Portada del sitio > Argentina > Justicia - Derechos Humanos > Crise constitutionnelle en Argentine : « Vous allez tuer quelqu’un, ne soyez (…)
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L’ex-juge de la Cour suprême se demande si l’escalade répressive est une maladresse ou une provocation. Il suggère des manifestations pacifiques sous autocontrôle et sans blocage total des rues. Sur les DNU, il soutient que la nécessité doit être républicaine, non par simple goût officiel, ni pour se passer du Congrès.
Jeudi dernier, il a fêté ses 76 ans. Il a quitté la Cour Suprême, il y a un an, après avoir tenu la promesse qu’ à 75 ans il prendrait sa retraite de cette Cour. Cette année, il sera juge à la Cour Interaméricaine des Droits de l’Homme, charge pour laquelle il a été choisi en 2015. Pendant ce temps, Raúl Zaffaroni ne se prive pas d’analyser le gouvernement actuel et même l’opposition.
Après la répression de la manifestation des travailleurs de Cresta Roja [1], des employés municipaux de La Plata [Capitale de la province de Buenos Aires] ont eux aussi été l’objet d’une répression par des balles en caoutchouc tirées à courte distance. Y a t-il un plan ?
Avant tout, dans les États modernes nous devons prendre soin des administrations. Si l’on présume qu’il existe des « gnoquis » [emplois fictifs] il faut mettre tout le monde à travailler et celui qui ne travaille pas, on le met dehors. Mais on ne met pas tout le monde dehors sans discrimination parce que de cette façon, on détruit des administrations qui ont coûté beaucoup d’argent à construire : des fonctionnaires ne sont pas « fabriqués » d’un jour à l’autre. Provoquer des mises à pied massives pour mettre ensuite les siens, ce sont des choses d’il y a un siècle, non de l’État contemporain, qui a besoin d’administrations fortes et consolidées. En ce qui concerne la répression, c’est une maladresse politique très dangereuse. Ils vont tuer quelqu’un, qu’ils cessent d’être des brutes. Ils sont en train de générer une masse de gens très en colère. Ou alors est-ce une provocation ? Veulent-ils que quelqu’un perde le contrôle pour justifier un homicide ? Cela, en plus d’être un crime, aurait un coût politique élevé. La sphère populaire doit d’urgence prendre en charge la gestion de ces gens, les contenir. Il faut éviter qu’ils répondent à ces provocations. Personne ne doit tomber dans ce piège mortel.
De quelle manière ?
Pas la plus minime violence comme réponse. Cela doit être la consigne. Continuer de manifester quand il faut, mais résister debout. Ne pas couper les rues ni les routes, laisser passer les véhicules, occuper une partie de l’espace, rien de plus. Ne pas donner de prétexte à la criminalisation. Mais être là, protester par sa présence, quoiqu’il en soit debout et déterminé. Sans violence. Sans donner l’excuse à la répression. Si quelqu’un tente de le faire, soit c’est un infiltré, soit c’est quelqu’un qu’il faut contenir tout de suite. Attention, il en va de la vie.
Résistance pacifique
Ce qui, comme toute résistance pacifique, a son prix : cela consiste à endurer les provocations cherchant à obtenir que ceux qui manifestent tombent dans la violence. Parfois, c’ est difficile, mais c’est toujours possible. A la fin, on gagne. Gandhi a ainsi rendu l’Inde indépendante. Il peut y avoir même une dictature terrifiante, mais si un jour la population décide tout simplement de ne plus sortir des maisons, la dictature tombe. Nous n’avons pas besoin de martyrs. Nous en avons trop. Nous avons besoin de personnes rationnelles et de gens qui luttent, mais vivants, bien vivants.
Les décrets de nécessité et d’urgence ont transformé les citoyens en constitutionnalistes. Comment faut-il lire et interpréter la Constitution?
Avec le bon sens, qui est la fameuse « rationalité ». Les autorités démocratiques peuvent faire beaucoup de choses. Elles peuvent choisir de faire certaines choses et de ne pas en faire d’autres. Cela s’appelle la politique. Mais ce qu’ils ne peuvent pas faire, c’ est « n’importe quoi » et encore moins invoquer des nécessités qui n’existent pas. Quelle urgence, en dehors de celle du Groupe Clarin , il y a-t-il à casser la Loi de Médias et les organismes créés par elle ?
Quelle urgence y a-t-il ?
