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8 novembre 2024

La dérive autoritaire de Milei et la nécessité d’une réponse unifiée

par Rafael Prieto

 

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Bien que le Président se fâche en rejetant tout point commun, rappelant que son idéologie reconnaît comme principe fondateur le respect illimité des libertés individuelles, l’action concrète du mouvement libertarien et, en particulier, la manière d’agir de Milei, n’ont pas été rapprochées par hasard par divers analystes de certains traits caractéristiques du fascisme.

L’extraordinaire œuvre littéraire d’Antonio Scurati qu’a publiée en 2020 chez éditions Les Arènes « M, l’enfant du siècle » (Prix Strega 2019), « M, l’homme de la providence » [éditions Les Arènes, 2021], « M, les derniers jours de l’Europe » [éditions Les Arènes, 2023] et M. L’ora del Destino, ce dernier récemment publié, reconstitue à travers le genre du roman historique une fresque vivante et, de fait, incomparable de la naissance, de l’ascension et de la fin tragique du mouvement fondé par Benito Mussolini.

En jetant un pont entre le monde d’aujourd’hui et l’époque qui a accompagné la montée du fascisme, l’auteur réussit une magnifique reconstruction du processus social et politique de cette période de l’histoire italienne, ainsi qu’une description de la psychologie du Duce du Fascisme. Un personnage extraordinairement controversé qui, à sa formation intellectuelle sophistiquée et à sa vaste culture, associe simultanément le trait d’un primitivisme animal qui le pousse à commettre, tant dans sa vie privée que dans sa vie publique, des actes qui le plongent dans les obscurités les plus insondables de la condition humaine.

L’œuvre de Scurati (qui est devenue un best-seller en Europe) est - comme l’ont fait remarquer ses critiques - d’une extraordinaire actualité. Et pas seulement pour enrichir l’interprétation des courants d’extrême droite qui se développent depuis des années sur le vieux continent.

L’une des constantes qui établit un parallèle entre le fascisme et les expressions de la nouvelle droite est précisément « la propension à la violence, parfois contenue et parfois - comme cela s’est produit dans l’Italie mussolinienne - en tant que phénomène explicite qui a fini par imprégner la dynamique du processus politique. Elle a commencé par la violence verbale et gestuelle, pour aboutir à la violence physique comme méthode d’imposition d’une discipline politique et sociale visant à décourager et à éliminer toute forme d’opposition ou de dissidence ». Elle a également visé le journalisme, qu’elle a soumis jusqu’à ce qu’il soit transformé par la force en un organe du régime lui-même.

Dans les deux premiers volumes de son œuvre, Scurati décrit comment le « climat qui enveloppe les événements et les fait glisser vers la tragédie » se met progressivement en place, d’abord à travers des événements isolés, puis par l’instauration d’une violence systématique, jusqu’à la formation du régime totalitaire qui finit par monopoliser le pouvoir dans l’absolu en la personne de Mussolini, et qui conduit ensuite l’Italie dans l’abîme.

Ce qui est remarquable dans l’œuvre de Scurati, c’est, sous cet aspect, la reconstitution, étape par étape, de la manière dont la violence, tout en s’intensifiant en tant que méthode exécutée par les « escadrons fascistes », « se banalise dans la société ». L’ensemble des causes, intimement liées au mauvais traitement de l’Italie par les puissances partenaires et alliées après la fin de la Première Guerre mondiale, explique le contexte de la montée en puissance de la figure de Mussolini. Et l’éblouissement ressenti par de larges secteurs de la société assoiffés d’un nationalisme qui rétablirait le statut impérial de l’Italie, « anesthésiant les réactions sociales et politiques à la spirale de violence exercée brutalement par le régime lui-même dans sa marche « victorieuse ».

Mussolini aussi, comme le décrit magistralement Scurati, « a utilisé le terme de « caste » pour alimenter la haine de la société italienne à l’égard des dirigeants des partis », en particulier du parti socialiste de l’époque. C’est cette haine qui a créé les conditions de l’exercice de la terreur par les « escouades » fascistes contre les cadres politiques et syndicaux qui s’opposaient à lui, en menant des « excursions » nocturnes massives visant, matraque à la main, à « les traquer et les exterminer ». Le comble est atteint avec l’assassinat brutal de Giacomo Matteotti, leader socialiste et farouche opposant à Mussolini, enlevé le 10 juin 1924 à Rome et dont le corps est retrouvé quelques semaines plus tard. Bien que cet événement ait suscité un grand émoi, il n’a pas suffi à arrêter la consolidation du fascisme, incarné par la figure de Mussolini, en tant que régime totalitaire.

