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À l’occasion de la Journée Nationale de la Mémoire pour la Vérité et la Justice, Daniel Feierstein, chercheur spécailisé sur la question des génocides réfléchit aux concepts et aux discussions qui permettent d’analyser le terrorisme d’État passé et de penser le présent sous l’angle des droits de l’homme et du fascisme.
Lors le 49e anniversaire du coup d’État qui a enlevé l’Argentine et l’a enfermée dans une cave obscure pendant huit ans, qui a semé la terreur, violé, torturé, assassiné, et usurpé l’identité de 500 enfants, le spécialiste décortique les concepts clés qui nous permettent de continuer à nous interroger sur le passé récent et ses conséquences, et éclaire les débats pour examiner le présent.
Pour le dire très simplement, la base de la définition du génocide est la tentative de transformer l’identité d’un peuple par la terreur. Je dirais que c’est le cœur de la définition du créateur du concept [1]. Ensuite, la Convention des Nations Unies stipule qu’il y a une intention de détruire un ensemble de groupes dont le principal est le groupe national. Donc, dans le concept comme dans la Convention, il y a l’idée de transformer l’identité d’un peuple par la terreur.
Et c’est exactement ce qui s’est passé dans notre pays : la tentative de transformer un processus social en cours et de transformer l’identité de tous ceux qui ont vécu ces événements de la manière la plus efficace, c’est-à-dire par la terreur. Cela implique généralement la mise en œuvre d’un système d’institutionnalisation de la terreur, à savoir les camps de concentration, et nécessite l’anéantissement d’une partie importante de la population - le mode classique d’irradiation de cette terreur qui apparaît dans de nombreuses expériences historiques, et même dans une pièce de théâtre argentine très visionnaire, car antérieure au génocide, El Señor Galíndez, de Tato Pavlovsky, est cette idée que : « pour une personne que nous touchons, mille sont paralysées par la peur ».
Le fait est que cela implique d’ouvrir une série de discussions sur la question de savoir si ce qui s’est passé en Argentine était ce projet, qui figure dans de nombreux documents militaires, de transformer la société, ou si ce qui s’est passé était une guerre pour faire face à un acteur qui cherchait la subversion internationale. Il me semble que c’est l’une des discussions les plus pertinentes. Bien que tant d’années se soient écoulées, nous disposons non seulement de nombreux témoignages, mais aussi de nombreux documents pour étayer cette hypothèse, pour dire qu’en réalité, il n’y avait pas de conditions pour une guerre, mais qu’il y avait un projet de transformation de l’identité de l’Argentine.
Tout processus génocidaire suscite des réactions négationnistes. C’est là que des secteurs très différents se rencontrent. D’une part, vous avez les complices des génocidaires de la manière la plus diverse, parce qu’il peut s’agir de ceux qui ont participé, mais aussi de ceux qui se sentent proches du génocide ou de ceux qui ont joué des rôles marginaux ou tangentiels dans ce génocide. Mais il y a aussi le monde des mécanismes psychiques de défense : tout ce que la terreur génère en vous, la difficulté de faire face à ce que la terreur a généré en vous. Dans tous les cas historiques, cela a donné lieu à ces formes dites négationnistes, qui sont en général soit des distorsions, soit des relativisations, soit des minimisations. C’est pour cela que le négationnisme est un terme compliqué parce qu’il donne l’idée de quelqu’un qui dit : « Il ne s’est rien passé ». Et ceux que nous appelons les négationnistes ne disent pas : « Il ne s’est rien passé », mais ils disent, par exemple : « Il n’y a pas eu autant de victimes ».
Bien sûr, le débat sur les chiffres, qui est est le débat sur les six millions ou celui les trente mille ou celui sur le million et demi du génocide arménien.Il y a toujours ceux qui disent : « C’est arrivé, mais ils n’étaient pas si nombreux ». C’est la minimisation ; puis il y a la relativisation, qui consiste à dire : « Oui, c’est arrivé, mais la cause n’est pas celle que vous dites, en réalité ils l’ont mérité, ils ont fait des choses qui justifiait ». C’est pour cela que je dis qu’il est intéressant de voir le négationnisme comme un ensemble d’arguments qui tendent à éviter d’assumer les conséquences d’un génocide. Et c’est pourquoi je dis que, bien sûr, ceux qui sont responsables ou complices ou ceux qui y ont participé ou l’ont approuvé auront ce genre de point de vue, mais aussi ceux qui sont dans une grande douleur et qui ne peuvent pas faire face à cette douleur.
