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Le regard de la philosophie, l’économie et la science politique
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Qu’est-ce que la corruption au-delà d’un sujet dans les médias et les campagnes électorales ? Sont–elle dépassées les idées qui la liaient à la nature humaine et à la culture, l’économie et les sciences sociales ont trouvé d’autres explications.
Nous venons de la Grèce. De là vers le bas, tout était destiné à empirer. Nous aimons insister sur cette tradition classique, où toute réflexion sur l’ordre politique est aussi une réflexion morale. Depuis ce piédestal on continue à regarder l’Occident, son idée de démocratie, et aussi son idéal de chef politique. De Platon à Machiavel, l’idée du dirigeant aura l’éthique comme un a priori à l’action, avec la vocation (quand ce n’est pas la religion) comme guide pour le bien commun. Ce n’est pas un hasard si, Machiavel, le premier qui sépare la politique de l’éthique, devra demeurer du côté immoral du monde quand la bourgeoisie, confirmée avec tout son pouvoir après la Révolution Industrielle, préférera « renvoyer l’inconfortable Machiavel (et Hobbes) et retenir le modéré et pondéré Locke (et Montesquieu), qui lui fournissent un justificatif beaucoup plus rassurant, plus idéalisé et élégant pour sa République de Propriétaires : c’est-à-dire, pour sa domination de classe » [1] De là vers en bas, ou nous satisfaisons ou sommes destinés à la corruption.
« Dans Alcibiade, Platon développe l’idée que pour gouverner les autres, un chef doit d’abord pouvoir se gouverner lui-même. Cette idée est encore dans le berceau de notre compréhension du politique », explique le philosophe Darío Sztajnszrajber. « Pour Platon, l’être humain est un ensemble de forces en conflit qui interagissent, comme dans la société. Un bon chef est celui qui arrive à trouver le contrôle de soi dans la force de la raison et à partir là, il gouverne les autres, comme un sage ». Sur cet idéal platonique repose l’origine de la politique comme vocation, comme un but presque métaphysique, capable de guider le dirigeant vers le bien commun et de l’éloigner des corruptions, depuis les sensibles (auxquelles incitent les instincts du corps) jusqu’aux matérielles (que produit le gouvernement). C’est pourquoi pour Platon, l’éducation des futurs dirigeants était fondamentale, en leur faisant croire leur origine supérieure, leur sang bleu, leur provenance métaphysique différente du reste des hommes. « On isolait les enfants de leur famille et de leur propriété pour arriver au pouvoir désintéressé de l’argent et de toute ambition personnelle », indique Sztajnszrajber. L’éducation du chef impliquait un chemin d’obstacles, où les jeunes devaient démontrer leur résistance aux pièges, à la violence et aux plaisirs. Rester incorruptibles pour atteindre ensuite le plus haut lieu. Et là au sommet, oui, décider de tout, y compris de mentir au peuple, guidés par leur raison.
Pour Sztajnszrajber, cet idéal a des conséquences claires aujourd’hui. « On vote encore pour un dirigeant en donnant la priorité à sa capacité de gestion de ses principes politiques. Gouverne « celui qui sait », mais on a perdu de vue que toute technique suppose une idéologie, qui de cette manière se rend invisible ». Sur cette supposition, suivre la vocation publique et la séparer de la vie privée c’est tout ce dont on a besoin. Mais, plongés dans le capitalisme, ces idéaux posent généralement d’autres problèmes. Le premier est que penser quelque chose « parce que », militer « parce que », ou sans prétention de bénéfices, cela présume toujours quelque chose de dissimulé, une magouille. Le second problème – parmi beaucoup d’autres- c’est la mince possibilité de changement. Un exemple clair est la vocation religieuse, où un prêtre ayant un désir sexuel – bien qu’il ne commette aucun délit- se convertit automatiquement en un cas corrompu.
