Accueil > Réflexions et travaux > Bilan de trente ans de « globalisation »
Durant les dix dernières années, la « globalisation » a été contée aux politiciens, journalistes et étudiants comme quelque chose de récent qui aurait tout bouleversé. Certains trouvent la globalisation merveilleuse et inévitable. Ceux qui sont contre pensent qu’elle constitue une terrible menace, mais réversible.
Sur le plan géopolitique, les années 1990 apparaissent comme une « success story » des Etats-Unis. L’Union soviétique s’est écroulée. Les Etats-Unis se sont engagés dans deux guerres majeures : contre l’Irak en 1991 et la Yougoslavie en 1999. L’Otan a été renforcé et élargi. Et économiquement, la bourse américaine s’est emballée pour atteindre des records sans précédents. A quoi il faut ajouter un taux d’inflation et un niveau de chômage très bas.
On ne peut pas en dire autant des autres parties du monde. La zone de croissance des années 1970 à 1990, l’Est asiatique, connaît des problèmes. La bulle spéculative japonaise a éclaté en 1990 et l’économie est à la traîne depuis lors.
En 1997, la fameuse crise asiatique a conduit à l’effondrement des monnaies et à des restrictions économiques dans une bonne partie de l’Asie de l’Est et du Sud-Est. L’économie russe se trouve dans le chaos. Ne parlons pas de l’ex-Yougoslavie. Le Mexique, le Brésil, l’Argentine ont tous connu une mini-crise. Quant à l’Afrique, elle reste globalement une zone désastrée. Enfin, l’Europe occidentale a maintenu sa tête hors de l’eau, mais le niveau de chômage est encore élevé, et le projet européen, toujours sujet à controverse, fait du surplace.
Changements de discours
Aujourd’hui, même les adeptes du millénaire néolibéral sont en train de changer de discours. Au début de la décennie, Francis Fukuyama (auteur en 1992, du livre « La Fin de l’Histoire et le dernier Homme », NDLR) assurait que nous étions arrivés à la fin de l’Histoire. En cette fin de décennie, il parle plus prudemment de « transformation biotechnologique inéluctable de la nature humaine ».
Et le FMI, infaillible au début de la décennie, fait maintenant l’objet de sérieuses critiques non seulement comme d’ordinaire de la gauche mais aussi de la part des conservateurs pour avoir négligé l’impact politique d’une libéralisation illimitée du marché mondial.
Au lieu d’analyser les années 1990 comme le point de départ d’une utopie néolibérale que rien ne peut arrêter, il serait plus utile de la voir comme une phase de stagnation du cycle de Kondratieff, phase qui a commencé vers 1970. Elle correspond à toutes les descriptions habituelles d’une telle phase : les profits de la production ont chuté considérablement par rapport aux niveaux de la période 1945-1970 ; par conséquent, les détenteurs du capital ont transféré leur point de recherche de profits de la sphère productive vers la sphère financière ; le chômage a crû de façon significative à travers le monde ; et enfin, il y a eu d’importants déplacements des lieux de production des zones à haut salaire vers des zones de bas salaires.
Les années ’70 furent appelées l’ère de « stagflation ». Le taux de chômage était élevé, et on connaissait, surtout aux Etats-Unis, un ralentissement économique combiné à une inflation élevée. C’était aussi la période de croissance pétrolière de l’Opep (pays producteurs de pétrole, NDLR). Pendants des années, les média n’ont parlé que de cela.
C’est dans ces années également qu’est apparue la « Triade », noyau composé de l’Amérique du Nord, l’Europe occidentale et le Japon. Parler de « Triade » était une reconnaissance du déclin relatif des Etats-Unis. Les trois puissances négociaient leurs différences dans des lieux comme la Commission trilatérale et le G7 (sept pays les plus industrialisés, NDLR). Et elles ont commencé à se faire concurrence dans l’économie mondiale.
Déclin étasunien
Les années ’70 furent la décennie européenne. Les Etats-Unis furent tellement mauvais que Jimmy Carter ne fut pas réélu, malgré l’héritage du scandale de Nixon, le « Watergate ».
Le décor a changé dans les années ’80, où quatre mots étaient à la mode. Le premier était le « surendettement ». Ceux qui avaient emprunté dans les années ’70 ne pouvaient pas rembourser. Cela a conduit la Pologne, en 1980, aux grèves du syndicat « Solidarité », qui ont finalement mené à la chute de l’ensemble de la structure satellite de l’Europe de l’Est. En 1982, le Mexique, suivi d’une cascade d’autres pays latinoaméricains, a annoncé qu’il allait manquer à ses engagements.
Le monde avait besoin de nouveaux prêteurs pour soutenir les besoins spéculatifs du capitalisme mondial. Il en trouva deux. L’Administration reaganienne, qui a conduit à la plus grande expansion de la dette américaine de l’histoire des Etats-Unis. Le « keneysianisme militaire » de Reagan arracha les Etats-Unis de la grave récession dans laquelle les coupes claires les avaient plongés, mais au prix d’une dette énorme, financée par les Japonais.
Le deuxième groupe de nouveaux prêteurs furent les grandes multinationales américaines. C’était l’ère des « junk bonds » (obligations à risque, NDLR), qui permirent des reprises massives d’entreprises par des spéculateurs, qui dépouillèrent les entreprises d’une grande partie de leur capital et de larges segments de leur force de travail.
Enfin, les années 1980 furent incontestablement la décennie du Japon, avec des Etats-Unis qui dégringolaient derrière.
Puis vinrent les années 1990. Au moment où le législateur semblait empêtré dans le problème de la dette américaine, la bulle japonaise a éclaté, laissant de la place aux entreprises américaines. Celles-ci, désormais de taille réduite, purent entamer leur frénésie spéculative et repartir vers une croissance, profitant du contrôle momentané des nouvelles industries technologiques.
Le mot à la mode devint « globalisation », qui signifiait en fait que le gouvernement américain et le FMI joignaient leurs efforts pour essayer de forcer l’ouverture des frontières de chaque pays afin de libéraliser l’entrée et la sortie du capital mondial.
Mais c’est le succès même de la globalisation qui a causé sa perte. La crise est-asiatique et les transformations politiques qui suivirent en furent une conséquence. Le retour au pouvoir de gouvernements socio-démocrates à travers l’Europe et aux Etats-Unis en fut une autre. Par mesure de prudence, ces gouvernements ont suivi la ligne de la « globalisation », mais leur élection fut le résultat des craintes des électeurs. 90% des observateurs prévoient une importante phase descendante de la bourse américaine. Les cours sont surévalués et autoalimentés par l’optimisme des investisseurs. Mais pour combien de temps ?
L’heure du bilan
Si on jette un œil sur les trente dernières années, que voit-on réellement ? Tout d’abord, une polarisation grandissante du système mondial. Jamais dans l’histoire moderne le fossé entre le Nord et le Sud n’a été aussi grand. Le fossé est économique, social et démographique.
Nous constatons ensuite une polarisation grandissante parmi les Etats du Nord. Ceux qui vont bien n’ont jamais été aussi bien, c’est vrai. Mais les zones de pauvreté se multiplient.
A vous donc de faire le bilan de cette histoire de la globalisation.
Commentaire No. 20 , 22 sept. 1999.