Portada del sitio > Nuestra América > Terrorismo de Estado > Plan Cóndor > Actualidades > La fille d’une disparue parvient à faire condamner les tortionnaires de sa (…)
Une brèche ouverte dans le mur de l’impunité argentine
Par Maurizio Matteuzzi
Il Manifesto, le Lundi 5 Avril 2004
Sept ans de prison: c’est une condamnation historique qu’un tribunal argentin vient d’infliger à deux collaborateurs de la dictature militaire. Ils avaient enlevé une enfant à ses parents, deux disparus uruguayens. Vingt-sept ans après, Carmen récupère son identité, grâce à l’initiative des Grand-Mères de la place de Mai.
Il a fallu attendre vingt-sept ans, mais la justice a finalement triomphé. Le 30 mars dernier, le Tribunal fédéral de La Plata, ville fluviale située à une cinquantaine de kilomètres de Buenos Aires, a condamné à sept ans de prison deux complices de la dictature militaire argentine qui, entre 1976 et 1983, s’est rendue responsable de la disparition de trente mille opposants, appelés les desaparecidos. Miguel Osvaldo Etchecolatz et Jorge Bergés ont été reconnus coupables de l’enlèvement d’une nouveau-née, Carmen, ravie à sa mère alors que celle-ci était enfermée dans l’un des camps clandestins où les généraux ont détenu, torturé et tué celles et ceux qu’ils considéraient comme des «subversifs».
Cette enfant était la fille de deux ressortissants uruguayens disparus, Aida Sanz et Eduardo Gallo, exécutés après l’enlèvement de leur bébé. «Le jugement est moins sévère que ce que nous espérions, mais ce qui est important, c’est que la procédure a abouti à une condamnation», a commenté Maria Ester Alonso, l’avocate des Grand-Mères de la place de Mai. Grâce à leur implacable obstination, les représentantes de ce mouvement sont parvenues à retrouver l’enfant -devenue entre-temps une jeune femme- puis à la convaincre de se soumettre à un test ADN et, finalement, à lui restituer son identité. La petite fille avait été offerte en cadeau à ses parents adoptifs par les deux condamnés. Carmen Gallo Sanz, qui a aujourd’hui 27 ans, ne doit plus porter le nom de Maria de las Mercedes Fernandez.
«Bouchers en uniforme»
C’est la première fois que deux collaborateurs de la dictature argentine ont été condamnés pour avoir enlevé une enfant de disparus. Avant que le président actuel, Nestor Kirchner, n’oblige le Congrès à proclamer la nullité définitive des «lois d’impunité», le chef d’inculpation de l’enlèvement d’enfants ayant dès lors été utilisé à plusieurs reprises pour conduire les «bouchers en uniforme» devant les juges. Car c’est l’un des délits que l’on a oublié d’insérer dans la liste des crimes bénéficiant de l’amnistie.
Considéré comme le docteur Mengele argentin, Jorge Bergés assistait, en tant que médecin, à la torture. Il intervenait pour dire à quel moment il fallait arrêter les cruautés que l’on infligeait aux disparus, pour éviter que ceux-ci ne meurent sur place. C’est M.Bergés qui a signé le certificat de naissance de Carmen, avant que l’enfant ne soit livrée à M. et Mme Fernandez. En tant que chef du bureau d’investigation de la police, Osvaldo Etchecolatz s’est rendu, lui, responsable des crimes qui ont été commis dans les camps clandestins de détention et torture de la province de Buenos Aires, dont le tristement célèbre El Pozo de Banfield, où Carmen est née.
Aida Sanz, sa mère, a été séquestrée le 23 décembre 1997, alors qu’elle était enceinte de presque neuf mois. La petite Carmen a vu le jour quatre jours plus tard, l’accouchement ayant prématurément été provoqué par les violences perpétrées par les tortionnaires. Mais ce n’est qu’il y a trois ans que Maria de las Mercedes a découvert sa véritable identité: une histoire horrible et ordinaire de l’Argentine de cette époque-là.
Horreurs juridiques
Et ce sont environ 500 enfants qui ont été enlevés à leurs mères disparus, et par la suite donnés ou vendus. Jusqu’ici, les Grand-Mères ont réussi à en retrouver septante-deux. Pour ceux-ci, le choc a été parfois si grand que certains ont préféré rester avec leurs faux parents biologiques, tout en sachant que ceux-ci ont été complices de la mort de leurs vrais géniteurs.
Avant le jugement du tribunal, M. Etchecolatz a revendiqué, encore une fois, la nécessite de la «lutte contre les subversifs», finalisée par ce que les généraux ont appelé le «Processus de réorganisation nationale». Pour sa part, M. Bergés a tenté de se défendre en mettant en avant le fait qu’il a déjà subi un procès, qui s’est conclu par son acquittement. En réalité, les deux tortionnaires ont été condamnés mais, comme tant d’autres, ont été libérés grâce à la « Ley de la Obediencia Debida » (Loi de Devoir de Obéissance), promulguée par l’ancien président Raul Alfonsin conjointement à une autre horreur juridique, la loi nommée « Punto final » (Point final).
