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4 novembre 2012

Argentine : « Cristinisme, progressisme et cacerolazos », le regard de Guillermo Almeyra

Une autre réponse aux questions de la Revue Sudestada

par Guillermo Almeyra *

 

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Sur quels axes idéologiques et stratégiques repose aujourd’hui le projet des Kirchner, sur le point d’atteindre dix ans de gouvernement ?

Comme pour le péronisme et le nationalisme révisionniste (Rosas, Peron) la crainte de la rupture avec le système de « los negros », « los grasas », « los descamisados » [1]– alors que ce ne sont pas mots « affectueux » mais la forme dans laquelle ils voient leur base d’appui - le kirchnerisme a pour des fondements la défense du capital, la diffusion de la croyance en l’unité nationale entre exploités et exploitants (« nous sommes tous argentins »), le rejet de la lutte des classes sauf à l’accepter seulement comme simple redistribution des revenus mais en maintenant la subordination des travailleurs au capital.

Le kirchnerisme théorise le capitalisme keynésien et d’assistance mais favorise fondamentalement le grand capital industriel et financier.

Il récupère de Perón l’espoir de former un bloc avec une bourgeoisie nationale pratiquement inexistante et qui vit de l’appareil étatique et de construire une « Argentine puissance ». Son nationalisme est autiste (il voit l’Argentine séparée du monde et d’où le fait qu’à ce qu’on suppose nous soyons « blindés » contre la crise mondiale) et exclut des plans stratégiques une intégration régionale qu’il voit seulement comme le complément de ses besoins et qui ne fait rien pour la promouvoir ni la faciliter.

L’étatisme kirchneriste est, de plus, faux. À la différence du nationalisme de Perón et des militaires avant celui-ci (comme Mosconi ou Savio) l’État pour le kirchnerisme n’a pas de fonction stratégique si ce n’est qu’il est là pour aider les capitalistes à conserver leur taux de profit élevé, au coût d’une chute des salaires réels des travailleurs et d’une augmentation de la productivité des mêmes. Le kirchnerisme n’a jamais pensé à ré-étatiser les grandes entreprises privatisées, à des plans stratégiques pour l’énergie et la substitution inévitable des énergies non renouvelables, les chemins de fer, la marine marchande fluviale et maritime ni en un développement industriel réel au moins en réduisant la rente agraire, comme l’ a fait Perón avec l’IAPI. Il n’a pas de plans même pour demain, il bouche des trous, accepte le primarisation de l’économie comme quelque chose d’inévitable et fatal.

À la différence du développementisme cepalino (Raul Prebisch) qu’ a essayé Frondizi en substituant les importations et en développant avec des technologies et des capitaux étrangers quelques leviers basiques de l’économie, dans le néo-développementisme kirchneriste, il n’y a pas de place ni même en apparence de stratégie. Son pragmatisme est extrême et désespéré : il sort du trou Aerolineas Argentinas mais pour après la laisser plonger ou cherche à sauver YPF comme entreprise mixte après avoir contribué à sa démolition par action ou omission et, en même temps, accepte la destruction des glaciers, la grande industrie minière dévastatrice, la sojatisation des terres cultivables ou accorde des logements sans aucun plan urbanistique et de développement territorial.

Sur le plan international, Perón a essayé la pitrerie de la Troisième Position tandis que pour le kirchnerisme tout est réduit à une rhétorique sudaméricaniste mais donne pour perdus aux mains des États-Unis le Mexique et Porto Rico, dont on ne parle jamais, et les positions concrètes du gouvernement (les troupes en Haïti, le conflit avec l’Iran, le paiement de la dette extérieure, etc.) se soumettent aux exigences de Washington. Le pays continue de pratiquer une politique internationale néolibérale et sa dépendance ne réduit pas mais augmente. Les différences avec les plans de Washington (ALCA, par exemple) sont l’expression de la résistance de la part d’un gouvernement qui veut représenter les intérêts historiques d’une bourgeoisie nationale fantomatique mais n’offre pas d’alternative puisque l’intégration dans le Mercosur est avant tout un mélange entre des arrangements internes de filiales de grandes sociétés multinationales situées au Brésil ou en Argentine et les conflits d’intérêts entre les industries légères et les exportateurs-importateurs des deux pays.

