Le président argentin, Javier Milei, cherche à réduire l’État à sa plus simple expression en annonçant le mercredi 20 décembre un « décret de nécessité et d’urgence » (DNU) contenant 300 reformes et en remettant le 27 décembre au Congrès une « loi omnibus ». Une contestation grandissante se met en place dans la rue. Les syndicats appellent à la grève générale le 24 janvier.
Sans discussion préalable, Milei, à travers son DNU réduit le droit du travail par décret, annule des dizaines des lois, déréglemente le système de santé, ouvre la porte sans discernement aux importations, et limite la capacité de régulation de l’État. Le décret doit être approuvé par une de deux chambres du parlement argentin. Plusieurs recours ont été interposés contre ce décret jugé contraire à la Constitution.
Selon le juge Eugenio Zaffaroni, ancien membre de la Cour Suprême argentine (2003-2014), « C’est la première fois dans notre histoire qu’un pouvoir exécutif, dans un gouvernement constitutionnel, quelle que soit son idéologie et son orientation politique, entend légiférer par décrets de manière aussi massive, tumultueuse et désordonné jusqu’au chaos, en violation flagrante des dispositions de l’art. 99 de la Constitution qui déclare nulle toute réclamation de cette nature : Le Pouvoir Exécutif ne peut en aucun cas, sous peine de nullité absolue et irréparable, édicter des dispositions à caractère législatif »
Malgré le « protocole » répressif de la ministre de Sécurité Patricia Bullrich, plusieurs manifestations ont été organisées depuis le 20 décembre et des descentes spontanées au son des casseroles ont remplies les rues de Buenos Aires et dans d’autres villes de l’Argentine.
La « Loi omnibus »
Mercredi 27 décembre le président Milei a envoyé au Congrès son projet de « Loi omnibus » appelé "Bases et points de départ pour la liberté des Argentins". Le texte contient plus de 664 articles et 183 pages. Voici les principales réformes que le projet de loi propose:
- Déclare « l’état d’urgence public dans les domaines économique, financier, fiscal, de la sécurité sociale, de la défense, tarifaire, énergétique, sanitaire, administratif et social jusqu’au 31 décembre 2025 ». Cette période peut être prolongée de deux ans.
- Elle accorde au président des « super-pouvoirs » qui sont propres au pouvoir législatif.
- Elle interdit et pénalise la protestation sociale, qui est considérée comme un délit sans sursis, prison commune de 1 à 3 ans et demi en cas de mobilisation ; de 2 à 4 ans si des coupures des rues sont effectuées, et de 2 à 5 ans pour ceux qui appellent les gens à participer à une action, en incorporant la figure de l’organisateur. Elle considère comme un rassemblement ou une manifestation, une réunion « intentionnelle et temporaire » de 3 personnes ou plus dans l’espace public.
- Elle permet la renégociation et la résiliation des contrats de l’administration publique, en alléguant que les licenciements sont dus à l’urgence économique et au manque de fonds publics. Ainsi, ont été résilies les contrats des 7 000 travailleurs qui ont rejoint l’État au cours de l’année dernière, ce que Milei avait déjà imposé par décret.
- Si la loi est approuvée, l’Etat pourra emprunter, sans que le Congrès national habilite l’exécutif à le faire.
- Elle élimine la formule de mobilité des montants trimestriels de la retraite. Les augmentations seraient ordonnées par décret par le pouvoir exécutif jusqu’à ce qu’un nouveau mécanisme de mise à jour automatique soit mis en place. Cette mesure concerne également l’allocation universelle pour enfant (AUH), l’allocation universelle de grossesse (Asignación Universal por Embarazo) et d’autres prestations sociales.