Mais dans la perception sociale, tout n’est pas si blanc ou noir. Les gens aiment Maradona bien qu’il soit misogyne et il se soit drogué à n’en plus finir. Silvio Berlusconi a été maintes fois accusé non seulement de corruption et de connexions avec la maffia, mais d’avoir une vie privée à la frontière de l’acteur porno, et toutefois il a été réélu à plusieurs reprises par le vote populaire. Ailleurs, un gouvernement modéré avec des taux de croissance élevés permet de pardonner jusqu’aux tentations charnelles, comme cela s’est passé avec Bill Clinton, qui a continué à gouverner avec un not guilty de la Justice après le cas Lewinsky. Et autres cas, une gestion qui favorise le bien-être populaire mais qui n’a pas la meilleure image de transparence casse aussi l’idéalisme : ils volent mais ils font.
Les enquêtes le démontrent : la corruption n’est pas parmi les sujets qui préoccupent le plus les gens. Le dernier Baromètre Global, publié en juillet 2013, indique que 72% des personnes interrogées croient que la corruption a augmenté en Argentine durant les deux dernières années et que notre pays a eu la pire performance de la région. Toutefois, dans les enquêtes nationales sur des thèmes prioritaires durant une année électorale, apparaît d’abord l’insécurité (45%), deuxièmement le chômage (20%) et en troisième l’inflation (12%), très loin avec 5% de préoccupation exprimée, la corruption [2]. « La dernière fois que le niveau de préoccupation a été haut, ce fut entre 1997 et 1999, quand le gouvernement de l’Alliance a commencé, qui a rejoint le discours anti-corruption », explique le sociologue Hernán Charosky, ex directeur exécutif de Poder Ciudadano. « C’étaient les dernières années du menemisme, avec une usure politique, mais cela fut une année de croissance, ce qui écarte cette idée que la préoccupation pour la corruption émerge dans des moments de crise économique. Je ne suis pas d’accord avec cette vision », indique Charosky, en suivant aussi une vaste recherche économique sur les causes et les corrélations matérielles du phénomène.
Au début du XXe Siècle, les économistes ne regardaient pas la corruption comme un sujet intéressant. Ils étaient plus préoccupés par l’efficience, et croyaient que la corruption était un sujet politique, lié à la distribution : je prends à l’un et je donne à un autre, sans augmenter ou réduire « le gâteau ». L’explication traditionnelle était aussi liée à la thèse wébérienne que les chefs d’entreprise nés sous le protestantisme avaient un esprit entreprenant plus puissant, qui les différenciait culturellement et les rendait plus aptes pour les affaires, en plus de les rendre plus honnêtes (l’entrée au Ciel dépendait de la richesse, mais aussi de l’éthique pour arriver jusqu’à lui). « C’est une thèse désastreuse. On a étudié de façon empirique qu’il n’y a pas de corrélation entre la corruption et la culture ou l’origine des chefs d’entreprise. Il a été démontré avec l’immigration des Etats-Unis d’Amérique : italiens, juifs et noirs, ils ont pu être également de bons chefs d’entreprise. Il est étudié et démontré que la propension à prendre des risques mais aussi à économiser ne dépendent pas de la culture », explique depuis Harvard, l’économiste Rafael Di Tella, référence et pionnier dans des recherches économiques sur la corruption. « De fait, ces sujets sont devenus récemment intéressants du point de vue académique quand est sorti à la lumière « Mani pulite » dans les années 90, qui a confirmé que la corruption était aussi présente dans les pays développés. On a alors commencé à surveiller les affairess, et à travers de nombreuses recherches sur la base de statistiques nous arrivons à la conclusion que ce qui est significatif est l’environnement économique. »
Dans ces explications macro-économiques, et en ayant étudié les cas de 75 pays, Di Tella a trouvé que l’inflation est une variable qui a une très forte corrélation avec la corruption [3]. « Ne pouvant comparer aucun prix, étant donné les oscillations propres à l’inflation, nous ne pouvons pas savoir ce qui est cher ou non, et par conséquent on ne peut pas contrôler les dépenses de l’État. Par exemple, s’il y a énormément de prix différents pour un bureau, et un organisme étatique d’« achats de bureaux », comment démontrer qu’il a trop payé ? Cela est aussi un problème pour les affaires judiciaires : à des époques d’inflation, avec beaucoup de dispersion de prix, les experts n’ont pas de paramètre pour juger un supplément tarifaire. »
