recherche

Accueil > Réflexions et travaux > La consigne est de combler le vide

31 décembre 2024

La consigne est de combler le vide

par Eugenio Raúl Zaffaroni*

 

Toutes les versions de cet article : [Español] [français]

Le vide en politique ne dure pas, les tentatives de faux mythes ont des jambes très courtes, les vides se comblent. Nous devons nous réapproprier notre inaliénable « droit au rêve » de sociétés plus justes.

Le droit et la raison semblent sombrer dans le monde, dans notre Amérique et dans notre patrie. On peut par ce mode pessimiste décrire le présent. Dans le monde, comme le dit justement le Pape François, tout le monde parle de paix et pousse des crie d’orfraie, mais on fabrique de plus en plus d’armes et les organisations et bureaucraties internationales « dansent le menuet » tandis que des milliers de personnes continuent d’être tuées. Dans notre Amérique, on dénonce les « régimes antidémocratiques », tandis que les « démocratiques » prennent d’assaut les ambassades, enlèvent les personnes protégées par l’asile diplomatique, maintiennent en prison les présidents destitués par des coups d’État et organisent des procès pour criminaliser les dirigeants qui dérangent le pouvoir financier transnational. Dans notre pays, on légifère par décret, on légitime cette législation en soudoyant des législateurs qui passent d’un bloc à l’autre, on tente de faire passer une loi « anti-mafia » qui met en danger les droits de tous les citoyens, on déploie la police contre les retraités, le Congrès National semble pulvérisé, nous n’avons jamais eu de véritable pouvoir judiciaire[en Argentine et ailleurs], mais sa structure inhabituelle a conditionné la crise actuelle sans précédent de la plus petite Cour Suprême du monde[quatre membres en Argentine], et nous pourrions continuer ainsi pendant plusieurs pages.

En présentant les choses de cette manière, il serait possible à un juge « créatif » - ce qui ne manque jamais - de m’accuser d’incitation publique au suicide collectif, bien qu’aucune infraction pénale ne soit prévue à cet égard.

Quoi qu’on en pense, lorsqu’on rencontre quelqu’un et qu’on lui demande comment « ça va ? », on obtient souvent la réponse « bien sur le plan personnel ». D’autres sont un peu plus analytiques et expliquent que la communication avec les jeunes a été perdue ou qu’ils sont abrutis par TikTok ou des choses similaires et que, par conséquent, nous devrions utiliser le même moyen pour communiquer de la même manière, en suivant l’exemple présidentiel, peut-être pour nous abrutir tous, car le problème n’est pas de savoir si nous communiquons par TikTot ou par des signaux de fumée, mais ce que nous disons ou ne disons pas. Nombreux sont aussi ceux qui croient en une vision apocalyptique selon laquelle l’IA nous soumettra tous aux desseins incontrôlables des machines, que le pouvoir financier tuera des milliards de pauvres, ou directement que tout cela finira.

Certes, il ne faut pas ignorer ou sous-estimer les dangers de la dégradation de l’environnement, du réchauffement climatique et de l’IA même déjà disponible, sans qu’il soit besoin de trop réfléchir à leurs perspectives d’avenir. Cependant, il serait judicieux de se pencher un peu sur le village, conformément à la phrase attribuée à Tolstoï, mais qui peut être dérivée d’autres et même de la Bible : « peins ton village et tu seras universel » ou « ce qui s’est passé dans le monde, s’est passé avant dans ton village ». Il ne s’agit pas d’être sous l’influence d’un quelconque accès d’optimisme gratuit au tournant de l’année, ni d’adopter une humeur ou une disposition ascendante ou descendante, mais d’essayer d’observer ce panorama avec le peu d’objectivité que permet l’immersion, en jetant un coup d’œil sur le village, surtout celui fourni par l’histoire, cet inévitable « magister vitae »[Cicéron : « l’étude du passé doit servir de leçon pour l’avenir »].

Voyons ce qu’il en est lorsque nous imaginons un petit va-et-vient à travers différents moments du temps. Il y a 70 ans, le Guatemala a été envahi[Operation PBSUCCESS. [1].], Getulio Vargas s’est suicidé, les politiques ont été modifiées au Mexique et en Bolivie et nous avons été bombardés sur la Plaza de Mayo[Buenos Aires], c’est-à-dire qu’il y a eu une forte avancée impériale sur notre Amérique, dont la version locale fut un festival de haine, la proscription, l’emprisonnement et l’exécution des partisans de « Vive le cancer » [2] et d’autres exemples similaires de notre société qui ont chanté la « Marche de la liberté [3] ».

