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LE JUGE DE LA COUR SUPREME RAUL ZAFFARONI PARLE DE LA NECESSITE DE REFORMER LA POLICE
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La permanence d’un modèle hérité du XIXème siècle, comme bouillon de culture des situations dans lesquelles la police peut être manipulée. La décentralisation comme remède possible au « financement autonome ». La nécessité d’ouvrir une voie de dialogue.
Le juge de la Cour Suprême Raúl Zaffaroni est pénaliste. Il étudie depuis des années les questions liées à la sécurité et à la réforme policière. Après avoir analysé les revendications de ces derniers jours des forces policières provinciales et les pillages qui ont suivi ces épisodes, il dit qu’il a le sentiment que ce ne sont pas des manifestations spontanées, mais, en même temps il ne croit pas que ce soit le problème principal. Il soutient que le problème de fond est qu’il faut repenser le modèle de police. Il avance que les gens en uniforme doivent disposer d’une voie de dialogue pour faire état de leurs griefs et que les forces de sécurité qui s’occupent des délits de droit commun doivent être décentralisées : plus de polices, de plus petite taille et plus près des citoyens (c’est à dire des municipalités), on pourrait résumer ainsi sa proposition. Il explique aussi que depuis que l’on est passé de l’idéologie de la Sécurité Nationale à celle de la Sécurité Citoyenne, « la force capable de déstabiliser (le pays) est la police ».
Ce qui a été mis en lumière, ces jours derniers, et c’est aussi ce qu’a mentionné en partie la Présidente, c’est l’impossibilité de procéder à une véritable réforme policière au cours de ces 30 dernières années.
Oui, c’est évident. C’est une dette terrible de la démocratie que de ne pas avoir repensé la police. Il y a des pays comme le Costa Rica qui n’ont pas de Forces Armées, mais des pays sans police, cela n’existe pas. C’est une institution indispensable de l’Etat moderne. Le modèle de police que avons aura beau disposer de tout le développement technologique que l’on voudra, n’empêche que son modèle institutionnel est celui qui a été mis en place lorsque Rivadavia a fermé les municipalités coloniales [1]. C’est un modèle d’occupation du territoire. Nous avons copié la Constitution des Etats-Unis, et ensuite nous avons copié la police des Bourbons. Nous n’avons pas une police d’intégration communautaire. Je crois que c’est cela qu’il faut repenser.
Que faudrait-il changer ?
Je me demande jusqu’à quel point on ne devrait pas programmer un transfert de compétence en matière de police de rue pour les délits ordinaires, au profit des municipalités, avec un contrôle de proximité : immédiateté, forces de plus petite taille, mieux contrôlables. Bien entendu il faudrait avoir une police centralisée pour les délits complexes et il faudrait séparer la police d’investigation criminelle qui, un jour, avec un processus accusatoire, pourrait dépendre du Parquet ou du pouvoir judiciaire. Mais la police de sécurité de rue doit être proche des gens, proche du troisième niveau de structure de l’Etat, celui que chacun maîtrise le mieux, à savoir le niveau municipal. Il faut tenir compte de ce que le policier est un travailleur, un travailleur particulier, mais qui a besoin d’avoir un lieu pour exprimer ses revendications. Négocier paritairement les conditions de travail, c’est cela qui crée la conscience professionnelle.
Vous parlez d’un financement autonome de la police. Est-ce que c’est un autre des principaux problèmes ?
Le modèle qui nous vient du XIXème siècle est celui-ci : je te donne ton indépendance, je te laisse recouvrer tes ressources et toi tu me garanties la gouvernabilité du pays. Ça, c’est le modèle qui nous vient de la république oligarchique. C’est un modèle colonialiste d’occupation du territoire. Ce recouvrement autonome ne marche pas aujourd’hui, car il est beaucoup plus volumineux, en raison de la mondialisation, en raison des mille trafics illicites qu’il y a. C’est là-dessus que se brise l’encadrement, que se brise la hiérarchie, que tout se brise
La municipalisation de la police permettrait-elle de résoudre cela ? Ne pourrait-il pas arriver que certains arrêtent de se financer pendant que d’autres se financent ?
Je n’écarte pas le fait qu’il puisse y avoir, ou qu’il y ait, c’est presque certain, quelques cas pathologiques où la direction municipale fasse de sa police une mafia. Mais les gens vont venir et vont mettre le feu à la mairie. Et ça va l’intéresser le maire d’assurer la sécurité, parce que sinon, les gens ne vont plus voter pour lui ou ils vont se révolter. Les gens ne se taisent pas. Quand c’est plus petit, c’est plus contrôlable. Le contact avec la police est plus immédiat. Contrôler une force de 20, 50 mille personnes est beaucoup plus difficile.
Quelle impression avez-vous des conflits qui se sont déchaînés avec les polices provinciales et les pillages ? Le gouvernement dénonce des intentions politiques. Partagez-vous ce diagnostic ?