Des études comme celles de Di Tella, basées sur des niveaux de prix, d’économie, d’inflation et d’autres indicateurs économiques ont fourni une base statistique plus solide aux recherches sur la corruption et un argument pour contrecarrer ceux qui disaient que la perception était une donnée très subjective pour mesurer le problème (et par conséquent le délégitimer). L’économie a avancé dans son diagnostic et corrélations, mais il y a des problèmes qui persistent. Le premier est que, comme toute donnée de l’« économie occulte », la corruption échappe aux registres officiels. Le deuxième est que les organismes qui se chargent de la mesurer sont les mêmes en charge de noter, punir ou récompenser les pays touchés par elle. Evitant ces obstacles, les ONGs et les experts travaillent aujourd’hui en complétant ces études. « Transparency International publie tous les ans, depuis 1995, l’Indice de Perception de Corruption, un hit-parade mondial qui prend des indicateurs d’autres organismes comme la Banque Interaméricaine Développement, The Economist, données de sécurité juridique, liberté du commerce et liberté d’expression de chaque pays. Transparency fait comme un mix de tout cela et publie le hit-parade », détaille Charosky. « Par contre, le Baromètre de Corruption inclut aussi de l’enquête primaire, avec quelque mille cas dans le pays, et des questions intéressantes comme croyez-vous que votre gouvernement fait quelque chose pour contrôler la corruption ». Outre ces analyses classiques, il y a d’autres études [4] qui peuvent contribuer, à détecter surtout la perception des citoyens sur la corruption systémique, beaucoup plus difficile à rendre compte que celle nommée petty corruption (petits pot-de-vin, paiements pour accélérer des démarches ou éviter une amende) parce qu’elle est loin de la vie quotidienne des gens. Un autre indicateur très intéressant est celui qui produit Tax Justice Network, qui mesure l’évasion fiscale dans le monde et dévoile que les pays avec de bas indices de corruption ne sont pas toujours des modèles dans d’autres secteurs. Un exemple est Singapour, un pays très bien placé en termes de corruption, mais qui fonctionne comme un paradis fiscal qui protège les détournements d’argent des grandes entreprises.
La science politique, notamment dans le domaine de l’administration publique, a aussi contribué aux analyses de la corruption et à la conception de stratégies et politiques publiques pour la réduire. Un premier groupe de chercheurs, liés au néo-institutionalisme et l’économie politique, se sont consacrés à des analyses plus systémiques du phénomène, et iles ont liées aux asymétries d’information dans l’État. « Cette ligne a travaillé sur comment réduire, par exemple, les asymétries sur les prix des achats publics, chose qui a maintenant vu le jour dans la création de systèmes d’achats électroniques centralisés », explique Charosky. Un des universitaires les plus renommés sur ces études, Susan Rose Ackerman, de l’Université de Yale, a fait des recherches sur interrelations entre État et marché pour créer une typologie qui lie les systèmes politiques et systèmes économiques, du plus au moins compétitifs, et de là dériver des plus grandes au plus petites opportunités de corruption. Dans son classique « Corruption and Government : Causes, Consequences, and Reform », publié initialement en 1999 et traduit en 17 langues, Ackerman étudiait les pays en transition vers le socialisme et il les plaçait parmi les plus exposés à l’inefficacité et aux inégalités économiques, et à partir de là elle recommandait une série de réformes pour réduire les avantages matériels des corruptions (de façon systématique, au-delà de séparer les « pourris » au cas par cas), et dans ces processus considérait l’implication des dirigeants locaux et internationaux comme une partie du processus. Le mot « réforme » est présent dans toute l’œuvre, sans aucune volonté de dissimuler son idéologie ni son travail comme consultant de la Banque Mondiale. Sa perspective permet de surveiller des cas proches : « Le gouvernement de Menem a eu durant les premières années un degré de légitimité et un manque de concurrence politique qui lui a permis par exemple de privatiser le marché des téléphones et le laisser à deux entreprises dans des situations peu compétitives, de monopole », analyse Charosky.
