Portada del sitio > Imperio y Resistencia > Les rapports Nord-Sud : coopération ou colonialisme ?
Par Geneviève Azam
Grain de Sable n° 445, 24 octobre 2003.
Avant d’entrer dans le sujet, je voudrais me présenter et indiquer à partir de quelle expérience et de quelles réflexions, j’ai construit cette introduction au débat.
J’enseigne l’Économie à l’Université de Toulouse Le Mirail, mais je suis ici en même temps comme femme et militante associative. C’est à partir de cette identité plurielle que je suis engagée dans le mouvement alter-mondialiste, et plus précisément dans le cadre du Conseil Scientifique d’ATTAC et du groupe local d’ATTAC-Toulouse.
Cette première précision est utile pour comprendre que je ne me situerai pas ici dans le cadre des discussions des rapports d’État à État, comme sont pensés généralement aussi bien la coopération que le colonialisme. Le titre est d’ailleurs à ce propos ambigu : la coopération peut être porteuse de colonialisme et le colonialisme n’est peut-être pas la catégorie la plus adaptée pour analyser aujourd’hui l’ensemble des relations Nord-Sud, à moins d’englober dans le colonialisme toutes les formes de domination, ce qui lui ôterait son sens historique. Par ailleurs que vaut le discours désormais officiel de la coopération dans un monde fondé sur la concurrence sauvage, les rapports de force et la loi du plus fort ? Nous savons tous que la coopération dans le cadre de " l’aide " au développement ou bien dans les " partenariats public-privé " consiste à transférer des fonds publics vers des intérêts privés et à mieux insérer les économies du Sud dans la logique de celles du Nord.
C’est donc à partir des expériences du mouvement 
alter-mondialiste et du mouvement social mondial que je vais tenter de montrer comment se construisent de nouvelles solidarités entre mouvements sociaux du Sud et du Nord, et quels en sont les présupposés.
Au-delà du foisonnement d’expériences et de la diversité d’expression au Nord et au Sud, ce mouvement est né d’un refus explicite ou implicite de la mondialisation libérale, du néo-libéralisme selon les termes consacrés par le mouvement néo-zapatiste et le sous-commandant Marcos à partir de 1994. Ce mouvement est constitué d’associations, d’ONG, de syndicats, du 
Nord et du Sud, syndicats de paysans et paysannes 
ou de salarié-e-s. Comme mouvement international, sa force et son originalité historique consistent à ne pas revendiquer pour lui-même ou pour une prise du pouvoir. Ce mouvement s’amplifie et se diversifie et le prochain Forum Social Mondial en Inde devrait encore l’enrichir d’autres expériences et l’étendre. De même, l’Assemblée 
européenne des Femmes qui se tiendra lors du FSE de Paris-Saint Denis prolonge la Marche Mondiale des Femmes et ouvre des espaces nouveaux de construction de valeurs communes.
Concrètement, ces mouvements sont nés du refus de 
voir une loi économique, la loi du Marché, fondée sur les critères de rentabilité financière et d’efficacité économique, s’imposer à toutes les sociétés et transformer le monde en marchandise, c’est-à-dire en produits accessibles seulement par le Marché. C’est le refus d’une loi qui se donne comme naturelle et au-dessus des sociétés et de leur organisation, c’est-à-dire refus d’une loi transcendante. Le rejet du déterminisme économiste constitue un premier pilier du 
mouvement.
Le mouvement alter-mondialiste refuse également les prophétismes, et tout particulièrement le néo-libéralisme qui, dans un élan quasi-religieux, promet le salut de l’humanité par le libre-échange. Il dénonce une machine qui fabrique des pauvres tous les jours, au Nord comme au Sud, qui détruit l’environnement au nom 
d’un sacrifice nécessaire pour atteindre le paradis de l’abondance.
L’acceptation de la mondialisation libérale 
consisterait donc au Nord comme au Sud, à décider que nous ne sommes pas libres, libres de choisir ensemble le monde que nous souhaitons. Ce mouvement s’inscrit donc dans une critique politique de la place occupée par le déterminisme économiste. Le " monde " de la mondialisation est une abstraction, un lieu vide, qui détruit la possibilité de construire un monde commun.
