par
Toutes les versions de cet article : [Español] [français]
Si le pays ne mène pas à bien un profond changement culturel, aucun modèle ne fonctionnera et nous allons souffrir d’un nouvel effondrement.
Que devons-nous faire pour transformer la politique et l’économie ? Quel est le problème de l’Argentine ? Pourquoi un pays comme le nôtre, riche de tant de ressources naturelles et d’une population bien formée, souffre d’une succession d’effondrements et n’a pu atteindre les niveaux de développement de pays comme l’Australie, le Canada ou l’Espagne, ou le rythme de croissance d’autres pays qui étaient à la traîne il y a vingt ans, comme la Corée ou le Chili ?
Bien que l’Argentine ait fait des progrès pendant les années 80 et 90 après la tragique expérience du dernier régime militaire, il est aujourd’hui évident que ces progrès n’ont pas suffit. Ses dirigeants politiques, ses chefs d’entreprises et ses intellectuels ne sont pas parvenus à mener le pays vers la prospérité et l’égalité. La crise politique se perpétue et la corruption empoisonne la vie institutionnelle. Dans les années 80, d’importants secteurs de la société ont embrassé les réformes de marché qui promettaient l’intégration de l’Argentine, pays florissant, dans le monde. Le protectionnisme, le dirigisme et l’Etat providence avaient créé une économie médiocre et inefficace. Aujourd’hui, ce serait la logique du marché qui déciderait de la destinée et de la forme de société. Mais cette expérience a elle aussi connu une fin douloureuse.
Pourquoi connaissons-nous cette succession d’échecs ? Selon notre thèse, les problèmes de l’Argentine, sans avoir de cause unique, ont d’importantes racines culturelles. C’est-à-dire qu’ils sont liés à certaines valeurs, croyances, règles et coutumes enracinées dans notre société et qui influencent notre façon de voir et d’agir en tant qu’individus ou en tant que groupe, dans l’économie, les institutions gouvernementales ou la société civile.
Facteurs culturels du développement
Les facteurs culturels du développement bénéficient d’une plus grande attention et reposent sur des fondements scientifiques renouvelés [1]. Si nous observons l’Argentine de ce point de vue, nous constatons qu’à côté des traits positifs de notre culture, d’autres agissent comme autant d’obstacles au progrès de la société et au bonheur de ses habitants. Ces valeurs, croyances et coutumes qui se sont formées puis transmises au cours de notre histoire, ont une grande inertie en partie parce que des phénomènes plus directement visibles (les phénomènes économiques par exemple) tendent à occulter leur existence ou nous conduisent à les sous-estimer ou à les ignorer. Toutefois, l’expérience d’autres pays (parmi lesquels l’Espagne est un bon exemple) laisse à penser que ces traits peuvent changer de façon consciente ou spontanée. « Développement », « progrès », « bonheur », « traits culturels positifs », ces termes sont chargés de relativisme d’un point de vue académique, bien entendu. Mais existe-t-il un modèle unique de développement ou de progrès ? Existe-t-il un concept plus relatif que celui du bonheur ? Quels sont les critères utilisés pour définir un trait culturel comme positif ou négatif ? Le problème avec le point de vue relativiste c’est qu’il mène à l’inaction. En pratique, nous sommes beaucoup d’Argentins à nous sentir frustrés et insatisfaits de notre société. Pour la majorité d’entre nous, il ne s’agit pas d’un problème académique mais existentiel. Même si nous ne savons pas comment, ni dans quel sens, nous sentons que nous devons changer. Quels sont ces phénomènes culturels qui, croyons-nous, sont à la base de nombre de nos problèmes ? Sans prétendre être exhaustifs ici, ni même distinguer leur importance relative ou causale, nous pouvons aujourd’hui en évoquer quelques uns parmi les plus importants. En premier lieu, la corruption qui, telle une pandémie, s’étend à toutes nos institutions et prend la forme de prébendes, abus direct de biens publics, clientélisme et népotisme pour la sélection