Si nous revenons une vingtaine d’années en arrière, à la mort d’Hipólito Yrigoyen, le Parti populaire était entre les mains de personnages circonspects et sérieux, qui flirtaient et « tressaient des liens » avec les puissants de la «  décennie infâme  », jouaient à la proscription et à la fraude électorale, un fasciste avoué gouvernait la province de Buenos Aires, quelqu’un écrivait « l’homme qui est seul et qui attend » et Carlos Gardel mourait dans un accident d’avion à Medellín.

Cinquante ans plus tard, les sinistres assassins du «  Triple A  » étaient en liberté dans notre pays et tuaient des gens. Puis vint la nuit de la dictature génocidaire sur notre village - avec les milliers de disparus - et la «  Sécurité Nationale  » sur notre Amérique, avec la sanglante guerre centraméricaine.

En tout cas, depuis 1955, le discours du «  libéralisme économique  » comme remède miraculeux, périodiquement déclenché et qui se terminait invariablement par quelque débandade qui mettait fin à sa période de déification idolâtre du marché, du « Plan Prebisch [4] » à Cavallo, en passant par la dictature elle-même, qui s’est terminée par l’échec de la fameuse « tablita [5] » de Martínez de Hoz, s’est répandu parmi nous depuis 1955. Avons-nous oublié les jeunes morts aux Malouines, les gestes héroïques et honteux, le fait que tout cela était destiné à « couvrir » la fin de l’« argent doux » ? C’était le résultat le plus triste des échecs successifs des tentatives des idolâtres du marché qui, avec leur impudence habituelle et leur indignité nationale, demandent aujourd’hui impudemment à quoi servent les Malouines ?

Bien que l’histoire ne se répète pas, elle continue, et les épisodes précédents devraient nous inciter à réfléchir au présent avec une certaine sérénité, même s’il est difficile de le faire, compte tenu des souffrances subies par une grande partie de nos concitoyens dans cette situation d’urgence à laquelle le désordre et le chaos institutionnels actuels nous conduisent, et de l’indignation naturelle produite par l’impudeur colonialiste servile des fonctionnaires. Mais quand l’effort est fait, il est impossible d’éviter la question : l’homme, la femme, l’enfant, le retraité, ne sont-ils pas seuls et en attente ?

Je n’attribue pas aux jeunes la superficialité et l’admiration de TikToK et d’autres absurdités technologiques. Je ne pense pas qu’il faille stigmatiser les jeunes ni que nous devions utiliser TikToK ou les sous-estimer pour leur parler dans une langue prétendument détériorée. Je pense plutôt que beaucoup - jeunes et moins jeunes - préfèrent croire qu’il y a un avenir avec un « hurleur » qui proclame « l’anti-politique » et inaugure un modèle de présidentialisme « injurieux », parce qu’il y a « quelque chose » à quoi se raccrocher quand on se noie au milieu d’un vide et que le « hurleur » est apparu précisément au milieu d’un vide notoire.

En tout cas, il ne faut pas oublier que 44% des Argentins ont voté contre ce « hurleur », même si c’était pour un candidat que personne n’aimait. Dans les circonstances dans lesquelles le régime actuel a remporté sa victoire électorale il y a un peu plus d’un an, ce pourcentage témoigne d’un sens des responsabilités et d’une rationalité très élevés de la part de notre peuple.

La politique, l’art de gouverner, n’est pas une plaisanterie : il s’agit ni plus ni moins de la gestion de la « Polis », de la manière de l’atteindre et de la gouverner, et il est plus qu’évident qu’aucune société ne peut se passer de politique. Celui qui dit qu’il « ne connaît pas la politique » ou qu’il est « apolitique » est un inconscient, car, comme l’a souligné Aristote il y a très longtemps, l’homme est par essence un « animal politique ». Nous naissons inutiles, nous ne pouvons pas survivre et grandir jusqu’à l’âge adulte sans société, ni nous épanouir sans elle, ce qui nécessite évidemment un ordre et un gouvernement.