Les membres du parti communiste, la force qui a le plus résisté au fascisme, ont également été la cible des escouades. Assassinés ou emprisonnés, comme dans le cas de Antonio Gramsci, homme politique, philosophe, journaliste et intellectuel italien auteur des célèbres « Cahiers de prison », emprisonné par le régime le 8 novembre 1926 et dont la mort, parce qu’il était déjà gravement malade, est survenue six jours après qu’il eut recouvré la liberté en avril 1937.

Où va-t-il Milei ?

Alors que les sondages confirment l’augmentation du pourcentage d’avis défavorable pour la gestion de Javier Milei et que son image se dégrade (bien qu’il conserve une base de soutien considérable), une série d’événements ont commencé à se produire qui ont donné une nouvelle tournure à la violence verbale réitérée du président. A cette escalade d’insultes et d’injures se sont mêlés des actes de violence physique impliquant des militants libertariens - qu’ils soient victimes ou auteurs - provoquant dans la plupart des cas des provocations et encourageant des confrontations.

Aux propos inqualifiables de Milei sur la personne du fonctionnaire de la santé et dirigeant justicialiste Ginés González García, le jour même où sa famille annonçait son décès, s’est ajoutée, en référence à l’enthousiasme suscité par sa propre « morbidité », comme l’a reconnu le président lui-même, la phrase « J’aimerais planter le dernier clou dans le cercueil du kirchnerisme avec Cristina à l’intérieur ». Deux indicateurs clairs de l’approfondissement de la voie suivie par le leader libertarien dans sa « dérive autoritaire ».

Confirmée d’ailleurs, sous le prétexte de mettre en cause des opérations (réelles ou figurées) menées contre lui, à travers les attaques répétées contre le journalisme en général, à l’exception des chroniqueurs ou intervieweurs qui se prêtent indécemment au jeu imposé arbitrairement par le leader libertarien, dont la psychologie, à en juger par ses réactions intempestives, semblerait porter le sceau de l’intolérance.

On se souvient qu’après l’épisode provoqué par un groupe de libertariens à l’Université Nationale de Quilmes, qui avaient jeté du gaz poivre ou lacrymogène sur des étudiants participant à une assemblée, la conseillère de Libertad Avanza Estefanía Albasetti avait justifié l’agression en soulignant que « les putains de gauchistes sont la mort et méritent d’être montrés du doigt ».

La personne qui occupe le rôle de conciliateur dans l’appareil de pouvoir de Milei, le chef de cabinet Guillermo Francos, il y a quelques semaines, en se référant aux manifestations étudiantes de rejet de la réduction du budget des universités, a eu des concepts qui vont dans le même sens en suggérant une association qui est hors contexte : « dans les années 70, les universités ont également été prises. Les universités ont été occupées et ensuite un mouvement a été généré utilisant la violence pour exprimer leurs positions,c’ est devenu un mouvement de guérilla subversif et cela a ensuite généré de la répression ».

Quelques jours plus tard, [la Ministre de l’Intérieur] Patricia Bullrich est allée plus loin en affirmant que les étudiants participant à la manifestation avaient l’intention de se rendre au Palais Pizzurno (ce que les faits ont démenti) « avec des cocktails Molotov », soulignant que « ce qu’ils recherchent, c’est quelque chose de très lourd. Ils ont en tête le modèle chilien, qui fut l’absence totale de contrôle à partir d’un groupe d’étudiants, avec des émeutes et des morts ».

À son tour, pour boucler la boucle, la réapparition de la figure controversée d’Isabel Perón, sur ordre de la vice-présidente Victoria Villarruel, a fait resurgir (surtout sur le territoire numérique) le fantôme de l’organisation paramilitaire de droite des années 1970, la Triple A [Alianza Anticomunista Argentina], que Milei lui-même s’est chargé de rappeler, en positionnant faussement la veuve de Perón comme sa créatrice .Et de marquer sa différence avec Villarruel en affirmant « je ne l’aurais pas fait », en référence à son entretien avec Isabelita dans les alentours de Madrid et à la décision de la vice-présidente d’inaugurer un buste en hommage à sa personne au Sénat.

