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Par Gwladys Déprez
¿Que tal...?, Avril 2004
Potosi. Le mot se forme comme une promesse annoncée par cette montagne unique, rouge et conique dont a coulé tant de métal et de sang. On contourne le mont par une route haute, et sur l’épaule du Cerro Rico se domine Potosi. Progressivement les premières habitations entourent le véhicule, les rues en terre et ravagées par l’eau, la boue, les pierres, forment avec les tôles, briques et autres matériaux un enchevêtrement complexe et hasardeux, le quartier des soudeurs semble-t-il. Maisons petites, rues étroites et lugubres sous un début d’orage.
L’excitation de l’arrivée dans ce lieu se transforme en quelque chose de sombre, sombre, toute une descente, vers des quartiers plus « épargnés », lentement. Terminus, descente et découverte du froid et de la sensation des 4000 mètres de cette ville la plus haute du monde… Le froid, le vent, la pluie. Transport vers l’autre versant de Potosi, celui de l’histoire, de ces
glorieuses et cyniques reliques. Le vieux Potosi colonial est une merveille, l’art baroque y est né, les milliers de fortunés y ont dépensés des millions tout en faisant s’évader un trésor minéral et financier incomparable au point d’avoir rendu possible la révolution industrielle en Europe. Tant de
richesses extraites des entrailles du Cerro rico (« le Mont Riche) qu’on eut pu tendre un pont d’argent entre ses mines et Madrid, tant de morts que le
même édifice serait recouvert d’ossements. Potosi fut proclamé Ville Impériale par Charles Quint « Je suis le riche Potosi, du monde je suis le trésor, je suis le roi des monts et des rois je suis envié ».
Potosi est aujourd’hui seul au monde et son pays même tente de l’oublier.
Potosi est bien vivant mais vit durement. Ici nous basculons dans un autre monde que celui de l’Argentine, même jusqu’à son extrême nord-ouest. Une ville mouvementée, beaucoup de gens, tous descendants de natifs de cette terre depuis des milliers d’année ; des enfants, leurs voix aiguës et gémiardes qui psalmodient les destinations indistinctes des minibus bondés
dans lesquels ils travaillent. Ces petits de moins de dix ans sont les portes voix et assistants des conducteurs. Est-ce que ce sont leur fils ? Je ne crois pas, mais des regards parfois laissent s’échapper quelque chose d’affection. Pourtant c’est du boulot, c’est la lutte, l’embouteillage, l’amoncellement des corps, des marchandises, des jupes. Enormes jupes
superposées au fils des années, au fil des enfants. Et ils arrivent tôt les enfants la-bas. Pas rare que des filles de quinze ans commencent leurs vies
d’épouses et de mères, et bien plus tôt celles de travailleuses, de commerçantes, de gérantes de leurs cadets. Les femmes sont bien là, on les voit, on les remarque avec leur tenue charmante et incongrue, reste d’une obligation coloniale, leur chapeau de feutre et leurs longues tresses liées par leurs pointes. Changement d’époque, de modèles qui s’imposent. Les
jeunes qui vont au collège, ceux qui en ont les moyens, s’habillent à l’occidentale orienté sportswear nord-américain. Comment se regardent-ils, ce jeune-là et ce paysan venu quelques jours en ville faire des échanges,
avec son chapeau pointu tissé, en fibres multicolores, dans lequel se lit un art ancestral ?
Balades essoufflées dans Potosi, des trésors à tous les coins de rue, des marchands en tous genres, des tisanes médicinales, des dragées de cacahuète, de très vieilles personnes aux talons secs et fendus comme une vieille
argile…Des regards amicaux, malgré l’histoire ; de cette histoire, j’en ressens un poids terrible.
L’histoire. Un monument historique nous regarde. Quand va-t-il s’écrouler ?
« Le Cerro Rico, nous l’aimons tous car c’est un monument historique mondialement connu », « Le peuple de Potosi ne veut pas le perdre car c’est un monument international ». Comment peut-on perdre une montagne ? En la vidant, en l’aspirant de l’intérieur. Depuis la découverte des mines de Potosi en 1545, l’exploitation n’a jamais cessé. Potosi fut jadis une des plus grandes villes du mondes, le centre nerveux du royaume d’Espagne, et surtout, la source de richesse qui transforma le cours de l’histoire au prix de millions de vies : en un siècle et demi, l’argent extrait des entrailles de la montagne bolivienne a profondément taillé le déséquilibre planétaire et dessiné le rapport de force et les inégalités mondiales comme le dépeint
avec force Eduardo Galeano dans « Les veines ouvertes de l’Amérique Latine » *.
Aujourd’hui Potosi est une ville déshéritée et sa pauvreté est à l’échelle de sa richesse passée.
* Extraits de « Les veines ouvertes de l’Amérique Latine »
"Au milieu du XVIIe siècle l’argent représentait plus de 99% des exportations minérales de l’Amérique hispanique.