Mais la politique n’est pas une constante invariable dans toutes les sociétés, elle connaît des hauts et des bas. Parfois des moments de splendeur où elle brille jusqu’à éblouir d’une manière qui semble éternelle. Mais parfois aussi elle se consume dans son propre éclat ou s’épuise tout simplement, donnant lieu à ses phases de décadence, où les « règles de l’art politique » s’estompent et où sa chute atteint des limites souvent douloureuses et angoissantes.

Il est clair que ces moments de régression sont multifactoriels, dans chacun d’eux il est possible d’indiquer des raisons ou des causes différentes, souvent difficiles à individualiser et, plus encore, à mettre en évidence le poids de chacun de ces facteurs dans la détermination du résultat. Quoi qu’il en soit, il y a une constante :

dans ces décadences, il y a toujours quelque chose comme le déclin des rêves, l’idée de la possibilité d’une société meilleure et plus juste disparaît, et avec elle l’indignation contre la société actuelle en fonction de cette image, le sentiment fraternel qui provoque la communion dans cette « noble indignation » n’est pas généré.

Je crois que c’est Amilcar Cabral qui a dit que la transformation sociale ne naît pas de l’intellect mais du sentiment. Les hommes et les femmes pensent, certes, mais nous ne sommes pas des machines à penser, nous ressentons aussi, car nous avons une sphère intellectuelle et une sphère émotionnelle ou affective.

Ce n’est pas en vain que tous les colonialismes veulent démanteler la culture colonisée, effacer la mémoire, éliminer les mythes, voire en inventer d’autres, comme dans notre village celui de l’Argentine puissance à l’époque de Roca, la décadence depuis la « loi Sáenz Peña », d’arriver à devenir comme l’Irlande (demandez aux Irlandais ce qu’ils pensent des Anglais !) et d’autres incohérences du même genre.

Nous avons honte de ne pas être entièrement « rationnels », mais la vérité est que tout mouvement populaire a une racine émotionnelle motivante que nous complétons ensuite par des systèmes d’idées qui fournissent l’emballage rationnel de l’impulsion primaire, afin qu’elle ne soit pas une irrationalité pure et vide, car comme nous l’avons observé depuis l’époque médiévale, l’acte affectif - même celui de l’amour - se perd lorsqu’il manque le contrôle de la rationalité : l’emballage est lui aussi indispensable.

Les mouvements populaires qui ont secoué nos sociétés ont toujours été « décoloniaux » dans leur essence, et tout au long de nos cinq cents ans de colonialisme, ils sont invariablement nés avec l’impulsion émotionnelle culturellement conditionnée de l’installation communautaire d’images de sociétés meilleures, ce que l’on appelle souvent - peut-être sans grande raison - leur « mystique ». Lorsque ces images manquent ou se dégradent, il se crée un vide dans lequel « tout le monde est seul et attend » précisément ce « quelque chose » qui est la conviction de la possibilité d’une réalité meilleure et plus juste que celle qu’on subit et, sur cette base, de lutter pour surmonter chaque présent accablant.

Je peux imaginer ce que le pauvre Osvaldo Bayer dira depuis un nuage sur « l’Argentine, le pouvoir de Roca », mais même s’il ne s’agit pas d’un mensonge historique grossier de ce calibre, et que l’intention est de combler le vide, avec la simple évocation de vraies gloires passées - des jours brillants de la politique - cette tentative est également infructueuse, parce que ce passé n’a de sens que lorsqu’il est lié à un nouvel espoir actuel qui génère une étreinte communautaire. Ce n’est qu’à ce moment-là que naît la conviction que « si cela a pu être fait une fois, cela peut être fait maintenant ».

L’expérience historique répétée de notre village nous montre que tous les moments de déclin politique se sont mal terminés, mais qu’en fin de compte le vide émotionnel a toujours été comblé et que la politique a retrouvé son éclat. Mais maintenant, après avoir peint notre village, tournons-nous vers le monde, soyons universels et regardons l’hémisphère nord où, malgré les énormes différences, il y a quelque chose de commun : n’y a-t-il pas là aussi un vide similaire ?