La décision des juges de La Plata a été accueillie avec circonspection par les mères et les grand-mères des disparus, présentes dans la salle d’audience. Elles s’attendaient à une peine plus importante. En effet, il faut dire qu’en fin de compte les deux condamnés ne s’en sortent pas trop mal. Arrêtés en 2001, ils pourraient déjà retrouver leur liberté (mais avec sursis) en décembre. Certes, le commissaire Osvaldo Etchecolatz devra rester aux arrêts domiciliaires dans sa maison à Mar del Plata, étant donné qu’il fait l’objet d’autres procès. Et si, pour l’heure, aucune procédure ouverte ne concerne José Bergés, une longue liste de plaintes pourrait en revanche lui valoir quelques années de prison.
Commémoration symbolique
Le jugement intervient une semaine après le vingt-huitième anniversaire du coup d’Etat du 24 mars 1976. Le président Nestor Kirchner a voulu rappeler, à travers la commémoration de cet événement - un geste d’une très grande signification politique et symbolique- qu’en Argentine, la plaie ouverte par la répression sauvage des années 1976-1983 ne s’est jamais refermée. Ce jour là, M. Kirchner s’est rendu à l’ESMA, l’Ecole de mécanique de la marine.
Cet édifice de couleur blanche se situant dans l’avenida Libertador, entre le Rio de la Plata et le stade du River Plate - où l’équipe de football argentine a gagné, en 1978, dans le silence complice et indifférent du monde, le Championnat du monde-, est devenu le symbole des atrocités commises durant la dictature: une sorte d’«Auschwitz argentin» où ont transité des milliers de «subversifs»: des hommes, comme Eduardo Gallo, des femmes, comme Aida Sanz, et aussi des enfants, comme Carmen, torturés d’abord, puis embarqués dans les avions de la mort et jetés, encore vivants, dans les eaux du fleuve ou de l’océan.
Au nom de la «réconciliation nationale», le premier président élu après le «retour à la démocratie», le radical Raul Alfonsin, a voulu régler tous les comptes avec le passé, en faisant juger et condamner neufs généraux, mais il a dû céder face à la révolte militaire des « carapintada » (Les « visagespeints » qu’ont perpétré un coup d’Etat a Alfonsin). En 1986 et 1987, enfin, il a accouché des monstres de la « Obediencia debida » et du « Punto final », garantissant l’impunité aux responsables de la dictature. Ensuite, à peine élu, en 1989, le péroniste Carlos Menem a complété l’ouvrage. Toujours au nom de la «réconciliation nationale» (et du libéralisme le plus effréné et corrompu), il a accordé l’amnistie aux généraux qui venaient d’être condamnés et a proposé, dans la foulé, de démolir l’édifice de l’ESMA, comme si ce geste pouvait effacer de la mémoire les horreurs du passé.
«Ni olvido, ni perdón» (Ni oublie ni pardon)
Le 24 mars dernier, à l’ESMA, M. Kirchner y est allé, accompagné par les survivants de l’enfer de la dictature militaire et par les mères, les grand-mères et les enfants des disparus. Et, contrairement à M. Menem, il n’entend pas détruire le bâtiment, ni en faire une «école» pour les officiers, comme le souhaite la Marine militaire. C’est un Musée de la mémoire qu’il veut y établir, en le dédiant aux victimes de la dictature. «En tant que président, je demande pardon au nom de l’Etat argentin, de ce même Etat qui s’est tu durant ces vingt dernières années. Ce n’est pas la rancoeur qui nous meut, ni la haine. C’est la justice et la lutte contre l’impunité». A l’occasion de la commémoration, le président a prononcé des mots forts et clairs, adressés contre les bouchers en uniforme qui ont déchaîné leur «guerre antisubversive» au nom de l’«Occident chrétien». Mais, surtout, ils les ont adressés à Raul Alfonsin et à nombre de ses compagnons du Parti péroniste, complices à la fois de la stratégie de la répression et de celle de l’impunité.
Avant de se rendre à l’ESMA, le président Nestor Kirchner a fait une halte au Collège militaire de l’armée où, devant les généraux, a obligé le commandant en chef, le général Roberto Bendini, à décrocher des parois du Patio de Honor (Cour d’Honneur) les portraits de Jorge Videla et Benito Bignone, relativement le premier et le dernier président des juntes militaires de l’horreur. Effectué sur le champ, ce geste de dégradation n’a pas manqué d’être illustré par les phrases qui, durant ces dernières années, ont résonné sans cesse: Nunca mas, Ni olvido, ni perdon («Plus jamais», «Ni oubli, ni pardon».
Traduit et adapté par: Fabio Lo Verso