Alors bien sûr, la place des pays du Sud et des pays du Nord dans la globalisation économique est différente : ces derniers sont les maîtres du jeu et tendent à imposer un modèle unique pour 
l’humanité toute entière. Le Marché reprend 
l’idéal communautaire d’un grand corps compact 
qui indifférencie les individus, les fusionne, en 
sacrifie officiellement quelques-uns pour le bien 
du plus grand nombre (dans la réalité beaucoup 
pour le bien de quelques-uns). Refusant ce 
paradigme totalisant, le mouvement 
altermondialiste n’a pas pour ambition de 
proposer un modèle alternatif unique.
La question posée consiste donc à se demander 
quels sont les préalables pour que les mouvements 
sociaux qui naissent au Sud et au Nord, qui se 
coordonnent, ne reproduisent pas eux-mêmes des 
représentations qui feraient perdurer sous 
d’autres formes que les formes traditionnelles 
les rapports de domination et l’impérialisme 
culturel qui s’exerce du Nord sur le Sud.
Pour avancer dans la réflexion, il est nécessaire 
de sortir d’une représentation binaire des 
rapports Nord-Sud. La globalisation crée aussi 
des nouveaux riches dans le tiers-monde, elle 
accroît le nombre des pauvres et des déracinés 
dans les pays riches. Partout les inégalités 
augmentent, entre pays riches et pays pauvres et 
à l’intérieur même de ces pays. Mais également, 
l’impact de la mondialisation libérale est 
différent pour les hommes et pour les femmes : 
elles subissent en effet de plein fouet les 
effets des plans d’ajustement structurel dans les 
pays du Sud et ceux de la précarisation dans les 
pays du Nord.
C’est aussi à partir de ces situations que 
peuvent changer les représentations traditionnelles.
L’image au Nord des peuples du Sud est constitutive des rapports de domination engendrés par les rapports capitalistes et le système 
colonial. Mais dans les pays du Sud, l’image de 
l’Occident est elle-même fabriquée par ces 
rapports de domination. Le messianisme promettant 
l’abondance pour tous exerce une attraction et 
c’est aussi la fascination pour le modèle 
américain qui crée l’humiliation et le 
ressentiment pour tous ceux qui ne peuvent 
l’atteindre.
C’est précisément la force et l’espoir du 
mouvement alter-mondialiste de confronter et 
dépasser ces visions, de passer de l’ordre de la 
réaction à celui de la résistance, du repli 
identitaire et narcissique à la construction 
d’alternatives, au Nord et au Sud.
Penser en termes de colonialisme ou de 
coopération, n’est-ce pas déjà projeter sur 
l’autre une potentialité de " colonisé ", de 
victime, le réduire à une identité unique, et le 
priver ainsi de toute possibilité d’agir de 
manière autonome ?
C’est la raison pour laquelle nous ne pouvons 
penser les relations Nord-Sud selon le schéma 
binaire : l’Occident et les autres. Que la 
tradition occidentale, au nom d’un universalisme 
abstrait ait enfanté les colonialismes, c’est un 
fait. Mais penser des alternatives suppose de 
sortir ensemble de ce choix binaire : 
colonisateurs-colonisés. Le néo-libéralisme, 
c’est aussi l’occidentalisation du monde. Le c¦ur 
de l’Occident n’est pas seulement dans les pays 
occidentaux.
Nous héritons d’une histoire, souvent 
douloureuse, nous avons des cultures différentes. 
Mais cette différenciation culturelle traverse 
les sociétés elle-mêmes, au Nord comme au Sud. 
Rester dans l’abstraction de la différence 
empêche de considérer les sujets sociaux à part 
entière. La reconnaissance de la différence 
devrait être posée comme la reconnaissance du 
droit à être différent-e-, quelles que soient les 
cultures, et à l’intérieur même de sa propre 
culture.
" Notre héritage n’est précédé d’aucun testament 
" écrivait René Char dans ses poèmes de 
résistance. Cela signifie que si nous avons un 
héritage à connaître et si nous avons pour cela 
un impératif de mémoire, le mode d’emploi de cet 
héritage n’est écrit nulle part. L’effort de 
mémoire, les repentances, ne doivent pas se 
substituer à la pensée : que faisons nous de 
notre héritage ? Le texte reste à écrire.
L’autre, l’étranger, le Sud, n’est pas seulement 
l’opprimé ou le colonisé ou le dominé. Il ne nous 
parle pas seulement de lui à partir de son 
histoire, de sa culture, il est également celui 
qui nous parle de nous. Ce n’est pas un hasard si 
les luttes contre la privatisation du vivant sont 
portées par des mouvements paysans (commeVia 
Campesina), qui en mettant en cause l’agriculture 
productiviste conduisent à considérer le rapport 
à la Nature autrement que dans un rapport de 
possession et d’exploitation de ressources. Ainsi 
des valeurs différentes, prises dans le 
mouvement, peuvent non pas se rajouter ou vivre à 
côté, mais le féconder et l’enrichir.