et la promotion de fonctionnaires. On sait que l’Argentine occupe une place peu reluisante dans l’indice de perception de la corruption de l’organisation Transparency International [2]. Ecartons l’idée que la corruption est un phénomène des années 90. Il suffit de se souvenir ce que Discépolo avait écrit en 1935 : « Celui qui ne vole pas est un idiot ». En lien avec ce qui précède, on y voit une forme extrême d’individualisme que nous appelons parfois la « mentalité du sauve qui peut » qui a en outre des liens destructeurs incarnés dans une méfiance profonde vis-à-vis des autres et notre faible capacité à nous associer et à coopérer sur des projets collectifs. L’enquête mondiale des valeurs que dirige Ronald Inglehart montre qu’au début des années 90, l’Argentine était l’un des pays où la proportion de personnes qui faisait confiance aux autres était la plus basse. La confiance entre les personnes est un élément clef du capital social, décisif pour le développement économique et le bon fonctionnement des institutions démocratiques [3]. L’individualisme extrême et la méfiance sont également liés à l’anomie, qui a un effet désintégrateur non seulement sur notre vie quotidienne, lorsque nous ne respectons pas le code de la route ou les horaires pour sortir les poubelles, mais également sur le fonctionnement institutionnel lui-même, lorsqu’il se traduit par l’omission, l’altération ou le remplacement des règles au gré des besoins du détenteur du pouvoir, qu’il soit président, recteur d’université ou fonctionnaire subalterne d’un organisme public ou l’un de ses parents, amis ou protégé [4]. Quant à notre éthique du travail, la prétendue « vivacité créole », philosophie du progrès qui suit la loi du moindre effort et ignore les règles, le sens de la responsabilité et de la considération pour les autres, peut-être apporte-t-elle des avantages individuels à court terme mais elle a eu et elle a un effet dévastateur sur l’ordre commun, particulièrement dans le domaine économique. L’habitude de rejeter la culpabilité de nos problèmes sur l’Autre est peut-être le trait culturel qui nous est le plus préjudiciable, non seulement parce qu’il encourage la paranoïa et égare la pensée et l’action mais aussi parce qu’il accorde un sauf conduit à l’apitoiement sur notre sort. Si Juan ne gagne pas beaucoup d’argent, il va cesser de payer ses impôts sans problème de conscience, puisque les coupables ce sont les grands fraudeurs. Même si Maria a des opinions "progressistes", elle n’aura pas de remords à commettre un "petit" acte de corruption puisque nous savons que la "vraie" corruption est ailleurs. Quant à Pedro, chef d’entreprise, il emploie ses ouvriers au noir sous prétexte qu’il est impossible d’être rentable tant que l’état éléphantesque maintiendra des taux d’intérêts aussi élevés. L’axiome argentin selon lequel « le coupable, c’est l’autre » n’a pas d’exclusivité idéologique. Parmi les nombreux « grands coupables » de nos malheurs on a identifié aussi bien « l’Etat » que le « Marché ». Le lecteur peut passer en revue la longue liste de personnalités historiques coupables de ce qui nous arrive, depuis l’époque de la vice-royauté jusqu’à hier. Tout ceci a donné le jour à une vision sans relief de l’histoire et de l’actualité, vision qui invoque une lutte des « gentils » contre les « méchants » ou, dans sa plus mauvaise version, entre les anges et les démons, auquel cas le besoin d’un dogme et d’une croisade religieuse viennent s’ajouter et on connaît la fin de l’histoire. La critique de l’habitude de culpabiliser l’autre ne cherche pas à exonérer qui que ce soit de ses responsabilités mais elle souligne simplement que l’état de notre société n’est pas distinct de notre façon d’agir en tant qu’individus et en tant que groupes. Ma façon de penser le monde et d’agir sur celui-ci crée le monde qui m’entoure. Comme l’a écrit David Bohm, si nous nous approchons d’un homme dans l’idée que c’est un ennemi dont il faut se défendre, il réagira de la même façon et la théorie sera confirmée.
