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La directrice du groupe de presse Clarin accusée d’avoir adopté des enfants de disparus. Ernestina Herrera de Noble est accusée d’avoir falsifié les documents qui lui ont permis d’adopter Felipe et Marcela, aujourd’hui âgés de 26 ans.
Par Antoine BIGO
Libération, Buenos Aires, mardi 24 décembre 2002
L’arrestation de la femme la plus puissante du pays pour « faux et usage de faux » dans le processus d’adoption de ses enfants a ébranlé l’Argentine. Ernestina Herrera de Noble, 77 ans, directrice de Clarin, premier quotidien d’Argentine, a été arrêtée le 17 décembre et détenue dans les locaux de la police durant trois jours avant de regagner son domicile, comme l’autorise la loi pour les personnes de plus de 70 ans. Cette arrestation fait suite à une plainte de l’association des Grands-Mères de la place de Mai, qui la soupçonne d’avoir adopté, en 1976, deux enfants de disparus. Un rebondissement dans l’enquête ouverte en 1995, puis en 1998, sans jamais aboutir faute de preuves. Ernestina Herrera de Noble est accusée d’avoir falsifié les documents qui lui ont permis d’adopter Felipe et Marcela, aujourd’hui âgés de 26 ans. Les enfants ont toujours refusé les tests ADN réclamés par les familles à la recherche des nourrissons disparus durant la dictature. Seul cet examen génétique, ordonné la semaine dernière par le juge, « si nécessaire avec l’intervention des forces publiques », puis suspendu par une juridiction supérieure, aurait pu lever le doute. La junte militaire au pouvoir de 1973 à 1983 avait mis en place un véritable réseau d’adoption d’enfants d’opposants. Une maternité avait même été ouverte au sein de la sinistre Ecole de mécanique de la Marine pour accueillir les femmes enceintes. Après leur accouchement, les mères étaient exécutées et leurs enfants confiés à des familles stériles de militaires ou de proches du régime.
La détention de la propriétaire et directrice du groupe Clarin qui possède, outre le quotidien (plus fort tirage en langue espagnole du monde), une chaîne de télévision, des magazines et la majorité des parts de la plus importante usine de papier-journal a ébranlé le pays. Le magistrat nommé par l’ex-président Carlos Menem qui a pris la décision d’arrêter Mme Noble, sans l’avoir entendue auparavant, est en effet mêlé à la plupart des scandales qui ont agité l’Argentine depuis vingt ans. Le juge Roberto Marquevich est soupçonné d’irrégularités dans ses enquêtes sur la plus importante saisie de cocaïne du pays, sur le décès d’un des responsables de la douane argentine et sur la mort d’un photographe de presse.
L’affaire a provoqué les réactions indignées de la plupart des médias, qui craignent pour leur indépendance, et suscité une réflexion sur le système judiciaire. Le Centre d’études légales et sociales (Cels) organisme de défense des droits de l’homme, présidé par Horacio Verbitsky, écrivain et journaliste du quotidien de gauche Pagina 12 soutient « le jugement et la sanction des auteurs des crimes commis durant la dictature », mais rappelle que « la détention préventive est une mesure exceptionnelle qui doit être prise uniquement si la personne a entravé l’enquête ou si elle risque de ne pas se présenter au procès ». La présidente des Grands-Mères de la place de Mai, Estella Carlotto a aussi dénoncé l’arrestation, en précisant que, malgré ses demandes réitérées depuis 1984, Ernestina Herrera de Noble n’avait jamais daigné s’expliquer « de mère à mère ». Cette affaire rappelle aux Argentins l’une des périodes les plus noires de leur histoire, durant laquelle 30 000 personnes ont disparu et des centaines d’enfants ont été enlevés par la junte au pouvoir.