Ce ne sont donc pas seulement ceux qui tombent dans ces arguments négationnistes qui sont complices, c’est aussi souvent une partie de la population qui a trop de mal à accepter les conséquences d’un génocide dans une société. Et c’est pour cela qu’ils sont aussi forts. Les variantes du négationnisme évoluent avec le temps, les sociétés étant parfois plus aptes à y faire face, parfois moins. Parfois, même les constructions officielles de la mémoire présentent de nombreux problèmes qui entraînent l’émergence ou la progression de ces positions négationnistes.
Je dirais que la théorie des deux démons est une manière complexe d’aborder ce qui s’est passé. Je ne l’inclurais pas dans les vues négationnistes. La théorie des deux démons est une manière de faire place à la mémoire d’un génocide sans en aborder les conséquences. Et comment elle y parvient ? En mettant la société à l’écart. L’opération la plus importante de la théorie des deux démons est qu’en caractérisant ces démons comme responsables de ce qui s’est passé, celui qui énonce la théorie se met lui-même à l’écart. Il empêche ainsi de travailler sur les conséquences du génocide, parce que si l’on est à l’extérieur, tout le problème appartient à ceux qui ont exercé la violence, et comme on se met à l’extérieur de ceux qui ont exercé la violence, même à l’extérieur de ceux qui ont subi la violence, on se retrouve dans une situation où l’on ne peut que condamner mais où l’on n’a rien à élaborer. Et je pense que c’est pour cela que les théories des deux démons ont tant de succès parce que, sans aller jusqu’au niveau de distorsion, je dirais même de renoncement moral que le négationnisme implique, elles permettent à une société de ne pas assumer la responsabilité des conséquences d’un génocide. Et, par conséquent, elles permettent à ces mécanismes de défense psychologique de fonctionner. C’est comme si vous étiez mis à l’écart de la situation.
Exactement. Parce que vous êtes du côté des bons. Vous êtes du côté des victimes innocentes, n’est-ce pas ? En ce sens, c’est très confortable.
Bien sûr, mais cela ne justifie pas les militaires, mais cela justifie la personne qui met cela en avant en disant: « Eh bien, il y avait les organisations insurgées qui ont développé une violence illégitime et sont donc responsables, et il y avait l’armée qui les a réprimées d’une manière totalement illégitime et sont donc responsables ». Les transformations sociales qui ont résulté de ce processus de terreur sont donc laissées de côté. Dans cette histoire manichéenne de « il y a ces méchants, il y a ces méchants qui étaient encore plus méchants, les méchants ont affronté les méchants et nous avons fini par subir quelque chose que nous n’avions aucune raison de subir », le conflit social est déconnecté de l’explication de ce qui s’est passé, le narrateur est déconnecté de toutes les conséquences du génocide que nous subissons aujourd’hui : la transformation de l’identité d’un peuple, la transformation d’un modèle économique, toutes les finalités structurelles d’un processus génocidaire.
Il me semble qu’il y a deux types de crise dans l’univers des droits de l’homme. Je dirais même trois types de crise. Deux sont plus générales, plus internationales, et une est plus spécifique à l’Argentine, qui était un endroit où le mouvement des droits de l’homme était très puissant. La première crise générale est que l’univers des droits de l’homme a émergé alors que l’horizon utopique, paradoxalement baissait. C’est-à-dire qu’avant la revendication des droits de l’homme, les revendications générales des mouvements populaires étaient la justice et l’égalité. Des slogans très larges et très puissants dans un sens utopique, une société où nous sommes plus égaux, où il y a plus de justice.
Oui, cela commence avec la Révolution française, mais cela se poursuivra avec les révolutions socialistes. Il s’agit d’un processus qui conduit à des niveaux plus élevés d’égalité, à des niveaux plus élevés de justice sociale. Alors que l’univers utopique des droits de l’homme, c’est qu’ils ne nous tuent pas, qu’ils ne violent pas nos droits. Il s’agit donc, premièrement, d’un horizon beaucoup moins utopique. Et deuxièmement, il est beaucoup plus individualiste. En d’autres termes, un projet de société plus juste pour tous n’est pas le même qu’un projet où nous avons tous des droits. C’est apparemment la même chose, mais ce n’est pas la même chose : l’un est pensé dans une tonalité collective, l’autre est pensé dans une tonalité beaucoup plus individualiste.
Le deuxième niveau de crise, qui en découle, est que cet univers des droits a commencé à être pensé d’une manière de plus en plus corporatiste, de plus en plus particulariste. C’est-à-dire que les droits des êtres humains ont commencé à être segmentés en droits des femmes, droits des peuples indigènes, droits des afro-descendants, droits des homosexuels ou des personnes ayant une identité sexuelle alternative. Différents systèmes de droits qui n’étaient plus universels mais particularisés. Cela a engendré une certaine fragmentation de ces luttes. C’est aussi un élément qui explique l’émergence de nombreux groupes qui se considèrent comme désavantagés dans cette répartition, qui auraient pu être favorisés dans d’autres moments historiques, mais peut-être que ces revendications corporatistes du présent ne sont pas toujours associées à leur souffrance concrète. Pour donner un exemple international, vous avez les « white trash », qui sont les travailleurs blancs très appauvris aux États-Unis.
