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Esprit. Décembre 2006
La mythologie gaullienne l’exige : les élections présidentielles sont l’occasion d’une rencontre, forcément privilégiée, entre un homme (ou, désormais, une femme) et le peuple. Mais, en politique, l’incarnation passe par le discours, ce pourquoi il est presque toujours nécessaire d’associer un corps à un mot, un mot censé faire consensus, un mot majoritaire en quelque sorte, et suffisamment vague pour amalgamer les attentes les plus diverses.
Jusqu’à aujourd’hui le mot choisi par Nicolas Sarkozy pour englober le désir de tous était « rupture ». La « rupture » présente l’avantage d’évoquer positivement l’avenir tout en désignant un passé désastreux dont il faut absolument se démarquer. Comme, en France, les élections se gagnent généralement lorsque l’on insiste sur les scandales du présent plutôt que sur les « lendemains qui chantent », en un mot comme elles se gagnent lorsque l’on est dans l’opposition, la « rupture » avait toutes les chances de devenir l’emblème paradoxal du candidat de la majorité.
Et, fort logiquement, on a longtemps cru que la faiblesse du slogan tenait dans la position de celui qui l’énonçait et qui, quoi qu’il en ait, demeure associé à ce passé honni. « Homme de rupture », le Ministre de l’intérieur a voulu se distinguer de Jacques Chirac mais par des moyens trop chiraquiens pour ne pas susciter le scepticisme (quel meilleur exemple de « rupture » avec son propre camp que l’« appel de Cochin » ?). N’est-ce pas d’ailleurs Jacques Chirac qui, en 1995, inaugurait l’usage politique de la métaphore mécanique en appelant à résorber la « fracture » sociale ?
Bref la « rupture » semblait manquer de crédibilité de la part d’un homme trop associé au système qu’il fustige pour ne pas éveiller le soupçon de démagogie. D’où le soin avec lequel Nicolas Sarkozy a précisé la durée de la période avec laquelle il convenait de « rompre » : vingt-cinq ans et non pas vingt ou trente, histoire, tout de même, de dater avec certitude la catastrophe.
Mais il se pourrait que la raison pour laquelle la « rupture » se trouve finalement reléguée au rang des accessoires ne se trouve pas dans le fait que l’on y croit pas, mais dans le fait que l’on y croit trop.
Face au « désir d’avenir » somme toute rassurant de sa principale adversaire, le candidat de l’UMP a fini par trop bien « incarner la rupture » au point d’inquiéter ceux de ses électeurs potentiels qui s’accommodent assez bien du monde tel qu’il va. Dans la vie amoureuse comme dans la vie sociale, la rupture n’a pas bonne presse, il n’est pas besoin d’être spécialiste en communication pour le savoir : il fut un temps où l’on préférait parler de la nécessité de « retisser le lien social » et de laisser enfin se réaliser l’espérance d’une « France unie ».
Quel que soit le jugement que l’on porte sur les sombres temps dans lesquels nous vivons, les métaphores conjugales ont plus de chance de séduire que le vocabulaire du divorce. Le candidat de la rupture n’a donc plus d’autre choix que d’adoucir son diagnostic et, comme tout le monde, de prôner le changement dans la continuité. C’est pourquoi sa rupture est condamnée à s’amender en devenant « tranquille » comme s’il fallait rassurer non seulement sur l’avenir, mais encore sur un passé qui, après tout, est le nôtre. Et même l’apôtre de la rupture semble devoir se rabattre sur le registre des promesses minimalistes en s’engageant seulement à ce que demain ne soit pas pire qu’aujourd’hui.
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Dernière mise à jour le 22 décembre 2006 à 17:03