Construire un être en commun, habiter ensemble la 
planète ne peut se faire par addition des 
différences posées comme absolues. Pour dominer, 
l’Occident a eu besoin de reproduire en 
permanence des fractures, largement imaginaires 
comme l’a montré en particulier l’intellectuel 
palestinien Edward Saïd. Elles prennent 
aujourd’hui la forme de différences culturelles 
et religieuses. La représentation même de 
l’Occident a changé : c’est l’héritage 
judéo-chrétien qui est mis en exergue aujourd’hui 
au lieu de l’héritage gréco-romain revendiqué à 
la Renaissance et par la philosophie des 
Lumières. Les discours identitaires nourris par 
ces oppositions, qu’ils soient occidentaux ou 
anti-occidentaux, renforcent le discours 
néo-libéral : face à de telles fractures posées 
comme absolues seules les règles objectives et 
neutres du libre-échange et de l’échange marchand 
peuvent assurer la paix, nous disent les libéraux.
En imposant la fatalité d’une loi économique 
naturelle, universelle et transcendante, 
illustrée par la main invisible du Marché, la 
mondialisation libérale tend à nous assigner à 
résider dans un monde où le choix n’aurait plus 
lieu d’être. La règle fondamentale est la règle 
du Marché, déclinée en fonction de différences 
culturelles absolutisées, instrumentalisées et 
marchandisées. C’est là sans doute que réside la 
plus grande faillite et l’effondrement de la 
culture occidentale, dans ce qu’elle a de 
meilleur : la mise en question des bases sur 
lesquelles sont construites les sociétés, 
c’est-à-dire la condition même de la vraie 
politique. Il ne nous reste plus que le pire : 
une culture de l’argent, du gadget et des armes.
C’est pour toutes ces raisons que les rapports 
Nord-Sud, du côté des mouvements sociaux, ne 
peuvent se construire qu’à partir de 
l’affirmation de la nécessaire invention et 
création d’un monde commun, c’est-à-dire à partir 
du politique.
La mondialisation actuelle prétend réaliser le 
rêve d’universalité. Or précisément, nous savons 
que ce modèle, même si nous le souhaitions, n’est 
pas universalisable. Pour diverses raisons dont 
la plus importante et objective est celle des 
limites écologiques à la production infinie de 
marchandises. La mondialisation libérale 
restreint concrètement l’universalisme de nos 
idéaux politiques : la valeur d’égalité n’a aucun 
sens dans ce cadre-là. Au nom de quoi, si nous 
restions prisonniers de ce modèle, 
restreindrions-nous la consommation d’énergie des 
chinois, africains ou indiens ? Et pourtant, dans 
un monde inchangé, l’effet de serre produirait 
ces restrictions, comme l’indique le cynisme du 
gouvernement américain concernant l’accord de 
Kyoto.
Voilà pourquoi le slogan " agir local, penser 
global " prend tout son sens. Penser les rapports 
Nord-Sud, c’est agir ici, au Nord, en intégrant 
en même temps les questions des rapports Nord-Sud.
C’est ainsi que des hommes et femmes 
particuliers, des groupes ou sociétés 
particulières peuvent à un moment actualiser 
l’universel et faire vivre les inévitables 
tensions entre le particulier et l’universel.
Plusieurs exemples indiquent comment à partir 
d’expériences particulières se construisent des 
règles communes, un universel concret. 
La dette des pays du Tiers-Monde est passée de 50 
milliards$ au début des années 1970, à plus de 
2500 milliards aujourd’hui. Dans cette même 
période, le service de la dette a été multiplié 
par 6. C’est un véritable mécanisme de 
subordination des pays du Sud.
Les politiques de rééchelonnement menées 
par le FMI et la Banque Mondiale imposent une 
série de mesures qui ont pour effet de détruire 
toute vie communautaire ou collective : réduction 
des dépenses budgétaires (éducation, santé), 
privatisations des ressources et de la terre, 
suppression des subventions pour les produits de 
base, privatisation du système bancaire, 
ouverture des frontières, priorité à 
l’exportation. Les prêts accordés par la Banque 
Mondiale pour réaliser ces projets se soldent par 
l’abandon de l’agriculture vivrière et la ruine 
des paysans, sans parler des grands projets 
énergétiques comme en Inde sur le fleuve Narmada 
qui vont provoquer l’expulsion de millions de 
paysans et paysannes.