Raisons de l’optimisme
Il n’y aurait donc pas de place pour l’optimisme ? Nous croyons que si. La société argentine possède aussi un patrimoine culturel vraiment précieux, potentiel que nous sommes peut être enclins à sous-estimer aujourd’hui à cause de l’estime de nous-mêmes héritée de l’échec. Nous n’avons pas que des écrivains et des artistes reconnus dans le monde. Nous sommes le pays latino-américain qui a reçu le plus grand nombre de Prix Nobel en sciences : Leloir, Houssay et Milstein, alors que l’Espagne (qui fait aujourd’hui partie de l’élite des pays les plus développés) n’en a eu que deux et le Mexique, un. Ce n’est pas un hasard : ces prix nous démontrent qu’en dépit des difficultés, nous produisons encore des scientifiques de premier rang. Nous savons qu’il s’agit presque toujours de réussites personnelles et que pour la majorité, ces scientifiques travaillent à l’étranger. L’absence de politique publique et privée en science et technique reflète également nos priorités culturelles. Les inscriptions à l’université montrent que les professions libérales et les sciences humaines sont préférées aux sciences pures et à la technologie, à l’exception révélatrice de l’informatique. Malgré tout, il semble que notre pays produise spontanément plus que des pâturages et des joueurs de football et ceci s’explique en grande partie par la valeur que notre classe moyenne accorde encore à l’éducation, au désir de progresser dans la vie (souhait qui en conduit beaucoup à prendre le chemin de Ezeiza). L’Argentine a su créer quelques entreprises nationales de rang mondial. Elles sont peu nombreuses mais elles existent. Elles sont présentes dans différentes régions du monde, avec des produits et services à haute valeur ajoutée. Cela signifie que le capital humain pour jeter les bases d’une économie compétitive est présent ou qu’il peut se développer. Enfin, ils ne sont pas rares les Argentins qui se sentent mal à l’aise à cause des traits culturels dévalorisants énumérés plus haut. La réaction spontanée de ceux qui ont manifesté pacifiquement le 19 décembre sur la Place de Mai et la croissance du bénévolat de ces dernières années montrent clairement que notre capital social augmente. La corruption est un problème qui occupe le premier ou le deuxième rang de la liste des préoccupations de l’opinion publique depuis des années même si celle-ci, aujourd’hui, ne s’intéresse qu’à ses manifestations les plus visibles, c’est-à-dire les « hautes sphères ». La toile de fond de ces changements culturels pourrait bien être le poids démographique croissant des nouvelles générations, particulièrement de celle qui a grandit et a été élevée sous la démocratie (changement de génération qui ne se reflète pas encore dans la classe dirigeante, ce qui explique en partie la crise de cette dernière). Ainsi, une vision équilibrée de la question culturelle doit faire l’inventaire de l’actif et du passif et imaginer des actions concrètes, publiques et privées, individuelles et collectives pour dépasser les traits culturels qui constituent des obstacles et promouvoir ou orienter les plus précieux.
La culture, problème structurel
Pour ceux qui participent aux décisions de politique pratique, les questions culturelles semblent trop abstraites ou peut être sans importance. Un administrateur honnête du gouvernement fait face à des problèmes urgents du type : comment vais-je trouver de l’argent pour payer les salaires le mois prochain ? Ou comment pourrais-je étendre ce poste budgétaire pour distribuer de la nourriture aux pauvres ? La même chose pourrait s’appliquer au gérant d’une entreprise pas rentable qui se rend compte qu’il lui est impossible d’être compétitif à cause de ses frais. Néanmoins, la nécessité de faire face aux situations urgentes et « concrètes » ne devrait pas repousser indéfiniment la solution des problèmes structurels. Pour compliquer encore plus les choses, la nature latente et apparemment incompréhensible de la culture nous empêche parfois de reconnaître que c’est une cause importante. Selon la lignée idéologique, beaucoup diront que les problèmes véritablement structurels sont peut-être le taux de change, l’excès des dépenses publiques ou les bas salaires qui dépriment la demande interne ou le « modèle » économique…La culture ne joue-t-elle pas un rôle dans ces situations ? Pourquoi, dans certains pays, les organisations publiques sont-elles très efficaces, leurs fonctionnaires honnêtes et pas dans d’autres pays ? Pourquoi dans certains pays les entreprises privées, respectent-elles le consommateur et pas dans d’autres ? Le problème résiderait donc dans le modèle économique ? Certains reconnaissent la force de la culture mais ils supposent que c’est un état immuable. « C’est culturel » est l’argument courant pour dire qu’on ne peut rien y faire, seulement espérer le changement. D’autres nient le poids des valeurs, des croyances et des modes de comportement et leur capacité à changer mais le rôle qu’ils leur assignent est subsidiaire et dépend de structures prétendument plus basiques ou fondamentales, comme la réorganisation économique et institutionnelle. Les solutions passeraient donc par l’introduction de modifications appropriées dans ces domaines, modifications qui conduiront au changement culturel opportun. C’est une idée séduisante à plusieurs égards : elle se centre sur des faits et des processus facilement visibles et mesurables, elle offre un plan d’action simple et repose sur la prétendue vraisemblance, explicite ou implicite, selon laquelle la culture se crée et se recrée pour s’adapter à l’environnement. Avec l’évolution de l’environnement économique et institutionnel, les individus et les groupes changeraient de comportement pour s’adapter aux nouvelles conditions. Si l’idée de la fonction adaptative de la culture est effectivement valable jusqu’à un certain point, elle ne semble pas fonctionner de façon mécanique. La culture possède une inertie. Peut être qu’elle s’adapte au nouveau scénario économique ou institutionnel dans une certaine mesure mais elle l’assimile et l’interprète à sa façon en neutralisant ou en déformant parfois ses objectifs initiaux.