J’ai le sentiment qu’il y a une manipulation, que ce n’est pas une manifestation spontanée. Mais il y a un vide qui a permis cette manifestation. En revanche il n’y a pas d’espace de communication du personnel policier à travers lequel il puisse s’exprimer de quelque manière que ce soit. Je ne sais pas, moi, si c’est la syndicalisation, je n’aborde pas ce problème, parque qu’il y a une question juridique en cours de débat et que nous devons la résoudre à la Cour Suprême. Nous avons un dossier qui est prêt à être voté et il y en a un autre qui est à l’examen du Procureur. De sorte que je ne porte pas de jugement sur la question juridique, mais il faut qu’il y ait une voie d’expression, quelque soit sa forme. C’est cette absence même de possibilité d’expression, qui peut donner lieu à la manipulation. Si l’on regarde le vécu du personnel policier, c’est une personne qui n’a pas de possibilité de négocier ses conditions de travail de façon paritaire, il est soumis à un régime de travail dont on dit qu’il est quasiment militaire, mais c’est un régime de sanctions arbitraires et il ne peut pas négocier ses conditions de salaire. Chaque fois qu’il doit faire une déclaration, il lui faut la faire de dos, on croirait que c’est l’ETA. Par ailleurs c’est une activité à risques. Tout cela est un bouillon de culture pour toute manipulation.
Au delà de la revendication, comment croyez-vous que s’est menée la négociation?
Je ne peux pas porter de jugement, car je ne connais pas les détails, mais oui, je crois que cela a mis sur le tapis un problème, un besoin. Il y a des morts, ce qui s’est passé est grave et il n’est nul besoin de se taper des cadavres pour prendre ses responsabilités, non, il faut s’asseoir pour voir ce que nous faisons. Nous ne sommes pas en campagne électorale, c’est le bon moment pour s’asseoir et penser à tout ça, nous avons besoin de réformer cette institution.
A quoi est dû l’échec des tentatives successives de réforme? Parce que il y a, de façon sporadique, une certaine volonté pour faire des réformes de la police.
Un des principaux problèmes ce sont les marches-avant suivies de marches-arrière. Et il y eut de telles marches avant-arrière pour la police de la Province de Buenos Aires. Cela déconcerte le personnel. C’est pour cela qu’il faut faire une politique d’Etat qui aille en ce sens. Il faut passer un accord politique. Une démocratie a besoin de certaines bases structurelles. Il suffit de penser au modèle du Canada, de Scotland Yard, d’Italie ou aux polices des communautés autonomes d’Espagne. Nous n’avons pas besoin d’une police qui passe son temps à contrôler les exclus. Nous avons besoin d’un police qui nous assure un minimum d’ordre.
Trouvez-vous justifiées les accusations de sédition que certaines provinces et même le gouvernement national sont en train de porter ?
On peut dénoncer, mais cela ne va rien résoudre au plan pénal. La difficulté de fond c’est la programmation institutionnelle. Si l’on ne comble pas le vide à l’origine de la manipulation, ces phénomènes se reproduiront. Nous n’avons pas besoin d’aller en Equateur (pour se référer au coup d’Etat de 2010, qui a commencé par une revendication policière). Le dernier coup d’Etat contre Fernando de la Rúa, (qui s’en est rendu compte ?), c’était la police. Il y avait d’autres facteurs, mais le dernier coup de pouce est venu de là. (Eduardo) Duhalde a dû se retirer prématurément du fait de la police. Et j’ai de sérieux doutes sur la disparition de (Jorge Julio) López [2]. On peut toujours dire que ce n’est pas toujours le neveu héritier qui tue l’oncle riche, mais à qui cela profite-t-il ? D’un autre côté, cela s’est passé en Equateur parce qu’il y a une police unique. Les Etats-Unis nous recommandent, en Amérique Latine, d’avoir des polices centralisées. Quand tu as une police unique, tu ne peux pas la gérer, elle s’autonomise et il se passe ce genre de choses.
Mais les Etats-Unis n’ont pas une police unique.
Non. Ça, c’est ce qu’ils nous disent à nous. Eux ils ont 2400 polices différentes. Puissions-nous imiter les Etats-Unis sur ce plan. Ne faisons pas ce qu’ils nous disent mais bien ce qu’ils font eux-mêmes. Ils ont une police de comté, une police de chaque état, toutes les polices fédérales... il y en a plus de deux mille.
La police est-elle devenue un acteur éminent des processus de déstabilisation ? Peut-on dire qu’en un certain sens, elle occupe le rôle que tenaient les Forces Armées ?
Bien entendu. Depuis qu’on est passé de l’idéologie de la Sécurité Nationale à l’idéologie de la Sécurité Citoyenne, la force capable de déstabiliser (le pays) est la police. Par ailleurs elle a une plus grande pénétration sociale que les Forces Armées. Ce ne sont pas des coups d’Etat de caractère traditionnel. Un commissaire ne va pas s’asseoir dans le fauteuil présidentiel. Mais ce sont des mouvements qui peuvent déstabiliser facilement, créer un sentiment de chaos, d’insécurité publique. C’est grave.
Página 12. Buenos Aires, 11 décembre 2013.
Traduit de l’espagnol pour El Correo par : Paul Rouet
El Correo. Paris, 19 décembre 2013.
[1] NdT : faute de mot adapté en français nous avons traduit « cabildo » par « municipalité coloniale ». Les cabildos sont les municipalités mises en place en Amérique Latine après la conquête espagnole. Représentatives de l’ancien régime colonial, Rivadavia les a supprimées en 1822.
[2] Jorge Julio Lopez disparut le 18 septembre 2006 sans laisser de trace. Il était un témoin clé dans le premier procès pour génocide contre des responsables de la Dictature. Lui-même avait été incarcéré par la dictature d’octobre 1976 à juin 1979. Sa disparition avait causé une émotion énorme dans le pays, à la mesure du procès dans lequel il devait témoigner. Elle était le signe probable de ce que les forces qui avaient agi sous la dictature n’avaient pas disparu.