Ils diront : « Bien sûr, nous sommes blancs, nous sommes des hommes, mais cela ne veut pas dire que nous ne souffrons pas des conséquences de la réalité sociale autant ou plus que certaines personnes qui sont des femmes ou des Afro-descendants ou qui ont l’une de ces identités qui sont revendiquées aujourd’hui ». Ainsi, ce processus que le mouvement des droits de l’homme a traversé au niveau international a généré une série de réactions qui sont compréhensibles, qui sont légitimes, parce que lorsque c’est individualiste, par définition, cela laisse beaucoup de gens de côté. Cette individualisation a provoqué une confrontation des droits au lieu de viser l’universalisation des droits.
Enfin, il y a la crise en Argentine. L’Argentine avait un mouvement des droits de l’homme très puissant pendant et après la dernière dictature, elle allait être un phare dans le monde dans ce sens. Mais l’un des axes centraux de ce pouvoir, pour moi, était lié avec la pluralité politique, qui n’était pas apolitique, ces organisations étaient très politisées, mais elles étaient très plurielles. Les organisations de défense des droits de l’homme n’étaient donc pas identifiées à un mouvement politique mais je dirais que la quasi-totalité de la structure politique participait au mouvement des droits de l’homme. Un tout petit secteur de la droite la plus récalcitrante n’y participait pas, mais les grands partis politiques, le péronisme, le radicalisme, tous les groupes de gauche, et même de nombreux groupes de la droite plus démocratiques ou de centre droit, avaient tous des liens avec le mouvement des droits de l’homme et y participaient.
Au cours des 20 dernières années, je dirais que cela s’est transformé. Le mouvement des droits de l’homme est devenu très étroitement lié à une position politique, ce qui lui a enlevé beaucoup de pouvoir, a généré beaucoup de crises au sein du mouvement et a provoqué l’effondrement de ces accords massifs, si répandus dans la société argentine pour la défense de ces droits.Car si le mouvement des droits de l’homme fait partie d’un mouvement politique, il semble que ceux qui sont contre ce mouvement politique ne peuvent pas en faire partie ou ne devraient pas avoir à approuver ou à participer à cet ensemble de luttes.Il me semble donc que les deux crises internationales se sont conjuguées en Argentine avec cette crise plus nationale, ce qui a engendré la situation actuelle qui, selon moi, est une crise profonde, tant du mouvement des Droits de l’homme que de l’ensemble du discours sur les droits de l’homme.
[/« L’un des meilleurs outils contre le fascisme est d’être capables de créer des utopies crédibles,
c’est-à-dire d’imaginer que notre société peut être meilleure »
Paula Conti
Dans la ligne de ce que nous disions, il y a une question qui précède le fascisme, qui a trait au fonctionnement institutionnel ou à l’autoritarisme. Et en effet, nous sommes à la dérive depuis un certain temps, une dérive qui s’accentue et s’aggrave de plus en plus, dans laquelle le fonctionnement institutionnel s’est détérioré : il y a très peu de confiance dans les institutions centrales de la société argentine. Il est paradoxal que l’une des institutions qui suscite le plus de confiance soit l’université, par exemple, mais que le Parlement, le pouvoir judiciaire, et même le pouvoir exécutif et les forces armées suscitent des niveaux de confiance très faibles. Cela reflète une très forte détérioration de la structure institutionnelle, accompagnée d’une série d’actions gouvernementales au cours des dernières années qui ont conduit à une augmentation de l’exercice autoritaire du pouvoir. C’est un aspect des choses. Le problème, c’est que le passé nous joue toujours des tours, il nous invite à dire : « Cela ressemble à d’autres époques que nous avons vécues », et c’est vrai que c’est semblable, mais c’est vrai aussi que l’histoire ne se répète jamais de la même manière. Il faut donc être capable de voir que s’il est vrai qu’il y a des similitudes, cela prendra d’autres formes. Et c ’est un premier débat.
Le deuxième débat qui me semble antérieur à ce gouvernement - je l’ai identifié au tournant du gouvernement de Macri, vers 2017, avec la disparition de Santiago Maldonado - c’est l’apparition, pour la première fois, je pense, de manière très embryonnaire mais qui se renforce rapidement, de tout un courant fasciste dans la société argentine. Et je le distingue parce que fasciste n’est pas la même chose qu’autoritaire, c’est très spécifique. Et la spécificité du fascisme n’est pas seulement l’autoritarisme, ni fondamentalement l’autoritarisme, mais, d’une part, la mobilisation réactionnaire, c’est-à-dire la capacité à mobiliser activement une large population dans les rues, non pas pour défendre des droits, mais pour restreindre les droits des autres. C’est quelque chose de très spécifique que le fascisme atteint et que la société argentine n’avait jamais connu dans son histoire.