- Indique les 41 entreprises publiques que le gouvernement a l’intention de privatiser. Administration des ports, Aerolíneas Argentinas, Société de solutions satellitaires, Aysa, Banco Nación, Banco de Inversión y Comercio Exterior (BICE), Casa de la Moneda, Contenidos Públicos, Corredores Viales, Correo (La Poste), Construction de logements pour la marine, Dioxitex, Educ.ar, Empresa Argentina de Navegación Aérea, Energía Argentina. Fábrica Argentina de Aviones "Brig. San Martín" S.A. Fabricaciones Militares, Chemins de fer, Innovaciones Tecnológicas Agropecuarias, Intercargo, Nación Bursátil, Pellegrini (Fondos Comunes de Inversión), Nación Reaseguros, Nación Seguros de Retiro, Nación Servicios, Nucleoeléctrica Argentina (NASA), Playas Ferroviarias de Buenos Aires, Polo Tecnológico Constituyente, Radio de la Universidad del Litoral, Radio y Televisión Argentina, Servicio de Radio y Televisión de la Universidad de Córdoba, Talleres Navales Dársena Norte, Télam, Desarrollo del Capital Humano Ferroviario, Belgrano Cargas y Logística, Administración de Infraestructuras Ferroviarias, Operadora Ferroviaria, Vehículo Espacial Nueva Generación, Yacimientos Carboníferos Fiscales (YCF), Yacimientos Mineros de Agua de Dionisio (YMAD) et YPF (Compagnie pétrolière argentine).
- Réforme électorale : les Primaires obligatoires (PASO) seront supprimées, le bulletin de vote unique sur papier est imposé et le mode d’élection des députés est modifié. Il s’agira de circonscriptions uninominales, c’est-à-dire qu’un seul législateur sera élu. Le nombre de circonscriptions sera égal au nombre de députés élus par province. Le nombre de législateurs à élire par province est également modifié en fonction du recensement de 2022.
- Education : Une évaluation périodique et excluante est établie tous les 5 ans pour tous les enseignants. Une évaluation sera également effectuée pour ceux qui terminent l’école secondaire. Les étrangers qui étudient à l’université sans résidence permanente devront payer des frais.
- L’importation et l’exportation d’hydrocarbures (pétrole et gaz) sont libéralisés. Cela permettra aux compagnies pétrolières de facturer sur le marché local l’essence et le diesel à un prix similaire à celui qu’elles recevront pour l’exportation. L’État ne pourra pas intervenir dans la fixation des prix, tant au niveau de la production que de la distribution. En outre, le marché des biocarburants est également libéralisé.
- Prononce la fermeture de l’Inadi (Institut national contre la discrimination, la xénophobie et le racisme).
- Elle réduit le champ d’application de la loi Micaela qui établit actuellement une formation obligatoire sur le genre pour les personnes qui exercent des fonctions au sein de l’État. La référence à la violence de genre est supprimée et limitée uniquement à la « violence familiale et à la violence à l’égard des femmes ». Des modifications ont également été apportées à la « loi des mille jours », qui concerne les soins de santé dans la petite enfance. Elle ne parle plus de « personne enceinte », ce qui inclut les trans, mais de « femme enceinte »
- Supprime l’Institut national du théâtre et le Fonds national pour les arts. En ce qui concerne l’Institut du Cinéma (INCAA), la principale source de financement est supprimée : 25 % des recettes de l’Ente Nacional de Comunicación, provenant de la taxe sur la facturation des chaînes de télévision et des chaînes câblées, iront directement aux caisses du trésor national. L’Ente Nacional de Comunicación (ENACOM) ne recevra que la « taxe cinéma » (10 % sur le prix des billets de cinéma), mais le reste de ses fonds dépendra de ce que lui enverra le ministère de l’économie. L’ENACOM ne pourra pas non plus dépenser plus de 25 % de ses revenus pour ses frais de fonctionnement et de personnel (actuellement, 50 % de ses revenus sont dépensés pour le personnel).
- Dans le cas de l’Instituto Nacional de la Música (INAMU), l’autonomie est supprimée et le « fonds de financement » d’une loi sanctionnée en 2012 - qui était le résultat de la lutte menée par les musiciens- est éliminée. Elle supprime également l’obligation de promouvoir les artistes locaux dans les spectacles de musiciens étrangers et de diffuser la musique nationale dans les médias publics.