L’Amérique était, alors, une vaste mine, surtout, en Potosi. Quelques écrivains boliviens enflammés d’un excessif enthousiasme, affirment qu’en trois siècles l’Espagne a reçu assez de métal en Potosi pour tendre un pont d’argent du sommet du Cerro Rico (Tertre Riche) jusqu’à la porte du Palais Royal de l’autre côté de l’océan. L’image est, sans doute, oeuvre d’une
fantaisie, mais de n’importe quelle façon, parle d’une réalité, en effet, qui semble inventée : le flux d’argent a atteint des dimensions gigantesques.
L’énorme exportation clandestine américaine, qui s’évadait d’une contrebande en direction des Philippines, de la Chine et vers l’Espagne même, n’est pas représenté dans les calculs d’Earl J. Hamilton, qui à partir des données obtenues dans la Casa de Contratación offre, de toute façon, dans son œuvre très connue sur ce sujet, des chiffres étonnants.
Entre 1503 et 1660, sont arrivés au port de Séville 185.000 kilos d’or et 16.000.000 de kilos d’argent.
L’argent transporté en Espagne en peu plus d’un siècle et demi excédait trois fois le total des réserves européennes. Et ces chiffres n’incluent pas la contrebande. Les métaux enlevés aux nouveaux domaines coloniaux ont stimulé le déroulement économique européen et même on peut dire qu’ils l’ont rendu possible. [...] En trois siècles, le Cerro Rico de Potosi a brûlé selon Josiah Conder, huit millions de vies. L’indiens étaient arrachés de leurs communautés agricoles et amenés, avec
femmes et enfants, en direction du Cerro. Pour dix qui marchaient vers les hauts plateaux glacés, sept ne revenaient jamais. [...] Plusieurs de ces
indiens mouraient dans le chemin, avant d’arriver à Potosi. Mais c’était les conditions terribles du travail dans la mine qui tuaient le plus de gens. [...] L’argent et l’or de l’Amérique ont pénétré comme un acide corrosif, au dire d’Engels, par tous les pores de la société féodale moribonde de l’Europe, et au service du naissant mercantilisme capitaliste, les entrepreneurs miniers ont changé les indigènes et les esclaves noirs en un indénombrable "prolétariat externe" à l’économie européenne. "
Eduardo Galeano, « Les veines ouvertes de l’Amérique latine », 1970, Editions les Catalogues.
Autres extraits traduits "à la main" un peu comme ça…Parce que ça nous semblait utile… De l’histoire de saccages hispanique généralisés du Nouveau
Continent
« Le saccage, interne et externe, fut le moyen le plus important pour l’accumulation primitive de capitaux qui, depuis le Moyen-Age, ont rendu possible l’apparition d’une nouvelle étape historique dans l’évolution économique mondiale. A mesure que se répandait l’économie monétaire mondiale, l’inégalité de l’échange allait concerner toujours plus de couches
sociales et de régions de la planète. Ernest Mandel a additionné la valeur de l’or et de l’argent arrachés d’Amérique jusqu’en 1660, le butin extrait d’Indonésie par la Compagnie Hollandaise des Indes Orientales de 1650 a 1780, les gains du capital français dans la traite d’esclaves durant le XVIII e siècle, l’apport obtenu par le travail des esclaves dans les Antilles britanniques et le saccage anglais de l’Inde pendant un demi-siècle : le résultat dépassait la valeur investie dans toute les entreprises européennes jusqu’en 1800. (…) La formidable concentration internationale de la richesse au bénéfice de l’Europe a empêché l’accumulation de capitaux industriels dans les régions saccagées. »
En Octobre 2003, la Bolivie a connu un soulèvement populaire très fort qui a coûté la vie à plus de 80 personnes et abouti au départ du président d’alors, Gonzalo Sanchez de Losada. Cette révolte, aussi appelée « guerre du gaz » fut dans la continuité des luttes populaires pour la défense des ressources naturelles- eau, hydrocarbures, terre, coca- et de leur
exploitation nationale, alors que les hommes de pouvoir ont comme « coutume » la vente de ces richesses aux intérêts étrangers, pour leur propres intérêts… L’économie de la Bolivie est l’une des plus pauvres de l’Amérique latine avec très peu d’industrie et une « fuite » de ses importantes ressources naturelles. Sanchez de Losada était sur le point d’exporter du
gaz en passant par les ports chiliens, or c’est le Chili qui a privé la Bolivie de son accès à la mer il y a presque 150 ans. De là est née a « guerre du gaz ».
Il existe en Bolivie un mouvement social fort constitué de femmes et d’hommes paysans, planteurs de coca, mineurs, ouvriers quasiment tous descendant des populations originaires (Quechua, Aymara, Guarani) qui
organisent une résistance au pouvoir des dirigeants qui eux sont presque tous des blancs descendants de colons (les « blancs » représentent 5 % de la populations). En février 2004, la situation était au calme et régnait une certain espoir dans l’évolution de la politique du gouvernement de Carlos Mesa vice-président du président démissionnaire en 2003, journaliste et historien respecté et connu pour son honnêteté- ce qui n’est pas rien- qui s’était engagé à répondre à la demande populaire.
Mais les pressions politiques externes et internes semblent à nouveau dicter la politique du pays et manœuvrer cet « indépendant » au profit d’un nouveau
saut de grandeur de l’Espagne et de l’Europe.