Accueil > Empire et Résistance > Union Européenne > Espagne > Sur l’implication de l’Etat espagnol dans le coup d’Etat au Venezuela
L’hebdomadaire français Marianne a récemment relaté la belle histoire de ce sergent de 22 ans qui, chargé de surveiller le président Chavez arrêté dans une caserne vénézuélienne, obtient de ce dernier qu’il puisse griffonner sur un morceau de papier son refus de démissionner ; papier qui servira, par après, à enflammer les résistances qui rendirent à son poste le président élu.
Par Vladimir Caller
LE SERGENT RODRIGUEZ ET LE PRÉSIDENT AZNAR
L’histoire précise qu’avant de se lancer dans cette initiative, le jeune soldat prit la précaution de questionner le président aux arrêts s’il avait vraiment démissionné et que ce fut seulement après avoir entendu sa claire négation que le soldat s’est mis au garde-à-vous pour lui dire : "Vous êtes toujours mon président" et mettre en oeuvre son projet.
Le président Aznar, chef du gouvernement espagnol et président, à ce titre, de l’Union européenne ne semble pas avoir pris tant de précautions pour faire part de sa meilleure disposition envers Pedro Carmona, le dirigeant des putschistes et de lui dire, à sa manière : "Vous êtes, vous, mon président". En effet il était 18 h 09 à Madrid (12 h 09 à Caracas) lorsque la présidence de l’Union européenne, battant tous les records d’empressement existant dans l’histoire de la diplomatie, décida de reconnaître le putsch, encore embryonnaire, de Carmona.
Ainsi, dans la folle journée de ce vendredi 12 avril, où rien n’était acquis à Caracas, où visiblement le dénominateur commun était la confusion totale, où le dernier consul d’un petit pays du tiers monde aurait estimé qu’il était urgent d’attendre et voir, Monsieur le représentant de la vieille Europe, le chef des chefs des diplomaties européennes et, surtout, le porte-parole des leçons démocratiques que la vénérable institution prodigue sans cesse au tiers-monde (très récemment le Zimbabwe) se décida à agir sans perdre une minute. La déclaration qu’il émet, sous le titre Déclaration de la présidence de l’Union européenne au sujet de la situation au Venezuela dit textuellement que l’UE manifeste sa confiance dans le gouvernement de transition en ce qui concerne le respect des valeurs et les institutions démocratiques, afin que la crise actuelle soit surmontée dans le cadre d’une concertation nationale et dans le plein respect des droits et des libertés fondamentales [1]. C’est-à-dire que l’Europe politique manifeste sa confiance en Carmona pour le respect des valeurs et institutions démocratiques en sachant pertinemment que le dit Carmona vient de les piétiner (au moment où Aznar lançait sa déclaration, Carmona avait déjà dicté la dissolution du parlement, de la Cour de justice, des gouvernements locaux, etc.). Cette situation, déjà inhabituelle en soi, devient carrément grotesque lorsqu’on constate que le président Aznar fait sa déclaration à 18 h 09 (heure de Madrid), avant même que Carmona ait prêté serment pour sa présidence (il le fait à 16 h, heure de Caracas, soit 22 h, heure de Madrid). Autrement dit, Aznar n’a pas légitimé alors, stricto sensu, un président, mais un projet de président. Pour mieux souligner son extraordinaire empressement signalons qu’il devança même, c’est dire, la Maison-Blanche dont le porte-parole Ari Fleischer ne fait part de sa grande satisfaction de voir Chavez parti qu’à 21 h, c’est-à-dire trois heures et demi après le président de l’Europe.
Simple précipitation, ou arrière-pensée bien calculée ? Les mauvaises langues disent que le président Carmona, qui n’avait pas encore eu le temps de constituer son cabinet, avait pourtant déjà reçu la visite de deux ambassadeurs, et pas des moindres : ceux des Etats-Unis et de l’Espagne, et que ce dernier aurait insisté auprès de Madrid, sur l’extrême urgence qu’avait le patron putschiste d’avoir une reconnaissance internationale pour consolider un pouvoir encore fragile. Des langues encore plus mauvaises disent aussi que les investisseurs des grands groupes financiers espagnols rêvaient de la chute du Président insoumis afin de consolider leur implantation dans les privatisations à venir et que le groupe espagnol Repsol se sentait candidat très bien placé pour la privatisation annoncée du pétrole vénézuélien. Ce qui donne de la substance aux dires d’un hebdomadaire américain peu suspect de sympathies chavistes [2], selon lesquels le coup fut coordonné et financé par l’homme de Madrid, Gustavo Cisneros, ami proche de l’establishment madrilène, toutes tendances confondues. On a pu ainsi voir Felipe Gonzales se hâter de claironner, dès le début du putsch que le président Chavez est un golpiste qui cherchait à liquider les libertés [3]. Comme quoi les frères ennemis de la politique espagnole peuvent parfois faire une pause dans leurs querelles lorsque leurs intérêts convergent.
Un journaliste vedette du quotidien El País, don José Comas, exprime peut-être le sens moral de ces agissements et de la position de son propre journal lorsque répondant à la question d’un lecteur "Qu’y a-t-il de démocratique à destituer un président élu démocratiquement ?", répond : "En pure doctrine, il est vrai, c’est peu démocratique, mais la réalité politique, l’immense impératif des faits impose et oblige à se salir les mains [4]."
Au-delà de ces tristes et peu honorables gourmandises, autrement appelées impératifs des faits pour reprendre le néologisme de El País, un problème majeur de crédibilité se pose. Comment comprendre en effet que l’Union européenne, dont les textes fondateurs, les traités et les conventions prétendent avoir comme fondement les valeurs et principes de démocratie et de défense de l’État de droit (base notamment de sa Charte des droits fondamentaux adoptée lors du Conseil européen à Nice) peut, dès que l’occasion se présente, servir de soutien à un médiocre complot cherchant à éliminer un président élu, par le seul fait que ses choix de gouvernement ne correspondaient pas à ceux de José Maria Aznar et surtout pas à ceux des puissants intérêts ibériques établis à Caracas ?
Comment ne pas comprendre enfin qu’une fraction importante de citoyens européens fasse le choix des lepénismes divers si on leur donne en spectacle des comportements si médiocrement hypocrites et qui ôtent toute crédibilité aux institutions qui disent porter nos valeurs ? En tout cas, dans ce dialogue virtuel et distant entre le sergent Rodriguez et le président Aznar, on a l’impression que la vraie pédagogie démocratique se trouve dans la conduite du jeune troupier de la caserne de l’île d’Orchila [5].
© COPYLEFT Vladimir Caller 2002.
Notes :
[1] Voir www.ue2002.es
[2] Newsweek, 29 avril 2002
[3] El País, 15 avril 2002. Golpiste : traduction de golpista, celui qui a fait un coup d’État (golpe de estado).
[5] Il faut rappeler que des entités régionales, tels l’Organisation des Etats américains et le Groupe de Rio, ont manifester clairement et rapidement leur condamnation du putsch.