Comme Alfonsín, qu’il idéalise, le kirchnerisme a aspiré à certains moments à dépasser l’yrigoyenisme et le péronisme de Perón et à créer un « troisième mouvement historique ». Mais, comme Alfonsín, il l’a fait en s’appuyant non sur les travailleurs et moins encore sur une doctrine « justicialiste » avec la prétention de ne pas être capitaliste, mais sur les classes moyennes et sur les sentiments démocratiques. Pour cela, il n’ a pas intégré les syndicats pour dominer totalement la bureaucratie syndicale - qui est un instrument bourgeois et fait partie de l’État - comme l’ a fait Perón, mais il cherche à s’appuyer sur l’appareil clientéliste étatique (gouverneurs et maires) et à avoir une relation directe, personnelle, entre le Leader ou le Chef et le nuage humain de la « base » plébéienne dans laquelle les travailleurs sont dissous.

Le gouvernement de Perón avait deux jambes : la bureaucratie syndicale soumise comme corporation à l’appareil de l’État, qui contrôlait le mouvement ouvrier, qui l’appuyait, et la majorité de l’armée et menaçait les deux « jambes » l’une avec l’autre, agissant comme un arbitre et un leader. CFK s’appuie, en revanche sur un double vide : dans lequel la séparation et le discrédit de l’opposition la laisse faire et dans celui qui existe à sa gauche, compte tenu du sectarisme des divers héritiers de Nahuel Moreno et de Silvio Frondizi et la carence idéologique des deux , qui n’ont pas étudié le pays, ni ne proposent des politiques crédibles et possibles, qui puissent toucher dans l’immédiat le système, et ils se limitent à la défense insuffisante mais nécessaire des droits démocratiques et de la lutte syndicale antibureaucratique. Parler de bonapartisme ou de césarisme c’est lui faire trop d’honneur : elle danse sur le fil au-dessus de ce vide.

Idéologiquement, son « philosophe » n’est rien moins qu’Ernesto Laclau, qui propose que CFK soit un nouveau De Gaulle et qui parle d’un régime « populiste » parce que pour lui les classes et la lutte des classes n’existent pas. Perón essayait de donner une certaine dignité à sa politique réactionnaire et utilisait Jauretche, Marechal (avec son catholicisme et tout), Scalabrini, Ramos qui ont tenté de théoriser pour le pouvoir, formant une espèce de chœur tragique grec. Le kirchnerisme s’exprime en revanche à travers le « 678 » et les si « éclairantes » « Cartas Abiertas » qui, dans leur araméen basique, se bornent à applaudir le pouvoir, comme des quelconques fans de football.

Quels paradigmes de la politique argentine ont été modifiés pendant cette gestion de presque dix ans et quels autres demeurent en vigueur ? Les continuités ou les ruptures se distinguent elles par rapport aux gestions précédentes ?

La principale rupture avec les gouvernements précédents postérieurs à la dictature est la condamnation des militaires et la défense des droits de l’homme en général. Et la principale rupture avec eux et avec le péronisme de la première heure lui-même et avec tous les gouvernements depuis ce temps-là, c’est la réduction importante du poids et de la pression dans la politique étatique des appareils répressifs (l’Église, en premier lieu, bien qu’en grande partie comme résultat de l’instauration des valeurs du Consensus de Washington, qui a affaibli les religions, et aussi les forces armées, comme conséquence de la catastrophe politique et morale avec la dictature et la guerre des Malouines).

Cela est positif et, dans une certaine mesure, résulte d’une tentative délibérée du kirchnerisme d’élargir sa base de manœuvre en s’appuyant sur le consensus populaire sur ce terrain.

Une autre différence avec le péronisme de Perón, c’est la nettement plus faible répression des grèves et des manifestations (que ce dernier n’acceptait pas) et la liberté de la presse non seulement pour les médias en situation de monopole mais aussi pour les organes syndicaux et des partis. Les deux choses s’expliquent en grande partie par la situation politico-sociale qui règne à partir de 2001 quand le gouvernement sorti du duhaldisme n’était pas réellement menacé, ni de la gauche sociale, compte tenu de la désorganisation et de l’éclatement des travailleurs, ni par la droite, compte tenu de la rupture de celle-ci avec les classes moyennes urbaines à travers les cacerolazos.

Il y a une continuité en revanche dans la corruption du menemisme et de l’Alliance et des gouvernements successifs, dans la corruption de la police et de l’administration et cette continuité est assurée par le rôle clef au sein du gouvernement d’ex-membres connus de ces gouvernements du passé. La continuité existe aussi avec le péronisme dans le décisionisme vertical qui met le Président par dessus tout et tous bien que formellement les pouvoirs républicains de contrôle du pouvoir exécutif fonctionnent. Elle existe également dans la dépolitisation organisée qui s’exprimait dans « du travail à la maison et de la maison au travail » et qui s’exprime maintenant dans le football pour tous et à toute heure. Cette continuité existe, enfin, dans la politique anti indigène de Perón et de tous les gouvernements successifs, malgré la démagogie et les déclarations pour la galerie [en fr dans le texte].