Nous n’avons pas vécu une époque comme celle-ci. Nous avons vécu des moments autoritaires, nous avons vécu des moments génocidaires, mais nous n’avons pas vécu de moments fascistes. Et le fascisme a, d’autre part, une deuxième caractéristique qui est l’horizontalisation de la haine et du ressentiment. C’est la construction d’un ennemi qui est celui qui est à côté de vous. Par exemple : le privilégié ou la caste serait le travailleur de l’État, le médecin, le policier, l’enseignant. Ou, en tout cas, toute personne qui a un emploi formel à côté de quelqu’un qui a un emploi informel. Cela génère une sorte de haine et de confrontation horizontale : ce n’est pas que la haine soit exprimée à l’égard du banquier ou du milliardaire, mais elle est exprimée à l’égard de quelqu’un qui est très proche de celui qui le déteste.
Bien sûr, et c’est la caractéristique fondamentale du fascisme. Il s’agit donc d’une nouveauté dans la structure politique argentine qui, j’insiste, n’est pas née avec ce gouvernement, mais qui est assez récente - on pourrait dire qu’elle n’a même pas dix ans -, qui s’est développée très fortement dans la société, qui se retrouve dans les différentes forces politiques et qui rend les perspectives d’avenir très préoccupantes. Car si nous permettons à ces formes réactionnaires de mobilisation ou à ces radiations horizontales de haine de se répandre, nous allons générer une société avec un niveau de conflit beaucoup plus élevé, ce qui pourrait conduire à des expériences aussi horribles que celles des différents fascismes du 20e siècle. C’est pourquoi je pense que c’est une erreur - et c’est ce que Pablo Avelluto a dit, je l’ai entendu dans une interview où il était très synthétique, très précis - ce débat avec les historiens lorsqu’ils disent « comment pouvons-nous parler du fascisme si nous n’avons pas Auschwitz ou les camps de concentration ». Il [Avelluto] répond : « Le fascisme ne commence pas à Auschwitz, il se termine à Auschwitz ». Le problème est donc d’identifier les premiers moments, car lorsque vous avez déjà un fascisme à un niveau de conflit social porté à un point qui aboutit à une expérience d’extermination, il est déjà trop tard pour faire quoi que ce soit. Il faut pouvoir identifier la naissance de ces pratiques parce que c’est le moment où il est le plus facile de les affronter.
Eh bien, je pense que nous devons envisager de nombreuses actions en réponse à ces problèmes. Fondamentalement, des choses qui ne se sont pas produites dans la société argentine. D’une part, ce que l’on appelle le cordon sanitaire, qui consiste à essayer de fermer la voie aux différents secteurs des forces politiques qui, pourrions-nous dire, soutiennent ces manières d’exercer la politique et cette horizontalisation de la haine, ces formes réactionnaires de mobilisation, ces utilisations du ressentiment. Mais, d’autre part, pour apporter les réponses que les autres forces politiques n’ont pas fournies, parce que le fascisme s’est toujours développé, au cours de l’histoire, lorsqu’un pourcentage très important de la société souffrait beaucoup et ne trouvait pas de réponses porteuses d’espoir.
L’aspect extraordinaire du fascisme est donc qu’il se constitue comme une acceptation du nihilisme. Le fascisme va de pair avec le désespoir. Par conséquent, l’un des défis consiste à être capable de créer des utopies crédibles, c’est-à-dire d’imaginer que notre société peut être meilleure. C’est l’un des meilleurs outils contre le fascisme. Si nous sommes convaincus que notre société ne peut pas être meilleure, chacun laisse émerger le pire de lui-même. Et c’est un peu ce qui nous conduit au fascisme. Je pense que c’est l’un des défis à relever : mobiliser ce qu’il y a de meilleur en chacun de nous.
Interview réalisée par Ariana Budasoff* pour Infobae
Infobae. Buenos Aires, le 24 mars 2025.
Traduit de l’espagnol por El Correo de la Diáspora par: Estelle et Carlos Debiasi.
El Correo de la Diáspora. Paris, le 1er avril 2025.
[1] N. du R. le terme, qui vient de l’union du substantif grec « genos » (race, peuple) avec le suffixe latin « cide » (tuer), qui a été inventé par l’avocat juif polonais Raphael Lemkin après la Seconde Guerre mondiale pour définir les massacres perpétrés par le nazisme