Au Nord sont domiciliées les multinationales sans nationalité ni patrie du nouveau colonialisme financier, conglomérats d’argent et de papier numérotés par ordinateur, aux promesses de paiement impossibles, qui pour les accumuler se moquent du réchauffement climatique, des guerres et de l’IA, entre les mains de technocrates qui prennent les décisions économiques qui sortaient autrefois des parlements. Que sont devenues les images de leurs « États-providence » et celles défendues par les social-démocraties ? Elles se sont diluées, grâce à la « prudence », la « circonspection », la « modération », la « conciliation », la « complaisance », la « tiédeur » et le « compromis » croissants de leurs dirigeants, au point de s’estomper et de s’identifier inexplicablement à ceux qui étaient censés être les véritables facteurs de pouvoir auxquels elles étaient censées résister. Aux États-Unis, on tente d’installer un nouveau mythe avec l’image d’une réindustrialisation difficile et d’une « purification » par l’expulsion des Latino-Américains, sous la houlette d’un individu plutôt curieux, tandis qu’en Europe on est désormais engagée dans une guerre absurde - plus que toutes les guerres -.

Il n’y a mème pas de nouvelles voix : la seule semble être celle du pape François, qui est positive, mais historiquement originale, soit dit en passant.

Sans verser dans un faux optimisme, la vérité est que le vide en politique ne dure pas. Les tentatives de faux mythes ont la jambe très courte, les vides se comblent. Dans notre village comme dans le monde, la politique brillera à nouveau, parce qu’elle l’a toujours fait. Il ne sert à rien de tomber dans un pessimisme apocalyptique, violent à la Sorel ou autre. Même s’il n’y a pas lieu de s’en réjouir, car nous ne savons pas combien de victimes nous aurons à pleurer « entre-temps », nous ne devons pas nous « laisser aller » sans essayer de faire de notre mieux pour accélérer la sortie, nous ne pouvons pas nous contenter d’« attendre », mais nous devons revendiquer sur tous les tons notre inaliénable « droit à rêver » de sociétés plus justes, pour condamner fermement toute déviation ou entrave sur le chemin de la réintégration urgente du « mythe ». C’est la lutte du moment, l’autre viendra plus tard.

E. Raúl Zaffaroni* pour La Tecl@ Eñe

La Tecl@ Eñe. Buenos Aires, 30 de déciembre de 2024.

*Eugenio Raúl Zaffaroni il est avocat et notaire argentin gradué dans la faculté de Droit et de Sciences Sociales de l’Université du Buenos Aires en 1962, docteur des Sciences Juridiques et Sociales par l’Université Nationale du Littoral (1964), et juge de la Cour Suprême de Justice argentine dès 2003, jusqu’à 2014 quand il a présenté sa démission pour être arrivé à la limite d’âge qui fixe la Constitution. Actuellement Juge à la Court Interamericaine de Droits de l’Homme.

Traduit de l’espagnol depuis El Correo de la Diáspora par : Estelle et Carlos Debiasi

El Correo de la Diaspora. Paris, le 31 décembre 2024.

Toutes les notes avec ou sans liens sont de El Correo de la Diaspora

Notes

[1Les dirigeants de la United Fruit Company (UFCO) avaient travaillé dur dans les cercles de l’administration de Harry S. Truman et du général Dwight Eisenhower pour leur faire croire que le colonel Jacobo Arbenz essayait d’aligner le Guatemala sur le Bloc Soviétique]. Notes de El Correo

[2L’euphorie que la mort de María Eva Duarte de Perón a provoquée dans l’anti-péronisme fut telle que, peu de temps après, des murs de Buenos Aires ont été peints avec les mots « Vive le cancer ». Des millions d’Argentins ont remercié une maladie redoutable d’avoir mis fin à la vie de leur ennemie le plus acharnée. Note de El Correo

[3« La Marcha de la Libertad » était une marche militaire en Argentine symbole de la dictature militaire appelée «  Révolution libératrice » , qui a renversé le gouvernement constitutionnel du président Juan Domingo Perón en 1955.

[4Dans les années 1960, les économistes de la CEPALC ont étendu les théories de Prebisch sur le structuralisme dans la Théorie de la dépendance pour laquelle le développement économique de la périphérie est pratiquement impossible. Alors que la théorie de la dépendance était à l’opposé de l’objectif initial de Prebisch et de la CEPALC, il continua à critiquer les économistes néoclassiques qui, pour lui, victimisaient les pauvres.

[5La Tablita c’est du «  Crawling peg  » qu’en macroéconomie, est un régime de change qui permet une dépréciation ou une appréciation progressive de la monnaie. Il est généralement considéré comme faisant partie d’un régime de taux de change fixe.

Retour en haut de la page

El Correo

|

Patte blanche

|

Plan du site