Culture et changement institutionnel
Une société peut adopter rapidement les formes institutionnelles de la démocratie mais les différents acteurs ne penseront et ne se comporteront pas selon un mode démocratique pour cette simple raison. Il est évident que le schéma institutionnel définit un cadre d’apprentissage et favorise l’apparition de comportements démocratiques mais les changements, s’ils ont lieu, prendront du temps, sauf si les conditions culturelles préalables sont favorables.
Presque vingt ans après le retour de la démocratie nos institutions laissent beaucoup à désirer et les habitudes autoritaires, dont les relations patron-client sont l’une de ses manifestations les plus courantes, se sont atténuées mais elles n’ont pas disparu. Ce type de conduite, ainsi que l’offre et la vaste acceptation de prébendes retranchent ou annulent l’efficacité de presque tous les plans de politique publique, actions de décentralisation et autres projets destinés à améliorer la qualité de l’action publique. Dans une étude menée sur plus de vingt ans, Robert Putman a exploré les résultats du profond changement institutionnel de l’Italie des années 70 lié à la création des gouvernements régionaux. Ses conclusions étaient on ne peut plus claires. Les résultats du nouveau schéma institutionnel étaient bien meilleurs dans les régions plus développées du Nord que dans les régions historiquement en retard du Sud. Cependant, les différences de résultat institutionnel mesurées objectivement ou selon le niveau de satisfaction des citoyens ne s’expliquaient pas tant par les différences socio-économiques que par la culture civique prédominante dans chaque région. Dans le Nord, les nouveaux gouvernements ont été mis en place dans un contexte social déjà axé sur un réseau étoffé d’associations locales, un engagement actif de la population dans les domaines communautaires, l’égalité des relations politiques, la confiance mutuelle et le respect de la loi. Dans le Sud, le contexte était bien différent : la participation politique et sociale était organisée verticalement, selon le mode patron-client ; la suspicion et la corruption étaient considérées comme normales ; le non respect de la loi était attendu et la participation associative, rare. Putman signale que les régions avec la plus forte culture civique « attendent un meilleur gouvernement et l’obtiennent (en partie grâce à leurs propres efforts). Ils demandent plus de services publics efficaces et sont disposés à agir collectivement pour atteindre des objectifs communs. Leurs homologues des régions moins civiques endossent plus souvent le rôle de suppliants aliénés et cyniques » [5]. Ces conclusions contredisent les hypothèses du courant néo-institutionnaliste des sciences politiques et pour lequel la conduite des acteurs politiques est fondamentalement influencée par les règles et la structure d’une institution. En utilisant la théorie des jeux et de mode d’action rationnel comme outil d’analyse, ce courant ne confère pas de rôle important aux particularités culturelles.
Réforme économique et contexte culturel
Les économistes, auxquels les néo-institutionnalistes ont emprunté leur appareil méthodologique, ne sont pas non plus à l’aise avec les phénomènes culturels, difficiles à définir et mesurer. En 1996, une article de « The Economist » réagissait aux études sur l’importance de la culture (comme celle de Putman que nous venons de citer) et minimisait son influence face aux forces croissantes de la mondialisation économique et de l’action des gouvernements [6]. En économie, des postulats largement acceptés régissent l’idée selon laquelle la nature humaine est uniforme et que les faits économiques ont des causes exclusivement économiques (Nous, les Argentins, sommes habitués à entendre que les marchés ne sont pas affectés par de mauvaises décisions économiques mais bien par les « bruits » politiques). Si ces hypothèses sont exactes, le développement économique se produira si les agents reçoivent les signaux adéquats, peut importe qu’il s’agisse de l’Amérique Latine ou de l’Asie du Sud Est. Au contraire, si la culture a de l’importance face aux mêmes signaux du marché, les individus de la culture A pourraient réagir d’une façon et les agents de la culture B réagir d’une autre façon. Au cours de ces dernières décennies, le Sud Est Asiatique s’est développé à une vitesse inédite dans l’histoire, par le biais d’une politique dynamique d’intervention de l’état. Joseph Sitglitz, Prix Nobel et ex-économiste de la Banque Mondiale a reconnu que la dernière crise financière de la région n’excluait pas les réussites économiques de cette politique. Néanmoins, presque simultanément, l’interventionnisme gouvernemental et le protectionnisme ont produit des résultats plus que maigres en Amérique Latine. Il ne fait pas de doute que les différents contextes socioculturels expliquent une bonne part de la différence [7]. De même, les réformes de marché menées en Argentine et dans d’autres pays d’Amérique Latine dans les années 90 connues sous le nom du « consensus de Washington » ont sous-estimé le poids de la culture ou elles partaient du postulat implicite selon lequel celle-ci allait changer rapidement face aux nouveaux signaux ou sous la pression de conditions de marché différentes, comme la concurrence internationale.
