Accueil > Argentine > Justice - Droits de l’homme > ARGENTINE Oui, oui, nous voulons une « MÉMOIRE COMPLÈTE »
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Alberto Nadra soutient qu’ une « Mémoire Complète » signifie marcher, comme l’a fait la plus grande mobilisation pour le « Plus Jamais » en démocratie, et rejeter les marionnettes actuelles des architectes de mars 1976.
La Plaza, et les places de toute l’Argentine, ont débordé d’une foule multicolore qui a balayé les vieilles, mais renouvelées, tentatives négationnistes
Sans présence policière, c’est-à-dire sans provocations, il n’y a pas eu d’« incidents », selon le terme utilisés par de nombreux médias pour répression brutale du régime.
Des centaines de milliers de personnes ont semé la joie dans un pays de douleur et de résignation. Si « l’espoir est la lumière qui éclaire le chemin », comme l’écrit le journaliste Luis Bruschtein, qui a vécu l’horreur dans sa chair, se trouvaient dans la rue ceux qui peuvent la sauver et apporter le changement.
Le gouvernement ment lorsqu’il prétend avoir une « mémoire complète ». C’est nous qui la réclamons depuis le chant « dites-nous ce que vous avez fait aux disparus » que nous chantions dans les derniers jours de la dictature. Ou la dénonciation de la « misère planifiée » pour engraisser les privilégiés, que Rodolfo Walsh a crié avant d’être assassiné.
Une mémoire complète consiste à juger, comme on ne l’a pas fait, la « partie civile » de la dictature, qui en était en réalité le cerveau : le bloc dominant, ce réseau de grands entrepreneurs, de financiers, de patrons ruraux, ou la griffe impériale, ceux qui décidaient toujours, soit brutalement pendant la dictature, soit en sauvegardant les apparences pendant les gouvernements élus au suffrage universel.
Ils l’ont toujours fait, tout au long de notre histoire et chaque fois qu’ils ont vu leurs privilèges menacés par la montée et la radicalisation de la résistance populaire, par leur propre incapacité à faire face à la crise qu’ils sont eux-mêmes en train de créer.
C’était l’objectif de la dictature et c’est aujourd’hui l’objectif de ce gouvernement servile et répressif.
La mémoire complète signifie revendiquer les 30 000 , mais éviter le verrou numérique dans lequel ils veulent nous enfermer : rétablir, avec force dans le débat public, le plan systématique du vol de bébés, la torture, les corps jetés à la mer dans les vols de la mort.
Une mémoire complète signifie crier, comme l’a fait la plus grande mobilisation pour « Plus Jamais en démocratie », et rejeter les marionnettes actuelles des architectes de mars de 1976. Ce gouvernement de reddition et de faim.
Le négationnisme que nous rejettons ne se limite pas aux crimes ou à la dissimulation de la partie civile de la dictature.
Depuis 1983, nous avons eu des gouvernements soumis à ces intérêts, mais aussi des gouvernements qui ont pris des mesures en faveur de la justice sociale, mais qui, par peur ou par hésitation, n’ont pas réussi à mettre en œuvre les changements nécessaires pour les remplacer.
Pourquoi dis-je que le négationnisme ne se limite pas aux crimes de la dictature et à la responsabilité civile ?
Que manque-t-il encore ? Qu’est-ce que certains nient, que d’autres cachent, que beaucoup ignorent ou préfèrent ne pas voir ?
Or, ce que cachent les héritiers de la dictature et ce que la majorité des dirigeants traditionnels ne reconnaît pas, c’est la résistance populaire persistante.
Les héritiers de la dictature accusent – aujourd’hui comme hier – toute protestation contre l’austérité et la pauvreté d’être subversive ou déstabilisatrice, et en plus, ils s’indignent quand on se défend contre la violence répressive.
De son côté, le leadership traditionnel craint d’être dépassé par la mobilisation populaire.
Même parmi ceux qui ont tenté de reconnaître des acquis et des droits, il n’a jamais été proposé d’assumer ce qui devrait être le rôle premier d’un parti ou d’un front populaire : promouvoir cette mobilisation, la coordonner, l’organiser et lui donner un horizon politique, qui est de fixer l’objectif de changer le pouvoir mains.
Aujourd’hui, ils n’adhèrent pas à la montée de la protestation sociale, tout comme ils n’adhéraient pas hier à la résistance face à la dictature.
La dictature et ses héritiers ont réduit cette résistance aux actes héroïques des Mères, qu’ils ont tenté de ridiculiser sous le surnom de « Les Folles de la Place de Mai ».
Qu’ils le veuillent ou non, ils font le jeu de ceux qui ignorent les actes héroïques de milliers d’Argentins, par ignoranceou pour cacher leur propre lâcheté.
J’ admet la lâcheté, même si je ne la partage pas. Ces temps sanglants ne furent pas faciles. Mais je rejette ceux qui se tiennent sur un tabouret pour pointer du doigt, de leur prétendue hauteur, ceux d’entre nous qui ont joué leur vie en étant partie prenante à cette époque, ceux d’entre nous qui sont restés ici et qui se sont battus du mieux qu’ils ont pu.
30 000 de ces combattants ont disparu et ont été assassinés. D’autres d’entre nous ont survécu et ont essayé de témoigner, souvent au milieu de la dissimulation nécessaire par les ennemis et les adversaires, mais parfois aussi du silence ou de l’indifférence de certains camarades.