Je ne le sais pas. Quelle nécessité et urgence publique y a-t-il à faire cela ? Quelqu’un peut me dire quelle urgence publique y a-t-il à transférer les écoutes téléphoniques de la Procuration à la Cour Suprême ? Est-ce qu’elles ne sont pas menées correctement comme les juges le demandent ? Y a-t-il eu des plaintes de juges parce que la Procuration n’est pas intervenue sur les téléphones demandés ? Les délinquants s’échappent-ils parce que le service ne fonctionne pas ? Il est clair qu’il n’y a pas d’urgence, au point que la Cour Suprême , elle-même, a choisi de tout reporter jusqu’à février. Alors : le Congrès ne pouvait-il pas discuter de cela en mars si la Cour ne le met en œuvre qu’en février ? Le bon sens c’est ce qui signale quand quelque chose est rationnel, même si cela ne me plait pas. Et quand cela ne l’est pas, même si cela me plait. La nécessité et l’urgence ne s’inventent pas : ils doivent correspondre à des réalités. Ils ne peuvent pas être invoqués quand quelqu’un a envie de faire ce qui lui plaît. S’ils s’arrangent ainsi avec le même critère à l’avenir, je crains qu’ils puissent invoquer l’urgence aux besoins d’appliquer l’article 23 de la Constitution.
Le pouvoir du Président d’établir l’état de siège et de suspendre des garanties constitutionnelles.
Certes, c’est un article de la Constitution. Mais cela ne veut pas dire que l’on peut inventer une réalité pour, qu’à tout moment, ils nous mettent en état de siège dans toute circonstance. Là oui, nous serions tous en liberté conditionnelle. Le ton utilisé pour réformer par DNU la Loi de Services de Communication Audiovisuelle m’a rappelé le décret 4161 dicté par Pedro Eugenio Aramburu –dictateur militaire- en mars 1956. Ce qu’ils font me fait penser qu’au sein du gouvernement ils croient être la « Fusiladora » [2] et qu’ils ont renversé la « dictature cristiniste ». Il manque seulement ce décret qui punissait toute personne qui nommait le péronisme ou chantait la marche péroniste. Quand un décret de nécessité et d’urgence ne répond à aucune nécessité, ni à une quelconque urgence, il n’est pas constitutionnel, parce que c’est une simple loi dictée par le Pouvoir exécutif, à qui il est interdit de légiférer. Nous avons vu une manœuvre très dangereuse: d’un côté la multiplication de décrets sans nécessité et urgence, soit , de décrets-lois à la manière des régimes « de facto » et, de l’autre, la tentative d’introduire par voie de décret deux juges au sein de la Cour Suprême, avec l’objectif évident qu’ils déclarent ces décrets constitutionnels ou, tout au moins, qu’ils retardent toute décision qui leur fait perdre leur validité. Je crois qu’ils n’ont pas réussi totalement, mais l’intention demeure.
Devant la question de pourquoi invoquer l’urgence et la nécessité, la réponse pourrait être simple : parce qu’à première vue, le Gouvernement a le Congrès contre lui.
Certes, mais la nécessité constitutionnelle ne peut pas être comprise comme la nécessité politique de « contourner » le Congrès. C’est une énormité. Si l’Exécutif légifère par décret-loi, c’est parce que le Congrès ne sanctionnerait pas la loi qu’il veut: pourquoi ne le ferme t-il pas et ne prend-il pas la totalité du pouvoir ? La nécessité constitutionnelle doit être une nécessité républicaine et pas autre chose : il y a nécessité quand il y a danger de quelque chose pour la République, pour le pays. Je dois promouvoir un militaire parce qu’il peut y avoir un problème de défense nationale. Je dois nommer un ambassadeur parce qu’est en jeu une négociation clef. Je dois nommer un juge parce que la justice ne bouge pas et ne met pas un substitut et il y a des délinquants qui peuvent rester libres. Mais il n’y a pas de nécessité républicaine si je dois promouvoir général mon cousin qui est sous-lieutenant, ou si je veux nommer ambassadeur en Syrie mon beau-frère pour l’envoyer loin. Ou si je veux nommer ministre de la Cour mes copains et que je sais que le Sénat ne donnerait pas son accord. Cela n’est d’aucune manière une nécessité républicaine, c’est esquiver tout simplement le système des poids et des contrepoids de la Constitution. Il n’est pas nécessaire d’être juriste pour le comprendre. Le bon sens l’indique.