Aussi depuis la science politique, une autre série d’études s’est centrée sur les processus organisationnels, pour concevoir des mécanismes de transparence, des canaux pour étendre l’accès à l’information des citoyens et des organismes de contrôle. Dans ce groupe, Robert Klitgart, de l’Université de Harvard – aussi consultant d’organismes internationaux et de la Rand Corporation [5] –, a créé vers le milieu des années 90 une formule qui s’est transformée en un classique. L’équation qui expliquerait l’émergence de la corruption est simple : monopole + caractère discrétionnaire –transparence. Plus près, et en vogue durant les dernières cinq années, celui aussi d’un harvardien, mais plus jeune, Archon Fung propose que les interventions les plus efficientes pour garantir la transparence, ne sont pas d’ordre macro, mais les interventions sectorielles dans sur des politiques publiques et des bénéficiaires spécifiques. Sa proposition « sectorialiste » est celle que prennent actuellement des organismes comme le BID et se concentre à intervenir à chaque niveau particulier pour produire du contrôle et réduire la corruption : santé, éducation, infrastructure, transporte.
Quelle que soit la perspective, la bonne nouvelle est que la corruption n’est plus analysée depuis le prisme individuel : les hommes rationnels qui échappent aux tentations privées ne sont plus les meilleurs cibles pour le gouvernement. Autant l’économie que l’étude des institutions politiques, ajoutés aux ONGs, ont montré durant les dernières années que les causes du problème sont plutôt systémiques et n’ont pas de relation avec l’aspect culturel. Ceci est une bonne nouvelle pour écarter les préjugés sur les économies moins avancées et leurs cultures. Toutefois, il existe encore une prééminence, tant dans les études académiques, qu’au sein des organismes internationaux, de la corruption comme sujet, et par conséquent des prescriptions pour la contrôler. Et il y a aussi une tendance à parler de la corruption avec des hit-parades, utiles pour désigner des lieux, mais incomplets pour comprendre les pourquoi. Pour comprendre, sans doute, la nature trouble du problème, pas si rationalisable, ni tant liée à ce qui est interdit, il faut prendre un chemin plus proche du changement, un peu plus loin des idéaux platoniques, un peu plus près de celui du commun possible à chaque société en chaque temps.
Natalia Zuazo pour Le Monde diplomatique, édition Cono Sur
El Diplo. Édition Nro 170 - août 2013
© Le Monde diplomatique, edition Cono Sur
Traduit de l’espagnol pour El Correo par : Estelle et Carlos Debiasi
El Correo. Paris, le 30 août 2013.
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* Natalia Zuazo journaliste et politologue argentine spécialiste en communication digitale |
[1] Eduardo Grüner, « La astucia del león y la fuerza del zorro », en A. Borón (comp.), La filosofía política clásica, Clacso-Eudeba, 1999, pág. 255.
[2] Management & Fit, juillet 2013.
[3] Voir, entre autres : Miguel Braun et Rafael Di Tella, « Inflation, inflation variability and corruption », Economics et Politics, Vol. 16, 2004.
[4] Voir Germán Lodola, « Cultura política de la democracia en Argentina », 2010, Vanderbilt University/UTdT.
[5] Considéré comme « le think tank que contrôle les US », par ses liens avec l’ industrie militaire US.