Dans mon cas, j’ai fait partie d’un groupe de dirigeants qui, à partir de mars 1976, ont reconstruit les Jeunesses Politiques au milieu de la terreur.
Ce fut la direction politique qui a conduit à la reconstruction du mouvement de jeunesse dévasté, depuis les syndicats du secteur agricole, aux lycéens, aux étudiants universitaires, dans les quartiers, les usines, parmi les artistes et les sportifs locaux.
Je me souviens de ces premières rencontres avec d’autres péronistes, intransigeants, démocrates-chrétiens, socialistes et quelques radicaux, lors de réunions clandestines ou de rencontres audacieuses dans les locaux des partis, dont la plupart nous claquaient la porte au nez.
Le mouvement ouvrier militant a pris la tête, toujours en opposition aux collaborateurs.
Cette même année 1976, des journées de confrontation commencèrent, comme le « Trabajo a Tristeza », un sit-in de protestation qui a conduit à des arrestations et des enlèvements sur les lieux de travail.
En 1979, la résistance a augmenté, conduisant à la première grève générale et au début des marches ouvrières vers l’église de San Cayetano.
« Paix, Pain et Travail » était le cri de ralliement, mais dans les rues du quartier de Liniers, face à la répression, nous l’avons transformé en « Paix, Pain, Travail… à bas la dictature ».
Ces mêmes jeunes leaders – péronistes, communistes, socialistes et radicaux – étaient présents aux premières réunions des familles des disparus au siège de la Ligue argentine des droits de l’homme et, en avril 1977, sur la Place de Mai, lorsque la légende des Mères au Foulard blanc est née, au milieu des gaz lacrymogènes et des arrestations.
Ce mouvement s’est développé et s’est uni en 1982 dans les combats de rue du 30 mars, dans une mobilisation massive qui a rassemblé toutes les luttes suite à l’appel de la CGT Brésil du brasseur Saúl Ubaldini, qui s’opposait à la CGT alors complice d’Azopardo.
On dit ou on écrit très peu de choses, et on enquête encore moins sur ces événements, et ainsi l’aspect le plus important est brouillé : la combativité croissante de notre peuple, bien avant la défaite des îles Malouines, qui, contrairement au récit dominant, n’était pas la seule raison de la défaite dictatoriale.
Quarante-neuf ans ont passé et on a peu parlé de la façon dont les dirigeants des partis traditionnels ont contribué à blanchir l’horreur et à générer et maintenir la large base sociale qui, sans aucun doute, a soutenu ou est restée silencieuse face à la dictature.
Pas moins de 310 dirigeants de l’Unión Cívica Radical furent Maires à cette époque ; 192 sont issus des rangs du Partido Justicialista ; Il y avait 109 Demócrata Progresistas, 94 du Movimiento de Integración y Desarrollo, 78 de la Fuerza Federalista Popular et 16 Demócrata Cristianos, pour ne citer que les plus nombreux.
C’est aussi une « mémoire complète », puisque ces hommes politiques furent les protagonistes de la première étape de la démocratie de la défaite, la majorité des gouvernants et des parlementaires. Eux, et presque aucun de ceux qui ont mené la résistance combative.
Ce ne sont pas non plus les journalistes qui ont pris position, dont près de 200 sont toujours portés disparus. Au lieu de cela, certains continuent à donner des conférences sur la démocratie et la république, en publiant des éditoriaux dans la presse écrite et à la télévision, ces mêmes qui ont écrit les éloges de Videla, Massera et Bussi.
Cette boue a amené ce bourbier, dit un dicton populaire.
Regarder ailleurs fut tragique à cette époque.
Mais cela peut aussi être le cas aujourd’hui.
Non seulement le système des partis traditionnels, mais aussi une grande partie du mouvement national et populaire, regardent ailleurs tandis que les luttes grandissent, mais de manière isolée, sans direction politique, et pas à la hauteur avec la destruction de l’économie et des emplois argentins, et la misère et la souffrance de millions de personnes.
L’histoire est faite pour être racontée, mais pas répétée, et surtout pour changer l’avenir.
L’avenir n’est pas une promesse abstraite : c’est la foule qui a envahi les rues ce 24 mars, héritière de ceux qui ont résisté pendant les années les plus sombres.
L’espoir n’est pas un désir passif, mais la lutte organisée de ceux qui font face aujourd’hui à la faim, à la répression et au pillage.
La question de savoir s’il y aura des dirigeants à la hauteur de la tâche est aussi celle de savoir si nous serons capables de construire, à partir de la base, une force politique qui n’a pas peur de la mobilisation populaire ou qui ne répète pas les silences complices du passé.
La « mémoire complète » ne consiste pas seulement à se souvenir, mais à agir : comme les jeunes en 1976, comme les Mères en 1977, comme les ouvriers de San Cayetano.
L’avenir ne se mendie pas, il se conquiert.
Alberto Nadra* pour La Tecl@ Eñe
Photos : Leandro Teysseire, Guadalupe Lombardo, Jorge Larrosa, Sandra Cartasso.
La Tecl@ Eñe. Buenos Aires, le 25 mars 2025.
Traduit de l’espagnol pour El Correo de la Diáspora par : Estelle et Carlos Debiasi
El Correo de la Diaspora. Paris, le 28 mars 2025.