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7 octobre 2024

Argentine un état totalitaire de marché

par Eugenio Raúl Zaffaroni*

 

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Les paroles du président de la Nation et les actions entreprises par son gouvernement doivent être comprises comme l’énoncé d’une voie vers un modèle d’État totalitaire qui nie les droits de la grande majorité de la population.

Nous sommes surpris par tant de choses qui se produisent dans notre pays, apparemment disparates, sans rapport, de différente nature, certaines déroutantes parce qu’elles n’ont pas eu de précédent. Ainsi, jamais auparavant il n’y a eu un président de la République qui ait insulté sur tous les tons ceux qui ne pensent pas comme lui, toujours crispé -dans le quartier on dirait « sorti de ses gonds »-, mais qui, en plus, n’épargne pas ses qualificatifs à d’autres chefs de gouvernement étrangers. Dans ce dernier cas, il n’est pas non plus surprenant que la ministre des Relations veuille baisser le ton face à certaines insultes, affirmant qu’il s’agit de questions personnelles, comme s’il s’agissait d’un entretien avec le commerçant des environs de sa maison.

Un autre fait inhabituel est l’explosion d’un enveloppe contenant un peu de poudre dans les locaux de la Société Rurale, et ce qui ne cesse d’attirer l’attention c’st qu’elle est attribuée à certains « anarchistes », même si le regretté Osvaldo Bayer nous a quittés il y a longtemps et Severino Di Giovanni et Paulino Scarfò ont été fusillés par la dictature du clown Uriburu en 1931. Une autre hypothèse possible est que leurs auteurs soient les « veganos  » Sans doute pour clarifier le fait qu’il est nécessaire d’investir dans des « dépenses réservées » les millions que le Congrès n’a pas approuvés.

De leur côté, les retraités, qui ne réalisent pas qu’ils gagnent plus en dollars, manifestent contre le veto à la loi qui leur reconnaît une misérable augmentation, se rassemblent pour protester et, comme ils sont infiltrés par des lâches « communistes dégénérés », il y a aucune autre alternative que de les réprimer avec des bâtons et des gaz à la fois. D’ailleurs, on ne manque pas l’occasion de traiter de la même manière les syndicalistes des tribunaux, qui, presque folkloriquement, se rassemblent pour protester pacifiquement devant l’ancien « Palais » clôturé de tous côtés, peut-être pour empêcher toute idée de s’échapper.

Il y a quelque temps, nous avons également été surpris par la nouvelle selon laquelle des lingots d’or étaient envoyés à l’étranger, vers des destinations et avec des objectifs peu précis, mais en secret, pour garantir la « sécurité » du transport. Les questions à ce sujet n’étant pas du goût de l’exécutif, il a décidé qu’à l’avenir il ne répondrait qu’aux demandes d’informations formulées de « bonne foi ». À mon avis, demander ce qu’on fait de nos réserves d’or est une attitude de « mauvaise foi ».

Bien que le pays n’enregistre pas d’explosions de violence ou ni encore moins, il est prévu que les forces armées se tournent vers l’exercice de fonctions de police, les détournant de notre défense nationale, une question qui, dans le monde dans lequel nous vivons, nécessite une mise à jour et une connexion constantes. de tout sur piles. Pour autant, les expériences désastreuses d’autres pays frères ne sont pas évoquées, qui ont abouti à l’affaiblissement de leurs fonctions spécifiques et vitales pour leurs pays respectifs et à la perte du respect de la population.

Pour notre sécurité à tous, un programme d’intelligence artificielle est également annoncé pour surveiller toutes nos communications électroniques afin de prévenir la criminalité. Rien ne restera privé, la police découvrira même nos actes les plus intimes, comme les consultations médicales par email de ceux qui souffrent de constipation. Il s’agit de nous surveiller tous afin que personne ne puisse commettre un crime pour lequel il est prévu de transformer la société en prison électronique. La logique est sans faille : lorsque nous sommes tous emprisonnés, on pense que personne ne pourra commettre un crime, même si dans les prisons, des crimes sont également commis.

Au fur et à mesure que les faits sont relatés, il semble que ces épisodes et bien d’autres sont des épisodes isolés que nous « normalisons » comme faisant partie de la vie quotidienne. Ils gardent cependant une cohérence intime avec le discours même de l’exécutif, puisque celui qui a été élu « chef suprême de la Nation, chef du gouvernement et politiquement responsable de l’administration générale du pays » (art. 99 de la Constitution), manifeste qu’il se propose de détruire l’État de l’intérieur. Cette exagération ne doit pas être comprise littéralement, mais il est essentiel d’en interpréter le sens correct : il ne s’agit pas de détruire l’État tout entier, mais seulement la partie dans laquelle il s’agit de donner un certain niveau minimum d’efficacité aux droits, notamment à ces sottises ; que sont les droits « sociaux » et la promotion de cette foutue « justice sociale ».