Des désaccords mais, en même temps, une fonctionnalité entre les deux partis pour amplifier le fantôme qui sert à alimenter la haine anti-péroniste depuis des angles opposés.

Pour ses lecteurs, l’actualité du travail de Scurati ne consiste pas à conclure que la nouvelle droite, comme les libertariens, reproduit le phénomène du fascisme tel qu’il s’est déroulé dans l’Italie de Mussolini, ce qui serait une absurdité totale. Il s’agit de montrer comment la présence de certains traits et modèles communs entre les deux phénomènes, éloignés dans l’histoire mais liés par leur essence même, peut être interprétée comme un « signal d’alarme ». En ce sens que la nouvelle droite, comme lors de la naissance du fascisme, porte en elle « l’œuf du serpent ».

En d’autres termes, que dans certaines conditions, ce qui existe comme une possibilité - la violence politique latente - peut devenir une réalité. Nous l’avons déjà vu lors de la prise d’assaut du Capitole américain le 6 janvier 2021, lorsqu’un groupe de fanatiques de Trump, agissant d’une manière similaire à celle des escouades fascistes, a pris d’assaut l’hémicycle comme des hooligans, en tirant et en frappant, dans le but de renverser le résultat de l’élection qui avait donné la victoire à Biden sur le Républicain.

Comme on s’en souviendra, quelque chose de similaire s’est produit lorsque, le 8 janvier 2023, peu après l’entrée en fonction de Lula Da Silva, des partisans du vaincu Bolsonaro ont pris d’assaut la Place des Trois Pouvoirs, agissant eux aussi comme de véritables escouades de type fasciste. Dans les deux cas, comme pour les escouades de Mussolini, il s’agissait de personnes recrutées dans le monde où règnent la marginalité et le lumpenaje.

Le manuel de Steve Bannon

Sur le territoire des réseaux sociaux, les activistes qui soutiennent Milei, en particulier la ligne d’influenceurs qui occupent l’avant-poste de l’armée libertarienne, agissent avec une agressivité extrême contre ceux qui expriment leurs critiques, leurs désaccords ou leurs plaintes contre l’actuel président.

Suivant le manuel The Movement de Steve Bannon, principal idéologue des stratégies politiques et des techniques de communication de la nouvelle droite, la violence exercée contre les opposants ou les dissidents est inhérente à la conception politique qui encadre leurs actions. Elle sert non seulement à exacerber le type de polarisation qui leur est le plus profitable, mais elle a aussi pour effet d’immobiliser les secteurs qui refusent d’intensifier la spirale de la violence qu’ils alimentent eux-mêmes avec leur cortège de griefs et d’agressions.

Le déplacement vers les extrêmes, comme faisant partie du même mouvement, avec ses effets ambivalents, conduit à la démobilisation des majorités. Une formule ancienne, remise au goût du jour. En même temps, elle fonctionne comme un moyen de détourner l’attention des questions fondamentales qui, du fait de la politique du gouvernement, conduisent le pays vers une aggravation du drame social inhérent à un programme conçu au bénéfice exclusif d’une minorité.

L’escalade de la violence peut prendre différentes formes et intensités. Il faut noter que le caractère autoritaire de la nouvelle droite, comme des libertariens, est dans son ADN. Jusqu’où peut-elle aller ? Si l’on en juge par la portée de ses propositions, qui n’envisagent aucune règle déterminant d’autres limites que celles établies par ses positions extrêmes ou fondamentalistes, le seul frein à sa violence intrinsèque est déterminé par les réactions politiques et sociales qui, dans chaque circonstance, mettent une digue pour contenir la dérive autoritaire.

À cet égard, les libertariens représentent un « nouveau phénomène politique » sur la scène nationale, « apparenté au macrisme mais en même temps différent. Bien qu’arrivés au pouvoir par les urnes, ils contiennent le virus violent inhérent à toute conception intégriste de l’ordre , qui dans le cas de Milei se synthétise dans une approche économique basée sur l’orthodoxie extrême du monétarisme le plus rance ». Tout le phénomène économique et social est vu de ce point de vue réducteur, sans admettre d’autre perspective que celle née de son propre fanatisme, tel que Milei l’exprime lui-même dans ses concepts et sa façon d’agir ou de réagir.