A quel objectif répond la présence massive dans l’État de cadres qui ont été les directeurs généraux ou vice-présidents exécutifs de multinationales ?
Je crois sincèrement que ce n’est pas un plan. C’est plus simple : il s’agit d’une forme que prend l’étape supérieure du colonialisme que nous vivons. Aujourd’hui le néo-colonialisme est terminé. Dans le monde, commandent et rivalisent les grand groupes partout dans le monde. Ni mister Obama ni frau Merkel ne font ce qu’ils veulent, mais le pouvoir politique, sur toute la planète, est assiégé par des grands groupes multinationaux gérés par des technocrates qui sont les CEOs. Ils ne sont pas les propriétaires du capital. Ils ne sont pas Henry Ford, ni le gros avec la chaîne en or et le havane des caricatures d’il y a cent ans. Ils sont des gérants, des bureaucrates qui ont pour mission d’obtenir le meilleur profit dans le moins de temps possible pour leur entreprise. S’ils ne le font pas, ils seront virés et remplacés par d’autres qui attendent leur tour. C’est pourquoi, je dis que ce n’est pas un plan, mais une nouvelle forme de vice-royauté. Simple et simplement. Ce sont eux qui commandent, c’est-à-dire les grands groupes multinationaux avec leurs agents dans des fonctions politiques. Il n’y a pas de parti politique maqué avec l’« establishment » et qui fonctionne comme fusible. Non. Directement ils ont pris le pouvoir, sans médiation politique. Ils ne nous occupent déjà plus à travers une oligarchie, ni à travers nos propres Forces Armées aliénées au Panama [Ecole des Amériques] ou dans des cours dictés par des fascistes français [Lire: « L’autre sale guerre d’Aussaresses »].
Ce qui arrive, c’est que les grands groupes prennent les commandes de l’économie et de la politique à travers leurs CEOs. C’est un nouveau phénomène dans le cadre du colonialisme, qui doit être lu en clé mondiale. Tandis que nous analysons ce phénomène, je pense que nous devons profondément être autocritiques avec quelque chose qui a raté. Nous ne nous sommes pas occupés des institutions. Nous n’ y avons pas assez prêté attention. Le corps populaire n’a pas non plus pensé à cela, ni le corps juridique, et je ne sais pas lequel est plus responsable de deux. Les hommes politiques ont l’excuse que leur activité est extrêmement compétitive, jour après jours, mais les juristes, nous avons le devoir de penser, parce que nous sommes plus loin de la compétition quotidienne. Nous ne pouvons pas confondre démocratie républicaine avec une démocratie plébiscitaire. Si nous les confondons, nous arriverions à la conclusion qu’Hitler et Mussolini étaient des démocrates. Ce n’est pas ainsi: celui qui gagne doit respecter la minorité, parce que le droit de la majorité à changer d’opinion doit rester intangible. Et cela doit clairement être établi dans une ingénierie institutionnelle qui empêche que la majorité conjoncturelle fasse n’importe quoi. Ce qui se passe met sur la tapis la réalité que nous n’avons pas la meilleure Constitution du monde, mais un texte de 160 ans raccommodé à coup de sabre, dans une forme inconstitutionnelle en 1957, et de manière constitutionnelle en 1994, mais en urgence pour garantir une réélection, sans plus grande réflexion institutionnelle et évaluation du parlementarisme, par exemple. Aujourd’hui nous en payons les conséquences. C’est pourquoi je dis que le champ politique populaire doit faire son autocritique. Et ceci est plus qu’indispensable.
Martín Granovsky pour Página 12
Página 12. Buenos Aires, le 9 janvier 2015.
Traduit de l’espagnol pour El Correo de la diáspora de : Estelle et Carlos Debiasi
El Correo de la diaspora. Paris, le 11 janvier 2016.
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[1] Cresta Roja - groupe Rasic - entreprise agro-industrielle leader dans le secteur avicole en Argentine. La manifestation ayant pour cause le plan social fut reçue par une violente et inédite répression gouvernementale, faisant plusieurs blessés de tires de balles en caoutchouc
[2] La « Révolution libératrice » (en espagnol Revolución Libertadora) est le nom donné à la révolution initiée en 1955 par Pedro Eugenio Aramburu en Argentine mais aussi au régime qui en est issu. La dictature est aussi connue comme Révolution Fusiladora, à cause des militaires et civils fusillés en 1956 à l’occasion du soulèvement du Général Juan José Valle.