne alors que les terres ont été massivement reconverties à la monoculture du soja.
Ne mentent -ils pas parce qu’ils se reposent sur des candidatures politiques liées aux grandes firmes agricoles. Les entreprises et les candidats sont dépendants du « corralito » des quatre grandes représentations des corporations qui ont appuyé le modèle de la monoculture aux entreprises, qui les lient aux firmes internationales multipliant les semences transgéniques dans le pays, qui ont maintenant avec Monsanto la prétention de leur faire payer les privilèges de leurs semences génétiquement modifiées ou de les empêcher de se fournir avec un glifosato moins cher.
Lorsque la centrale des ruraux comme une alternative qu’ils s’associent pour réduire leurs coûts de production et dégager des économies d’échelle, pour améliorer leur pouvoir de négociation face aux acteurs dominants de la chaîne de production, cela revient à ne pas remettre en question le modèle de production, de rompre avec la dépendance que nous avons actuellement vis-à-vis des multinationales liées à la biotechnologie.
Il semble que l’opposition nous propose aujourd’hui une biotechnologie nationale entre les mains de l’INTA, en plus du modèle de monoculture, des plans et des programmes d’assistance qui ne font qu’augmenter la dette extérieure, et la famine des exclus.
Il est impossible d’accepter que nous entrions dans une économie du soja ; nous pouvons prendre conscience de cette redistribution des rôles au niveau mondial -qu’implique la mondialisation- qui signifie les cultures du soja à la périphérie, et la production de viande au cœur du système.
Il est alors facile de comprendre que nous sommes un pays laboratoire de Monsanto et Cargill qui essayent en toute impunité leurs cultures d’origine transgénique.
Combien d’enfants vont mourir, de combien vont augmenter les indices d’allergie, de résistance aux antibiotiques, combien d’argentins vont définitivement voir modifier leur capacité de penser et de se comporter à la suite d’ingestion massive de fitoestrogènes qui fonctionnent comme des disruptores hormonaux
Le nœud du problème est toujours culturel et se réfère à l’enracinement, à la terre, et aux fondements de la pensée.
Le système a transformé nos paysans en « farmers » ce qui signifie qu’il ne sentent plus la terre comme un lien d’appartenance et ont perdu l’habitude des poly-cultures, et la nécessité de subvenir aux besoins comme les grands-parents ; ils se sont devenus totalement dépendants du marché où ils vendent leurs produits, ou ils se fournissent en équipement et ce qui est pire où ils se fournissent en nourriture.
Ajoutons à cela, le lavage de cerveau que réalise Casa rural sur les producteurs et aussi tous les autres journaux spécialisés qui sont dans les mains- petits ou grands- de la même équipe qui tient le pouvoir médiatique, lié aux entreprises du secteur Agro, et l’on comprend comment la monoculture du soja s’est installée avec de force en Argentine.
Le premier endroit où s’est implantée la culture du soja en Argentine c’est la province de Tucuman, il y a plusieurs décennies, et on n’est pas surpris alors de l’actuel développement de la famine. Cela en est la conséquence directe. Comme le fut dans le pays le dépeuplement des campagnes, la disparition de centaines de villages, et l’augmentation de l’indigence et de la pauvreté dans les villes.
Si on dénonce l’expulsion de centaines de mille de petits producteurs et leur endettement auprès des banques sans s’interroger sur le modèle qu’on a produit, non seulement c’est surprenant, mais cela montre la capacité de « pharisanisme » de nos dirigeants progressistes. Ils s’appuient sur le productivisme, et c’est pour cela qu’ils s’obstinent à nous proposer l’association comme un moyen de réduire les coûts et d’augmenter les économies d’échelle. En réalité, ils considèrent les terres comme des biens qu’ils possèdent et non comme un lieu d’enracinement. Une foi aveugle persiste dans le marché comme un élément régulateur de la société. Comment peut on supposer que l’INTA peut être exclue de toute responsabilité dans le désastre que nous vivons.
On peut ignorer le député de l’opposition qui réclame l’INTA participe à la révolution verte de la monoculture, et l’usage des engrais, mais le résultat est que l’INTA est lié à la croissance de la désertification, une institution sous le joug des multinationales, qui de national n’a gardé que le nom. Peut-on penser que cette institution est à même de conduire la biotechnologie nationale, alors qu’elle a opéré de façon ouverte pour le compte des grandes multinationales ?
Quelle st la différence entre les progressistes qui réclament des budgets, pour ceux qui depuis l’INTA, veulent développer des techniques d’agriculture satellite, et les réactionnaires qui réclament aussi des budgets pour une politique de sécurité à la gâchette facile. Ils ne paraissent pas opposés les uns aux autres, partageants certains paradigmes dont celui de diriger le pays par « recette », de croire que nous ne vivons pas une catastrophe mais une crise, de croire que sans refondation on peut trouver des solutions partielles pour les institutions de la République.
On peut se demander si au-delà de l’absence d’une réflexion profonde, il y a de l’ignorance, de la mauvaise fois ou pire l’incapacité d’une classe à s’interroger sur le fondements du système, alors qu’elle met toute son énergie à se disputer le pouvoir au sein d’un mouvement populaire. Ils sont habiles pour se disputer le pouvoir mais ineptes à développer une capacité à gouverner dans un état en construction.
L’état argentin comme instrument de développement, et garant des règles sociales de cohabitation a été systématiquement démoli par les militaires d’abord puis par le Menemisme. Dans ce qui reste de l’Etat, ont été installé, tant par les radicaux que par les menemistes, de subtiles mécanismes administratifs inhibant qui aboutissent à ce que nous connaissons, un Etat bobo, qui est utile à la seule oligarchie.
Cependant beaucoup de groupes contestataires confondent dans leur projet, le gouvernement, l’Etat et le pouvoir, et au milieu du bouillonnement social qu’est l’Argentine actuelle, avancent des constructions horizontales et autonomes sans se préoccuper d’apporter à leur projet un sentiment national. Les propositions de reconstruction de l’Etat nation ne devraient pas être séparées de nos luttes quotidiennes, de l’exercice toujours actif d’une conscience, d’une citoyenneté critique, de l’organisation des assemblées de quartier, des initiatives populaires face à la mafia politique, de l’occupation des entreprises par leurs salariés… Parce que toutes, et chacune de ces luttes constituent un Etat en construction. S’intéresser seulement à la constitution du pouvoir et non à celle de l’Etat en construction signifierait déserter un de nos principaux défis.
Au milieu du scénario complexe actuel de luttes sociales et politiques, nous devons avoir une image réelle de notre pays et de nous-mêmes, être capables de nous voir, et de nous assumer avec honnêteté : non seulement nous n’avons plus d’Etat mais nous ne sommes plus le grenier de personne, si ce n’est de Monsanto ou de Cargill ; nous fumes autrefois le grenier du monde, mais nous nous sommes transformés en la république du soja incapable d’alimenter sa propre population. Maintenant, c’est seulement si nous sommes capables de reconnaître le destin qu’ils prétendent nous imposer, mais serons nous capables de le modifier, surtout si nous suivons -comme tentent de le faire certains qui encouragent les fausses vanités, l’image de l’Argentine exportatrice de protéines…
En tant que peuple, nous n’avons pas beaucoup d’options. Le slogan « qu’ils s’en ailent tous » n’est pas seulement anachronique, mais il est instrumentalisé par plusieurs groupes corporatistes. Personne ne pourra arrêter tant de misère si ce n’est par le développement de la conscience et de débats qui font progresser la pensée.