- Elle supprime la « loi pour la défense de l’activité de vente de livres », qui garantit un prix similaire pour la vente de livres, et restreint le financement des bibliothèques populaires.
- Favorise un blanchiment des capitaux et un moratoire pour régulariser les dettes fiscales, douanières et de sécurité sociale dues d’ici le 30 novembre 2023.
Une des surprises a été l’incorporation du DNU lui-même dans le texte de la loi : plus de 300 abrogations et modifications de lois résumées en un seul point sur les plus de 600 articles de la loi. En principe, le projet de loi propose, à l’article 654, la ratification du DNU 70/23, cherchant ainsi à contourner le travail de la Commission bicamérale de procédure parlementaire.
Une autocratie constitutionnelle ?
Depuis le 10 décembre l’Argentine est dirigée par la fameuse « caste » que Milei avait tant dénoncé durant sa campagne électorale. Les membres de son cabinet et la plupart de ministres furent membres des gouvernements de Carlos Menem (1989-1999) et de Mauricio Macri (2015-2019). L’ensemble des articles cités ci-dessus ont été rédigés par les cabinets d’avocats de grandes corporations, principales bénéficiaires de l’orientation ultra-libérale et réactionnaire du gouvernement actuel.
Selon un dernier sondage, le président a perdu en quelques jours 6 points, passant de 60 % a 54 % d’image positive. La dévaluation du peso de plus 50 % (368 pesos pour un dollar à 800 pesos) a provoqué une augmentation des prix de plus de 40 % à 80 % suscitant la colère des argentins.
Le contenu des reformes et la méthode pour l’imposer vont à l’encontre d’un régime constitutionnel et bafouent une démocratie qui, pendant 40 ans, les argentins ont forgé avec acharnement. Élu avec 56 % des voix au ballottage, le parti de Milei dispose seulement de 38 députés et 7 sénateurs. Minoritaire dans les deux chambres, y compris avec les voix de ce qui reste de la coalition de Mauricio Macri, Milei se voit obligé de passer en force.
Il est parfaitement légitime que l’opposition s’organise, se mobilise et se décide à empêcher un recul historique des droits fondamentaux, propres des dictatures qui malheureusement ont sévi dans le pays jusqu’à 1983.
Le sociologue Ezequiel Ipar soutient que :
« Les démocraties occidentales doivent aujourd’hui faire face non seulement au malaise d’une mondialisation opaque et inégalitaire dans l’attribution des opportunités, mais aussi à la frustration d’une citoyenneté qui n’a pas trouvé de réponses dans les institutions depuis longtemps. Les droites radicales telles que celle incarnée par Milei en Argentine offrent à ces sujets frustrés de retrouver leur protagonisme à travers un repli narcissique et un autoritarisme paranoïaque qui désigne des boucs émissaires partout.
Il sera très difficile, dans ce contexte, de recréer la promesse égalitaire de la démocratie sans des accords à la hauteur du défi politique, sans des idées qui sortent les citoyens de la frustration, sans des responsabilités institutionnelles dans les autres pouvoirs publics et, fondamentalement, sans le courage des dirigeants politiques capables de dénouer les vieux conflits et de créer de nouvelles alternatives à l’arbitraire du pouvoir exécutif »
(Extrait de la « Revista Anfibia»).
Carlos Schmerkin* pour son blog personnel Carlos Schmerkin
[Carlos Schmerkin->https://blogs.mediapart.fr/carlos-schmerkin/blog/281223/milei-la-demolition-de-l-etat-argentin]. Paris, le 28 décembre 2023.
Carlos Schmerkin* Ancien réfugié politique argentin, co-auteur de « La colombe entravée, récits de prison, Argentine 1975-1979 » (2004), Editions Tiempo), membre fondateur de l’Assemblée de Citoyens Argentins en France (ACAF). Membre de l’Internationale Progressiste. @CSchmerkin