Le fait qu’il soit arrivé au gouvernement par le vote, en profitant du discrédit des dirigeants, ne change pas l’essence de son ADN. Sous prétexte de « mettre fin à la caste », ce que fait Milei, animé par ce même fanatisme, c’est soumettre, voire éroder, les institutions mêmes sur lesquelles repose l’ordre démocratique. Est-ce une exagération ou une tendance qui marque le sens de son action ?

Quelle est la réaction des dirigeants ?

L’escalade des griefs de Milei contraste avec l’absence de réaction consciente et coordonnée de la part de la direction des partis et des secteurs sociaux engagés dans la préservation de l’ordre démocratique. Cela peut paraître exagéré, mais l’histoire nous enseigne que, si elle n’est pas arrêtée à temps, la dynamique de l’autoritarisme et de la violence a tendance à s’emballer. L’Argentine n’a-t-elle pas d’innombrables précédents qui le confirment ?

Et ce n’est pas tout : il y a aussi le risque que la violence soit perçue comme un événement à la fois subjuguant et insignifiant, comme ce fut le cas lors de la tentative d’assassinat de l’ancienne présidente Cristina Kirchner, par exemple.

Dans le cas de l’Italie, l’ouvrage de Scurati, qui reconstitue la période selon l’ordre chronologique strict des événements qu’il décrit, montre comment, face aux agressions de Mussolini et de ses acolytes, une bonne partie des dirigeants (mais aussi de la presse, comme l’illustre le cas emblématique du Corriere Della Sera) a d’abord réagi avec véhémence, puis avec moins de conviction, pour finir, à quelques exceptions près, par accepter passivement - et même par adhérer - aux impositions du régime.

Passant en revue les dix mois de gouvernement de Milei, il n’a épargné aucune épithète ou insulte aux gouverneurs,parlementaires, leaders sociaux, personnalités culturelles, politiciens, journalistes et membres de Libertad Avanza eux-mêmes qui ont montré des différences ou des nuances par rapport à ses positions.

Dans ce contexte, au-delà des critiques que suscitent les agressions du président, ce qui brille par son absence, c’est, comme on l’a dit, une réaction coordonnée des dirigeants pour mettre un terme à cette escalade autoritaire, étroitement associée, d’ailleurs, à la nature de son programme économique.

Plongé dans des disputes internes et des discussions qui anticipent les temps politiques et électoraux, non seulement le leadership du Justicialisme, par action ou par omission, contribue à créer le vide dont Milei a profité pour accentuer sa dérive autoritaire. Un vide qui a permis au Président, même en minorité, de discipliner les gouverneurs, les parlementaires, les leaders sociaux et les syndicalistes avec le fouet (tout en montrant la carotte), afin d’imposer ses politiques extrêmes de rigueur et de démantèlement. Et, conformément au modèle économique d’exclusion avec lequel il entend remodeler le pays, de continuer à déployer, dangereusement, ses postures menaçantes à l’égard de ceux qui se mettent en travers de son chemin.

Il ne s’agit pas d’une exagération mais d’un constat de la réalité qui tente de mesurer, même au risque d’une simplification excessive, la gravité des faits. N’est-il pas temps de retrouver l’esprit de l’ancienne Multipartidaria, (multipartisme) formée pendant la dernière phase de la dictature, dans le but d’imposer le retour à la démocratie et de changer le cours économique du pays, et n’est-il pas temps de rassembler les dirigeants nationaux, dans leur spectre le plus large, dans un vaste front commun pour stopper les politiques économiques de Milei et sa surenchère autoritaire ? Tout cela, comme le disait le document fondateur de ce groupe historique : « Avant qu’il ne soit trop tard ».

Rafael Prieto para Y ahora qué ?

Y ahora qué ?. Buenos Aires, 25 de octubre de 2024

Traduit de l’espagnol popur El Correo de la Diáspora par : Estelle et Carlos Debiasi

El Correo de la Diaspora. Paris, le 8 novembre 2024.

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