De plus, comme dans toute l’histoire argentine, où les uniques partis politiques furent le socialiste et le communiste, le kirchnerisme, ainsi que le péronisme politique ou le radicalisme, n’est pas un parti mais une alliance transitoire amorphe entre de divers intérêts opposés et personnalités bourgeoises locales. Moyano imite pour sa part Vandor dans sa vaine intention de contrôler le péronisme qui dépend seulement de son Leader et CFK gouverne comme un roi français du Moyen âge, servant d’intermédiaire entre les ducs provinciaux ou du Conurbano (banlieue) et affrontant des Frondes continues de son personnel gouvernant. D’autre part, de même que les Kirchner ont été, comme on le disait avant, des gens de Menem et de Duhalde, leurs ministres et cadres viennent du duhaldisme, d’Alsogaray, du menemisme ou même du développementisme frondiziste.

Quels sont les problèmes que n’a jamais pu résoudre le kirchernisme et quels sont les autres qu’il n’a jamais eu envie de résoudre ?

Le chômage, le travail au noir, la séparation des travailleurs, tout ce qui est fonctionnel pour sa politique qui consiste à maintenir des salaires réels bon marchés et un taux de profit élevé pour construire un appareil industriel et un marché interne, c’est à dire, un pays pour environ 20 millions d’habitants pas plus, ce qui est nécessaire pour faire du commerce avec le Brésil dans le Mercosur et pour attirer quelques investissements.

La nécessité d’exproprier la rente agraire des grands trusts agroalimentaires et de l’oligarchie en général et de réorganiser le transport par le chemin de fer et les voies fluviales, (pas sur les routes ce qui favorise seulement les entreprises automobiles, contamine les champs et coute très cher en énergie).

L’obtention de la souveraineté alimentaire dans un siècle où les aliments seront de plus en plus chers. On ne peut pas produire pour la consommation animale d’autres pays ou pour du combustible en arrêtant de planter ou d’élever des animaux pour la consommation humaine. Le désintérêt total pour un plan territorial non seulement pour l’Argentine mais pour tout le Mercosur (par exemple, un train Buenos Aires-Sao Paulo).

La défense de l’environnement : l’extractivisme néo-développementiste a mené le gouvernement à considérer au niveau zéro les coûts environnementaux : eau, glaciers, terres arables, l’air (il a installé des usines thermiques à charbon et parie sur des usines nucléaires, quand il a sous la main les vents et les marées de la Patagonie et de très grands fleuves).

Le gouvernement n’a non seulement rien fait contre la grande industrie minière ni celle du soja, mais il a promu les deux avec énergie et les a transformées en ses as dans son jeu.

Dans beaucoup de secteurs on fait référence au projet comme exemple du « moindre mal », en contrepoint à l’émergence d’une opposition d’extrême-droite. Quelle est votre opinion sur ce point de vue ?

Il y a la gauche sociale, les luttes antibureaucratiques ou les revendicatives sont aussi là, il y a les militants ouvriers et sociaux de nombreuses organisations et des partis membres du FIT, bien qu’ils ne se rappellent pas, sauf rarement, de collaborer entre eux et de chercher une politique commune. Mais il n’y a pas de gauche politique de poids parce que ces partis mettent un signe d’égal entre la bureaucratie syndicale et les travailleurs péronistes, ce qui est faux, parce qu’entre les deux groupes existe une relation dialectique où l’alliance « des bases » avec la bureaucratie dérive de ce que les ouvriers partagent dans leur majorité la défense du système et la recherche de comment y escalader des positions et luttent pour des salaires et des conditions de travail meilleurs que la bureaucratie peut permettre à obtenir, mais ils combattent aussi les méthodes et les affaires louches des bureaucrates.

Les syndicats sont des appareils bourgeois, réformistes à l’égard du système, en plus « d’une école élémentaire » de lutte des classes, parce que les travailleurs négocient le prix et les conditions de vente de leur marchandise, comme tout petit patron. Le simple ouvriérisme est par conséquent insuffisant : il faut éduquer pour que les travailleurs comprennent qu’ils sont exploités, que ce qu’il faut changer c’est le régime et pas seulement les conditions de l’exploitation. Cela se fait avec la lutte par les esprits, que depuis le XIXeme siècle personne ne fait, et avec des analyses concrètes de situations concrètes qui donnent petit à petit les enseignements de la politique nationale et internationale.

