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26 octobre 2023

Élections en Argentine : une réparation, une mobilisation et un ton

par Diego Tatián*

 

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Il y a encore beaucoup de chemin à parcourir dans ces élections de 2023 et rien n’est encore terminé. Cependant, il semble que pour Sergio Massa, tout sera désormais plus facile.

L’interprétation du résultat électoral surprenant de dimanche 22 dernier confronte l’analyse à une complexité à déchiffrer, mais à mon avis elle révèle aussi un noyau simple à partir duquel doit commencer toute compréhension de sa signification : ces derniers mois, le gouvernement argentin - à travers le Ministère de l’Economie a adopté un ensemble de mesures sans équivoque en faveur de millions de personnes en situation d’adversité matérielle et de détérioration croissante. Motivées par l’urgence électorale, ces mesures réparatrices donnent l’impression qu’elles auraient dû être prises bien plus tôt, mais - tant dans la vie politique que dans la vie individuelle - les choses se passent souvent ainsi : par nécessité pour surmonter une difficulté extrême ou, comme dans le cas présent, pour éviter une chute apparemment irrémédiable.

Ce que les médias et certains discours qualifient péjorativement de « plan platita » (plan argent) n’est rien d’autre que le geste politique - tardif mais essentiel - de réorienter les ressources vers ceux qui ont le moins, en réduisant les impôts régressifs qui pèsent sur le monde du travail ou déduire les impôts sur la consommation de biens essentiels. Les majorités populaires - ainsi que les minorités exclues - sont prêtes à voter avec mémoire, pour autant qu’elles ne ressentent pas un abandon à la pure anomie du marché, cet abîme qui engloutit les vies et les modes de vie comme s’il s’agissait d’un précipice naturel inexorable.

Un gouvernement populaire ne pourra pas - au risque de se détourner lui-même - éviter ou déplacer la question de la redistribution, mais il devra aussi faire face à une question sociale plus profonde : comment établir les conditions juridiques, sociales, fiscales et culturelles pour que la production de richesses ne génère pas plus de pauvreté au lieu de la réduire (ce que Cristina Kirchner répète à l’envi dans un langage plébéien et direct : « pour qu’elle ne soit pas accaparée par quatre ou cinq malins »). Car laissé à sa propre exacerbation, le capitalisme génère bien plus de pauvreté que de richesse - et fait de l’une la condition de l’autre.

L’engagement de Sergio Massa, dimanche soir, de « ne pas décevoir » ceux qui ont renouvelé leur confiance au péronisme en dépit d’une adversité matérielle extrême, présuppose une décision d’affronter les pouvoirs et de prendre des décisions audacieuses sur la répartition actuelle des revenus. Ces dernières ont été rendues crédibles par les mesures concrètes de réparation mentionnées ci-dessus. Celles-ci sont bien sûr insuffisantes et ne constituent qu’une indication de parcours. Mais ce geste était très important pour renouveler la crédibilité.

Deuxièmement, le redressement frappant d’Unión por la Patria est le résultat d’une impressionnante mobilisation des autorités locales, des dirigeants territoriaux et des militants politiques dans pratiquement toutes les villes et provinces du pays. Ce que les médias de droite méprisent avec un soupçon de supériorité morale comme « l’appareil », n’est autre que la politique elle-même : l’outil presque unique à la disposition des forces populaires qui sont systématiquement diabolisées et calomniées par - oui - d’énormes « appareils médiatiques » qui remplissent quotidiennement l’opinion publique de haine et de peur. (Entre parenthèses : j’ai suivi la soirée électorale sur LN+ (chaîne de télé ouverte du journal conservateur « La Nación ») ; la désorientation, les gestes de déception imprévue, l’étourdissement qui ne permettait que de bafouiller, l’exposition de la « hilacha » (déception) et la maladresse frisant l’hystérie que leurs journalistes vedettes ne parvenaient pas à dissimuler à tout moment, était impressionnant).

Troisièmement, pour comprendre la surprenante victoire d’Unión por la Patria lors de ce premier tour électoral, le système de signes exprimés par chacun des candidats n’est pas indifférent. Sergio Massa a trouvé - ou construit - un ton convaincant et a fait des propositions sur ce ton. Au contraire, Patricia Bullrich, en colère et rancunière n’a jamais su, pu ou voulu se positionner sur autre chose que le dénigrement et l’élimination du kirchnerisme, c’est-à-dire sur la promesse d’en finir avec une force politique qui exprime des millions de personnes. Une rumination de passions tristes décantée dans une idée téméraire d’« ordre », qui, sans trop de dissimulation, fait allusion à la répression et s’engage avec une virulence grossière dans la destruction institutionnelle de la plus grande subjectivité plébéienne qui existe en Argentine. Javier Milei, quant à lui, semblait enfermé dans sa propre élémentarité, narcissique, auto-fasciné, arrogant et hautain ; une sorte de « Joker » argentin aux grimaces pétulantes dont les intentions menaçantes et sombres étaient - et sont - emblématiques d’un violent instrument de destruction.