Cependant, le sens que les agents économiques confèrent aux "signaux" est influencé par la culture, de même que l’éventail d’alternatives d’action qu’ils peuvent concevoir et les critères qu’ils utilisent pour faire leur choix parmi ces alternatives. Par exemple, face à une concurrence acharnée, un chef d’entreprise argentin peut décider de vendre l’entreprise fondée par son père ou son grand-père, dans des circonstances où un chef d’entreprise allemand se défendrait probablement bec et ongle. Alors qu’il dressait un bilan de ces réformes, l’économiste John Williamson, auteur de l’expression « consensus de Washington », conclut, à la lumière de ses résultats que celles-ci sont « nécessaires mais insuffisantes pour promouvoir le développement » et convient avec Sitglitz de « l’importance du capital social etorganisationnel ».Ilremarque que les « bonnes politiques peuvent être sabotées par de mauvaisesinstitutions » et souligne la décision de la Banque Mondiale de « lancer une croisade contre la corruption » [8]. Quant à Stiglitz, il va beaucoup plus loin et préconise un élargissement des objectifs de développement, l’investissement en capital humain, l’action gouvernementale en tant que complément aux marchés et l’adoption de mesures pour améliorer la qualité du fonctionnement institutionnel, dans un ensemble de politiques qu’il propose comme un « post consensus de Washington ». Selon lui, les institutions « déterminent l’environnement où les marchés opèrent. Un environnement institutionnel faible laisse les organismes et les fonctionnaires publics recourir à des procédés arbitraires ». Mais il observe aussi qu’il a été difficile de prévenir la corruption dans les monopoles privatisés en Russie alors que la Chine est parvenue à de meilleurs résultats en stimulant la concurrence sans privatiser ses entreprises publiques [9]. A la lumière de la preuve empirique, ces économistes comprennent que pour atteindre les objectifs de développement, les mesures de la sphère économique doivent être complétées par des actions d’ordre institutionnel. Mais, comment changeons-nous les institutions ? En modifiant leur conception et en espérant que la théorie des jeux va marcher ? Ou une forme d’action spécifiquement socioculturelle serait-elle indispensable ? Il est possible qu’il n’y ait pas de simples relations de détermination mais plutôt des influences mutuelles entre la culture, l’économie, la technologie et le système institutionnel. Par exemple, certaines conditions culturelles seraient favorables à l’apparition ou l’adoption de conduites et structures économiques données. Le changement technologique et économique impliquerait à son tour un changement culturel même si chaque culture laissera son empreinte particulière dans le processus. Une nouvelle conception institutionnelle et les traits culturels particuliers où elle s’établit influenceraient simultanément la conduite des acteurs et déboucherait sur des phénomènes suis generis. Ces interactions révèlent toute leur complexité lorsque nous reconnaissons que le type particulier de trait, conduite ou structure considérée est important, de même que le moment et l’ordre d’exercice des influences.
Pas de solution magique
Il existe un cas particulier de changement culturel : le changement brutal à cause de l’effondrement d’un système social ou à cause d’une grande crise historique. Il s’agit d’une forme extrême qui s’explique par la fonction adaptative de la culture. Une société change rapidement quelques unes de ses valeurs, normes ou formes de comportement lorsqu’elle sent que sa survie est en danger. En général, le prix en est extrêmement élevé. Les sociétés disparues montrent que l’adaptation n’est pas garantie. Jusqu’à présent, nous semblons disposés à changer uniquement de cette façon. Pour nous limiter au passé récent, il nous a fallu des milliers de disparus et la défaite d’une guerre pour comprendre que nous devions vivre en démocratie. Il nous a fallu passer par une hyperinflation avec peu de précédents dans l’histoire universelle pour nous apercevoir qu’il ne fallait pas imprimer tant de monnaie et il nous faut un autre désastre pour comprendre que nous ne devons pas non plus émettre tant d’obligations sur dette. Faut-il que chacun de nos systèmes s’effondre, université, justice, partis politiques et autres pour mettre en place les changements nécessaires ? La solution des problèmes argentins ne passe pas par une mesure unique prise isolément, comme la dévaluation, un choc distributif ou une mesure de politique d’équilibre fiscal. Elle ne viendra pas du ministère de l’économie, ni d’un leader « fort » qui nous guiderait dans une croisade. La société argentine a devant elle un travail collectif où il sera indispensable de disposer d’une bonne direction, de prendre les décisions économiques idoines et mettre en place les changements institutionnels mais qui doit aussi promouvoir l’engagement et la participation civique, rejeter les relations clientélistes et les remplacer par d’autres, égalitaires, par le respect naturel des lois et des règles de coexistence, par la confiance, la solidarité, la lutte contre la corruption à tous les niveaux et sous toutes ses formes (pas uniquement dans les « hautes sphères »), valoriser les connaissances, le travail et le mérite…Ce changement ne peut s’imposer « par le haut » bien que les dirigeants aient un rôle essentiel à y jouer. Ils ne manquent pas ceux qui, face la situation d’anomie évidente où nous vivons, affirment la nécessité d’une « poigne », d’une autorité forte qui ferait respecter les règles (mais qui, nous devrions déjà le savoir, commence par les transgresser).