La gauche révolutionnaire est très dépourvue sur ce terrain. Le PTS a le mérite d’éditer Trotsky et d’autres révolutionnaires, mais il n’y a pas de séminaires, de discussions, de congrès de la gauche pour discuter de façon ordonnée et démocratiquement ni de la situation nationale, ni de la crise mondiale, ni de la situation européenne, ni de la Chine, ni du problème agraire, ni du neo-développementisme et de l’extractivisme des gouvernements « progressistes », ni du péronisme d’aujourd’hui, ni de rien de tout. Le FIT n’a pas de revue parce qu’il y a des sectes, comme le PO, qui craignent la discussion, puisque la raison s’oppose toujours à la foi, et le gourou se base seulement sur la foi de ses disciples.

La grande partie des secteurs qui ont rejoint le modèle de gestion, bien qu’ils reconnaissent des défauts et des failles, affirment qu’ « il n’y a rien à la gauche » de ce gouvernement. Quelle réflexion mérite cette appréciation ?

Précisément ce qui a été dit précédemment

Pourquoi la gauche organique ou dispersée n’a pas su / n’a pas pu organiser une alternative réelle et visible pendant les dix ans du kirchnerisme ?

Je ne sais pas si c’est le cas pour une alternative au modèle kirchneriste de capitalisme de distribution, mais pour une politique anticapitaliste, il est nécessaire de savoir avant tout où nous sommes et, sur cette base, quelles pourraient être les scénarios des années à venir. C’est-à-dire, avoir une politique et pas seulement des consignes d’agitation, pour le problème du régime foncier et de la production agricole, pour la défense de l’environnement, pour le transport et la production pétrolière et automobile, pour la lutte contre la criminalité dans les banlieues, pour la politique fiscale et la création de postes de travail. Tout cela région par région et discuté dans les quartiers et les villes et villages, avec les voisins. C’est-à-dire des plans de développement alternatifs, possibles, viables, à condition d’imposer des solutions politiques. On ne peut pas courir derrière les événements et, face aux actions et décisions du camp bourgeois, réagir en allant ou en n’allant pas à une manifestation ou en allant avec d’autres consignes plus ou moins « rouges ».

Il est nécessaire de propager ce travail à travers un quotidien unique de la gauche, pluriel, où les débats sont sur les choses et non sur le sexe des anges et ne sont pas cannibalesques. Il est indispensable d’avoir une revue théorique, qui facilite la compréhension du monde et de l’histoire. Tout cela dans le langage des gens communs, sans abaisser le contenu mais en prêtant attention à la forme pour ne pas tirer les cartes seulement entre gitans. Il est nécessaire - profondément - de se rendre compte de ce que l’idée même du socialisme a été prostituée par le stalinisme et effraie dans l’ex-URSS, dans toute l’Europe orientale, en Chine, au Cambodge, au Laos et n’attire pas dans les autres pays. L’immense majorité de l’humanité espère un capitalisme meilleur, plus juste, pas d’abattre le capitalisme. Dans la plus grande crise du capitalisme et de sa civilisation, nous les socialistes sommes une poignée. Par conséquent, il faut nager à contre courant, conquérir les esprits, convaincre. L’ouvriérisme actif et dévoué et le syndicalisme honnête ne suffisent pas. Il est nécessaire d’éduquer dans le socialisme. Cela signifie que les socialistes eux-mêmes doivent apprendre la démocratie dans leurs propres groupes et partis, accepter et reconnaître les minorités et permettre que l’expérience vérifie qui avait raison et, avant de parler aux travailleurs, ils doivent apprendre à écouter, à comprendre ce qu’ils veulent et quelle est la dynamique interne de ce qu’ils disent quand ils développent des idées qui sont forcément bourgeoises, parce que la bourgeoisie exerce une hégémonie culturelle. En même temps, il faut éduquer à travers l’autogestion, l’auto organisation indépendante de l’État et des partis, même des partis de gauche, si on veut gagner des secteurs de la gauche sociale kirchneriste et de la « Juventud Sindical ». La pratique de l’autogestion formera des cadres et les obligera à se politiser, en plus de leur apprendre la démocratie.

Guillermo Almeyra para la Revista Sudestada

Traduit de l’espagnol pour El Correo de  : Estelle et Carlos Debiasi.

El Correo. Paris, le 4 novembre 2012.

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Notes

[1NDLT  : qualificatifs péjoratifs utilisés pour stigmatiser certaines catégories des classes populaires

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