Si nous lisons cela correctement, ce qui donne de la cohérence à tous ces faits vagues, c’est de les comprendre comme l’énoncé d’un chemin vers un modèle d’État totalitaire, toujours basé sur un mythe qui transcende l’humain (« ultrahumain »), une idole ou faux Dieu auquel nous sommes tous soumis, qu’il s’agisse de la race supérieure (nazisme), du prolétariat (stalinisme), de la latinité de l’empire romain (fascisme), d’une idée diffuse de l’Occident (sécurité nationale), etc. Cet être qui est au-delà des personnes et au service duquel dans le modèle d’État totalitaire nous devons être tous, nous mènera au paradis : à la reconstruction de la communauté aryenne, à l’égalitarisme communiste, à la restauration de l’Empire romain, à un ideal occidental pas très défini et, dans le cas présent, à la société heureuse dans laquelle nous serons tous riches par le « ruissellement » qui fera pleuvoir la richesse sur nous. Dans ce cas, l’entité mythique « marché », par l’appauvrissement général, permettra une accumulation de richesses qui « rejailliront » un jour pour le bonheur de tous en pleine jouissance du paradis « anarcho-capitaliste ».

En attendant, pour rendre possible l’avènement du paradis, comme toujours dans tout État totalitaire, il faudra refuser tous les droits à la grande majorité de la population. Dans d’autres cas exemplaires, il a fallu passer par des camps de concentration, des « goulags », subir des lavements à l’huile de ricin ou des disparitions forcées, car dans ces modèles d’État, non seulement les « droits sociaux » détestables, mais aussi les individus sont niés, car tous les droits sont liés : si le social est nié, les citoyens naïfs qui ne croient pas au mythe utiliseront les droits individuels pour les revendiquer et, pour éviter leurs revendications et protestations, il n’y aura d’autre recours que de les priver également des droits plus traditionnels. Par conséquent, la « liberté » ne nous sera rendue que lorsque le « déversement » arrivera, que nous pourrons pleinement profiter du paradis promis et que nous réaliserons à quel point nous nous trompons.

Il va de soi que tout État totalitaire est incompatible avec la démocratie. Sa « législation » et ses « jugements » émergent de l’idole et non du peuple ou de ses majorités. Mais comme l’idole est quelque chose d’abstrait, il y a a toujours besoin d’un « interprète ultime » qui donne une certaine certitude à ses mandats, qu’il s’agisse d’un « pilote », d’un « timonier », d’un « Führer », d’un « Soviet » ou quelque chose de similaire, qui pourrait bien être un président qui « s’arrache » pour nous dire que sa « science économique » ne peut être niée par aucune majorité qui, pour les ignorants, est une proie facile de la démagogie et celui qui pense le contraire est un « misérable rat raté ».

La vérité est que rien de nouveau n’est inventé pour emprunter ce chemin vers l’État de marché totalitaire qui s’insinue avec de plus en plus de clarté, et qui, au contraire, répond à une idéologie dépassée. L’idolâtrie du marché remonte à une vieille jurisprudence de la Cour suprême des États-Unis de la fin du XIXe siècle, dépassée il y a presque cent ans par Roosevelt et sa Cour, bien que renouvelée dans la dernière période d’après-guerre par les « évangélistes » de La Société du Mont Pélerin, c’est-à-dire par Friedrich von Hayek, Ludwig von Mises et leurs disciples Rothbard, Friedman, etc., qui ont inventé le prix Nobel d’économie pour se le distribuer entre eux et nous dire que notre pauvreté est due au fait que nous n’ouvrons pas complètement nos économies, afin de rester complètement à la merci de l’exploitation colonialiste.

C’est une salade idéologique qui tente de tout confondre et, pour cette raison, stigmatise toute ingérence politique à propos de l’idole « marché » comme étant « communiste » ou « socialiste ». Mais aussi involontairement tout se confond quand, d’un autre côté, on prétend que ce dont nous, Argentins, souffrons est le résultat d’un « virage mondial vers la droite ». Aucune des deux affirmations n’est vraie, car l’une conduit à considérer comme communiste Keynes et les conservateurs de la tristement célèbre décennie qui, dans notre pays, ont appliqué ses principes pour surmonter la crise de 1929, tandis que l’autre néglige que depuis cette perspective seraient également « communistes » Trump ou Meloni, promouvant le protectionnisme dans leurs pays et que, même si nous ne les aimons pas, il est indéniable qu’ils ne sont pas des idolâtres stupides adorant le marché.

L’histoire nous montre qu’aucun des modèles d’États totalitaires mythiques n’a conduit sa société au paradis promis, mais qu’à un moment donné, ils sont entrés en crise, laissant derrière eux des désastres de différentes intensités. Espérons que, dans notre pays, le modèle de l’État totalitaire de marché ne réussira pas à s’installer partout et que les dégâts de la simple tentative en cours seront de faible intensité, afin de restaurer rapidement l’État républicain et démocratique, et surtout sans encourir de nouvelles erreurs.

Eugenio Raúl Zaffaroni* pour La Tecl@ Eñe

La Tecl@ Eñe. Buenos Aires, le 9 septembre 2024.

*Eugenio Raúl Zaffaroni il est avocat et notaire argentin gradué dans la faculté de Droit et de Sciences Sociales de l’Université du Buenos Aires en 1962, docteur des Sciences Juridiques et Sociales par l’Université Nationale du Littoral (1964), et juge de la Cour Suprême de Justice argentine dès 2003, jusqu’à 2014 quand il a présenté sa démission pour être arrivé à la limite d’âge qui fixe la Constitution. Actuellement Juge à la Court Interamericaine de Droits de l’Homme.

Traduit de l’espagnol pour El Correo de la Diáspora par : Estelle et Carlos Debiasi.

El Correo de la Diaspora. Paris, le 12 de septembre de 2024.

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