Nous n’accorderons jamais de valeur au respect des règles imposées de l’extérieur sauf si nous comprenons que c’est nécessaire pour vivre mieux. Le meilleur symptôme de maturité civique est que le contrôle et les sanctions informelles, celles de l’ami ou du passant, sont plus importantes que celles de l’autorité légale. Comme nous le disions auparavant, la participation citoyenne croissante montre que les actions nécessaires pour stimuler et élargir ce changement culturel ont commencé, même si elles n’en sont qu’à leurs balbutiements. C’est cette même société qui les produit, par le biais de certains groupes, personnes et quelques dirigeants. Etant donné que les habitudes culturelles ne meurent pas du jour au lendemain, il y aura des problèmes, comme les ONG constituées pour déguiser des affaires ou des activités clientélistes. Néanmoins, il faut persévérer dans ce sens, par la création d’associations qui poursuivent des objectifs communs, par la formation de groupes qui promeuvent le changement culturel dans toutes nos institutions : publiques, civiles, professionnelles, entreprises, syndicats, éducation…tout processus de changement comporte une première étape de sensibilisation. C’est la plus difficile et nous en sommes à ce stade-là aujourd’hui. Les personnes et les groupes les plus dynamiques doivent œuvrer pour que la prise de conscience s’étende à des secteurs de plus en plus larges de la société. Quant à la classe dirigeante, elle devrait soutenir ce processus, le rejoindre et, si nécessaire, le stimuler mais par le biais d’une direction démocratique qui encourage l’apprentissage social, pas l’établissement de relations de dépendance entre dirigés et dirigeants. Il faut réaliser un travail dans les partis politiques pour renouveler les pratiques et les dirigeants et un travail de la presse pour soutenir ce processus de sensibilisation. Le rôle central de la classe dirigeante consiste à élaborer un projet pour le pays, pas d’aspirer à ce qu’un technicien résolve les problèmes depuis le ministère de l’économie. Ce projet comprend, comme nous le disions auparavant, un inventaire de notre passif et de notre actif culturel et les actions destinées à améliorer le résultat de ce bilan. Le projet d’un pays ne peut éluder le défi de la mondialisation. Comme nous l’avons vu, l’expansion mondiale des finances, le commerce, la technologie et la communication, bien qu’elle produise des changements dans les cultures individuelles ne va pas les dissoudre dans une « culture mondialisée ». Chaque culture s’adaptera à sa façon, avec plus ou moins de chance. Les nations devraient aspirer à gouverner ce processus d’adaptation pour prendre les éléments de la culture mondiale qui leur seront le plus utile et préserver leurs idiosyncrasies les plus précieuses, celles qui font de ce pays une culture unique, qui lui donneront une identité et une présence dans le monde et donneront un sens, au travers de ses manifestations sociales, culturelles et économiques, à sa contribution à l’humanité. Dans notre pays, sans changement culturel comme celui évoqué dans ces pages, aucun modèle ne fonctionnera. Nos systèmes et nos institutions continueront à sombrer, à exploser comme des bombes et, dans le meilleur des cas, à forcer des décisions correctes dont le coût social sera inutilement élevé. Nous devons avoir une vision juste de nous-mêmes, loin de la croyance extrême que nous sommes les meilleurs ou les pires de ce monde (idées issues de notre long isolement). L’Argentine est un pays moyennement développé qui réunit les conditions pour devenir une société plus riche, égalitaire et avancée. Elle le deviendra probablement. Reste à savoir quand et à quel prix.