Le combat pour l’annulation de la dette 
est un préalable pour que puissent vivre et se 
pérenniser des alternatives dans les pays du Sud. 
Plusieurs réseaux internationaux, faits 
d’organisations du Sud et du Nord, travaillent 
dans ce sens-là, en soulignant à juste titre 
qu’il ne s’agirait pas d’un geste charitable et 
magnanime des banques du Nord mais d’un principe 
de justice dans la mesure où par le jeu des taux 
d’intérêt, la dette véritable a été remboursée 
plusieurs fois.
De même quand des organisations du Tiers-Monde 
luttent pour empêcher les grandes multinationales 
de s’approprier les circuits de distribution de 
l’eau, quand elles inventent des circuits 
solidaires de distribution, elles rejoignent le 
combat des associations qui ici au Nord tentent 
de permettre la réappropriation de la 
distribution déjà concédée à ces firmes. Elles se 
retrouvent dans l’idée commune d’un Contrat 
Mondial de l’Eau : l’eau ne saurait être une 
marchandise, c’est un bien commun de l’Humanité, 
l’accès à l’eau potable doit être un droit 
universel, quelles que soient les valeurs 
culturelles ou religieuses attachées à l’eau. 
Cela suppose pour nous de renoncer à penser l’eau 
comme simple ressource économique. Cela signifie 
l’exigence de penser ensemble des modèles de 
société, ancrés dans des histoires et cultures 
particulières, qui permettent la réalisation de 
ce droit universel. C’est le chemin des 
mouvements altermondialistes.
Quand des colombien-e-s ou des indien-e-s luttent 
pour la réappropriation de l’eau, ils et elles 
sont à la fois citoyens et citoyennes de Colombie 
ou d’Inde, membres d’une communauté plus 
restreinte, et sujets de la résistance au 
néo-libéralisme.
Les demandes insatisfaites ne peuvent se formuler 
en terme de différence mais au nom d’un principe 
universel qu’une minorité partage avec le reste 
de la communauté : ici par exemple le droit 
d’accès à l’eau.
Enfin, l’accord sur les droits de propriété 
intellectuelle dans le cadre de l’OMC organise un 
véritable hold-up sur le vivant, une 
bio-piraterie, puisqu’il étend le domaine des 
brevets à celui de la " découverte " des variétés 
végétales. C’est sans nul doute la forme la plus 
achevée du colonialisme et du pillage du 
Tiers-Monde par les multinationales : une fois 
brevetée, une plante n’appartient plus au 
patrimoine commun, elle devient une marchandise 
qu’on ne peut plus se procurer que par le Marché. 
C’est le même processus que la privatisation des 
semences et le développement des semences 
transgéniques.
Les résistances au Nord et au Sud dans le cadre 
de Via Campesina notamment mettent à jour une 
conscience humaine universelle, qui tout en 
puisant à des registres culturels différents, 
affirme le droit universel à l’autonomie 
alimentaire.
Revenons en conclusion à la question posée pour 
cette table-ronde. Nous avons tenté de mettre en 
évidence le sens et la portée du mouvement social 
mondial et les exigences dont il est porteur. 
Pour nous ici, il s’agit de ne pas faire miroiter 
le faux espoir d’un " rattrapage " économique des 
pays les plus pauvres. Cela suppose de mettre en 
¦uvre et de penser des alternatives au modèle de 
croissance et de développement actuels.  Cela 
peut se manifester par des actions collectives 
mais aussi par des gestes quotidiens, par exemple 
le refus de consommer des produits dont nous 
savons qu’ils sont porteurs d’appauvrissement 
dans le Tiers-Monde. Il s’agit également de 
montrer à quel point la lutte contre la pauvreté, 
version Banque Mondiale ou FMI, est en fait une 
lutte contre les pauvres, qui a moins pour 
fonction d’éradiquer la pauvreté que d’augmenter 
le pouvoir de ceux qui mènent le combat.
C’est à partir de nos résistances et 
d’expériences concrètes menées en commun, que 
nous dessinerons ensemble un espace politique qui 
peut être défini avec la philosophe Hannah Arendt 
comme un espace de la diversité, de la rencontre 
de l’Autre, où se construit un être-en-commun, 
au-delà des différences.