Cela est devenu évident tout au long de la campagne et des débats. Également dans les discours de dimanche soir. Le contraste entre la tranquillité volontaire et ouverte de l’un des candidats (Sergio Massa) - sans doute complexe dans sa dérive politique mais qui dans cette affaire de contestation a réussi à montrer le meilleur de lui-même - et la violence gestuelle et linguistique des deux autres candidats avec des chances électorales -, était notable.

Un mot sur Myriam Bregman : elle est à mon avis l’une des meilleures énonciatrices que la gauche ait eu ces dernières années, malgré quoi sa proposition a succombé à la plus grande énigme du mécontentement social : pourquoi la frustration et le désespoir s’expriment-ils presque toujours dans les options de droite ou d’extrême droite au lieu de nourrir une voie de gauche ?.

Il reste encore beaucoup de chemin à parcourir et rien n’est encore terminé. Cependant, il semble que pour Massa tout sera désormais plus facile, qu’il lui suffira de continuer à faire ce qu’il a fait jusqu’à présent : ajouter de nouvelles mesures concrètes en faveur du camp populaire, radicaliser l’action militante et garder le même ton pour ouvrir un dialogue avec des milliers d’Argentins d’horizons politiques les plus divers, sans surenchère jacobine, mais avec une compréhension claire des intérêts qu’il représente.

Victime de lui-même, Milei est confronté à un scénario plus difficile : s’il continue à jouer le personnage suffisant et arrogant qui l’a mené jusqu’ici, il n’a aucune chance d’évoluer. Et encore moins s’il n’est pas un personnage mais, comme je le croie, une personnalité sans imagination politique, qui ne peut être autre chose que ce qu’il a montré jusqu’à présent.

Milei semble incapable de se mettre à la place de l’autre ou de suspendre son égocentrisme pour prendre en compte des points de vue qui ne sont pas les siens. Incapable de pratiquer ce que Hannah Arendt appelait la « pensée élargie », l’empathie politique semble totalement exclue. À cela s’ajoutent des usages linguistiques et des humiliations sans retour.

Formulée avec le sentiment d’opportunité, la proposition d’un gouvernement d’unité nationale que Massa propose dès le premier débat télévisé - en évidente harmonie avec la nécessité de produire des accords et que Cristina répète depuis tant de mois -, n’équivaut pas à un gouvernement neutre ou une illusion d’harmonie au-delà du conflit d’intérêts réellement existant. En l’absence d’un sujet politique déjà constitué, cette unité nationale doit être comprise comme la construction d’une majorité politique complexe et transversale pour avancer vers une société plus égalitaire et intégrée. Et capable de résister aux assauts transnationaux pour l’extraction des ressources naturelles.

Une construction, en somme, qui donne au gouvernement le soutien social et politique suffisant pour tenir enfin les promesses démocratiques - notamment les promesses d’intégration économique - dont le report inacceptable a mis la société argentine au bord du plus sinistre.

La société argentine peut sortir renforcée si elle désamorce et déjoue la menace certaine de détourner quarante ans de démocratie dans l’abandon de ses tâches, dont la première est de produire l’égalité qui rend la liberté possible et concrète. La dérive négationniste ne peut prospérer que si l’impuissance politique s’exerce sur les vies abîmées par l’échec de transformations qui ne peuvent plus être retardées. »

Diego Tatián pour El Destape

El Destape. Buenos Aires, 25 de octubre de 2023

Diego Tatián est titulaire d’un doctorat en philosophie de l’Université nationale de Córdoba (Argentine) et d’un diplôme en sciences culturelles de la Scuola di Alti Studi Fondazione Collegio San Carlo di Modena (Italie). Il travaille actuellement comme professeur à l’Université nationale de San Martín et travaille comme chercheur indépendant du Conicet au Laboratoire de recherche en sciences humaines de l’UNSAM. Ses derniers livres sont : Spinoza dissident (2019), Ce qui ne tombe pas. Journal de résistance (2019), Lectures imaginaires. Spinoza, bonheur et rébellion (2020), Le pays des enfants (2020), La haine. Considérations spinozistes (2021), Livre des Passages. Mythologies de Córdoba (2021), L’effet Deodoro (2021), Spinoza et l’art (2022) et Philosophie et vie. Douze leçons avec Spinoza (2023). Il a été directeur de la maison d’édition de l’Université nationale de Córdoba entre 2007 et 2011 et doyen de la Faculté de philosophie et sciences humaines de la même université entre 2011 et 2017.

Texte traduit de l’espagnol pour Carlos Schmerkin par  : Carlos Schmerkin

Carlos Schmerkin Conseil en édition, membre du comité éditorial du magazine « Books »
El Correo de la Diáspora

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