Traduction de l’espagnol pour El Correo de : Agnès Debarge
REFERENCES :
[1] Nous faisons ici allusion au regain d’intérêt pour les aspects culturels du développement observé surtout dans les années 90, avec les travaux de Lawrence Harrison, Robert Putnam, Francis Fukuyama, Seymour M. Lipset, Ronald Inglehart et d’autres. En Argentine, où les penseurs qui confèrent de l’importance aux faits culturels ne sont pas légion aujourd’hui, il convient de noter les exceptions notables de Mariano Grondona et Marcos Aguinis. Voir le panorama de l’état actuel de la question chez Lawrence E. Harrison y Samuel P. Huntington, Culture Matters. How values shape human progress (New York : Basic Books, 2000.) Le lecteur trouvera une indication de cette compilation dans notre section publications.
[2] L’Index de Perception de la Corruption (CPI) de Transparency International couvre 91 pays. Les résultats du CPI pour l’an 2001 et où l’Argentine occupe le 57ème rang sont disponibles en ligne à l’adresse suivante : [http://www.transparency.org]. Il convient de souligner que le CPI ne mesure la corruption que dans le secteur public telle qu’elle est perçue par la population, les hommes d’affaires et les analystes et, par conséquent, comme le fait remarquer Transparency International, il ne donne qu’une facette de la corruption : "TI Press Release : 2000 Corruption Perceptions Index", Berlin, 13 septembre 2000. La corruption peut se définir plus largement et plus précisément ainsi que tous les moyens destinés à garantir la richesse ou le pouvoir par des moyens illégaux.
[3] La campagne 1990-1991 de l’Enquête mondiale des valeurs a été réalisée dans 43 pays. A peine 23% des personnes interrogées en Argentine ont manifesté leur accord avec l’affirmation « on peut se fier à la majorité des gens », chiffre qui dépasse seulement celui du Brésil, de la Turquie, de la Slovénie, de la Lettonie et du Portugal. Les pays les plus marquants en matière de confiance entre les personnes étaient la Suède (66%), la Norvège (65%), la Finlande (63%) et la Chine (60%). Voir Ronald Inglehart, Modernization and postmodernization. Cultural, economic and political change in 43 societies (Princeton : Princeton University Press, 1997), p. 359. Le chapitre argentin de l’enquête mondiale sur les valeurs a été confié à l’institut Gallup. Fukuyama a consacré un ouvrage à l’hypothèse selon laquelle le niveau de confiance d’une population conditionne de façon décisive sa capacité à établir des relations de coopération, à atteindre un certain bien-être et à développer une économie compétitive : Francis Fukuyama, Confianza. Las virtudes sociales y la capacidad de generar prosperidad (Buenos Aires : Editorial Atlántida, 2000.) Une analyse théorique et empirique de l’influence du niveau de confiance interpersonnelle et du capital social dans le fonctionnement des institutions démocratiques se retrouve chez Robert D. Putnam, Making democracy work. Civic traditions in modern Italy (Princeton : Princeton University Press, 1993), pp. 87-116 y 163-185.
[4] Dans un éditorial du journal la Nación, on pouvait lire : « La corruption enkystée dans les structures de la vie publique, l’existence de fonds publics réservés gérés discrétionnairement et qui échappent à tout contrôle, le fait extrêmement triste que l’Argentine détienne le record de décès par accidents de la route, la vente de boissons alcoolisées aux mineurs dans les commerces qui agissent au vu et au su de la police en violant des dispositions légales explicites font également partie de l’inventaire d’habitudes et de situations -de fait ou de droit - que la majorité des habitants de ce territoire souhaite éliminer ou changer et qui, néanmoins, restent inchangées sans que quiconque n’ose même les remettre en question ou les mettre sur la table des discussions ». La Nación, "De eso no se habla", 17 septembre 2000, p. 24.
[5] Robert Putnam, op. cit., p. 182. En 1993, l’auteur émettait un avertissement sur le faible capital social des pays de l’ex-bloc communiste et sur les problèmes qui en découleraient pour la stabilité politique et l’efficacité de ses gouvernements. Ses prédictions se sont confirmées. Comparons la situation de notre système politique imparfait et celui de l’une des anciennes républiques soviétiques. Observons, à titre d’exemple, ce qui se passe au Kazakhstan, nation d’Asie Centrale riche en pétrole et dont la densité de population est faible. Les partis politiques n’y jouent pas un rôle important puisque les décisions sont prises par l’entourage du président Nursultan Nazarbayev, ex-membre du Parti Communiste qui dirige le pays depuis 1991 et, selon des révélations de 1999, est titulaire d’un compte en Suisse. La majorité des partis avec représentation parlementaire ne sont que les prolongations du président qui en a fondé plusieurs. Les partis de l’opposition sont petits, ont peu d’accès aux médias et sont infiltrés par la police secrète. Les élections parlementaires de 1999 ont été manipulées par le gouvernement sous prétexte d’un risque de retour à la dictature communiste. Voir. Site web site du président du Kazakhstan : Voir
[6] The Economist, "Cultural explanations. The man in the Baghdad café", 9 novembre 1996, pp. 23-26.L’article commence par une remise en question de l’idée de Huntignton développée dans son ouvrage intitulé "Le choc des civilisations" selon laquelle les causes des conflits internationaux du XXIème siècle seront fondamentalement culturelles. Il évoque ensuite les auteurs qui se penchent sur les relations entre culture et économie, systèmes politiques et prise de décisions. Il trouve deux faiblesses apparentes. La première concerne la définition de la culture. Il souligne : « Les cultures ne sont pas des choses singulières. Ce sont des ensembles de caractéristiques. Le problème, c’est que ces caractéristiques sont hautement ambiguës. Certaines poussent dans un sens, d’autres dans un sens différent ». La seconde faiblesse serait que les cultures « n’opèrent jamais de façon isolée. Lorsqu’elles affectent la conduite des personnes, elles le font toujours dans le cadre d’une plus grande multiplicité ». Cette multiplicité comprend les politiques gouvernementales, le leadership personnel, le changement technologique ou économique, etc. (...) Comment pouvons-nous savoir si c’est la culture - et pas autre chose - qui est à l’origine d’un effet quelconque ? Impossible de savoir. Le problème de la causalité semble insoluble ». L’article conclut de la façon suivante : « tant que la culture exercera une influence importante tant sur les pays que sur les personnes, elle ne se transformera pas soudainement en quelque chose de plus important que les gouvernements ou les forces économiques impersonnelles (...) Et dans la multiplicité de tout ce qui exerce une influence sur la conduite des individus, le rôle de la culture est peut-être plus en déclin qu’en ascension, sous la pression de la convoitise expansionniste du gouvernement d’une part et de la mondialisation d’autre part ».
[7] Pour expliquer le « miracle asiatique », certains auteurs ont accordé une grande importance au rôle des valeurs confucianistes, favorables à l’éducation, au travail, à la motivation de la réussite et du mérite, même s’ils reconnaissent l’existence de courants croisés dans le confucianisme déjà observés par Weber dans son étude « The Religion of China ». Voir Lawrence Harrison : Qui prospère ? Les valeurs culturelles dans la réussite économique et politique (REI : Buenos Aires, 1994), pp. 97-133. A la lumière de la crise financière des années 90 provoquée par des investissements spéculatifs réalisés à l’abri de relations plus qu’étroites entre les hommes d’affaires et les fonctionnaires gouvernementaux, on a également analysé dans quelle mesure ces mêmes valeurs, pendant la transformation du contexte international ont pu inverser leur rôle et devenir contreproductives. Voir Dwight H. Perkins, "Law, family ties, and the East Asian way of business" y Lucian W. Pye, "Asian values : from dynamos to dominoes ?". Les deux articles chez Lawrence E. Harrison y Samuel P. Huntington, op. cit., pp. 232-255.
[8] John Williamson, "What should the Bank think about the Washington Consensus", World Development Report 2000, World Bank, July 1999. Disponible en ligne. Le consensus de Washington consistait en une série de réformes que Williamson lui-même résume de la façon suivante : discipline fiscale, réorientation des dépenses publiques dans des domaines qui offrent des retours économiques élevés et possibilité d’améliorer la distribution du revenu vers la santé primaire, l’éducation primaire et les infrastructures, réforme du régime d’imposition (vers des taux marginaux plus bas et une base de contribution élargie), libéralisation des taux d’intérêt, taux de change compétitif, libéralisation commerciale, libéralisation des investissements étrangers directs, privatisation, déréglementation (c’est-à-dire abolition des barrières à l’entrée et à la sortie), garantie des droits de propriété. Le lecteur intéressé trouvera une liste des articles les plus récents de John Williamson sur http://www.iie.com/staff/jwguide.htm
[9] Joseph Stiglitz, "More instruments and broader goals : moving toward the post Washington Consensus", World Bank, The 1998 Wider Annual Lecture, Helsinki, 7 janvier 1998. Une liste des articles de l’auteur, avec notamment un lien vers le dernier article cité, figure sur le site de la Banque Mondiale.