Accueil > Empire et Résistance > Bataille pour l’information > Mensonge et manipulation ne paye pas : La presse américaine en crise
La presse américaine sous la pression de ses actionnaires.
Por Alain Salles *
Le Monde, 30 novembre 2005
Nouvelle baisse de la diffusion, problèmes de crédibilité, chute des revenus publicitaires, licenciements, révoltes d’actionnaires, cours de Bourse au plus bas, la presse américaine traverse une des périodes les plus difficiles de son existence. La mise en vente du deuxième groupe de journaux du pays, Knight-Ridder, éditeur de 32 quotidiens, dont le Miami Herald et le San Jose Mercury News, illustre ce climat de crise structurelle.
Le groupe Knight-Ridder s’est pourtant illustré ces dernières années par une gestion rigoureuse, marquée par de nombreuses réductions d’effectifs. "Le PDG, Tony Ridder, pensait ainsi se protéger d’une vente", explique le spécialiste de l’industrie de la presse, John Morton. Cela n’a pas suffi au premier actionnaire du groupe, le fonds de pension Private Capital Management, basé en Floride, qui a contraint la direction à la vente du journal, devant la faible performance de son cours de Bourse.
Le 14 novembre, Knight Ridder annonçait donc qu’il avait chargé la banque d’affaires Goldman, Sachs d’étudier "différentes options stratégiques", dont une possible mise en vente.
La vente des journaux est souvent le moyen pour les investisseurs de faire fructifier leur mise. Car, malgré leurs difficultés, les quotidiens américains se valorisent plutôt cher, "de l’ordre de douze à treize fois leur cash-flow", explique M. Morton. Knight-Ridder est ainsi estimé à 6 milliards de dollars, soit le double de son chiffre d’affaires.
Le groupe créé en 1892 sera-t-il vendu d’un seul bloc, à un groupe comme Gannett (premier éditeur de journaux, propriétaire de USA Today) ? Ou à un fonds d’investissements, comme Carlyle ou KKR ? Tony Ridder chercherait en fait un "chevalier blanc" qui lui permette de conserver le groupe fondé par sa famille.
Au détriment du papier
Aux Etats-Unis, l’ensemble des journaux a vu sa diffusion décliner de 2,6 % au cours du dernier semestre, d’avril à septembre. C’est la plus forte baisse depuis 1996. La chute touche la plupart des grands quotidiens, à l’exception du New York Times, qui gagne 0,5 %. Les deux premiers quotidiens nationaux, USA Today (2,29 millions d’exemplaires) et The Wall Street Journal (2,08 millions) sont en baisse respectivement de 0,6 % et 1,1 %. La chute est de l’ordre de 4 % pour le Los Angeles Times, le New York Daily News ou le Washington Post.
En vingt ans, les journaux américains ont perdu près de dix millions d’acheteurs quotidiens. Il s’agit d’une tendance de fond. "Les journaux n’ont pas réussi à attirer les jeunes. Je ne crois pas que cela changera dans le futur. L’enjeu est pour eux de les attirer sur Internet, ce qui est possible car ils sont des marques connues au niveau local", explique M. Morton. Un récent sondage, réalisé par Nielsen, montre que les sites de quotidiens ont une plus forte croissance que les autres sites (+ 11 % en un an). 22 % des visiteurs lisent le journal uniquement sur Internet.
Commes les lecteurs, de plus en plus d’annonceurs se tournent vers le Web pour faire passer leur publicité. Internet est déjà responsable de la baisse des petites annonces dans les journaux. Du coup, la plupart des groupes de presse se diversifient sur la Toile. Le New York Times a acquis About.com et le Washington Post le magazine Slate. Lancée en septembre, la partie payante du New York Times a attiré 130 000 abonnés en ligne.
Jusque-là, les journaux, en raison de leur solide présence locale, ont résisté à la concurrence audiovisuelle et multimédia et ont continué à attirer les investisseurs grâce à leurs bonnes performances économiques. Mais ils n’ont plus guère la cote aujourd’hui. Ils continuent pourtant à gagner beaucoup d’argent, nettement plus que la plupart des sociétés d’édition et d’information en ligne.
Rentabilité moyenne de 20 %
La rentabilité moyenne des journaux est de 20 %. Mais cela ne suffit pas à Wall Street qui demande toujours plus de croissance. Résultat : les cours des entreprises de presse ont baissé d’environ 20 % depuis le début de l’année.
Pour satisfaire la Bourse, les gestionnaires essaient de réduire leurs coûts, en supprimant des emplois. Selon le magazine professionnel Editor & Publisher, 1 900 emplois ont été supprimés depuis le début de l’année. Le Los Angeles Times vient d’annoncer un plan de départs, après le New York Times, le Chicago Tribune, le Philadelphia Inquirer ou le San Jose Mercury News (deux des principaux titres de Knight Ridder).
M. Morton n’est pas inquiet : "La plupart de ces journaux ont des effectifs au-dessus de la moyenne, ça ne devrait pas avoir d’effets sur leur qualité", dit-il. Dante Chinni, du Comité pour l’excellence dans le journalisme, est plus préoccupé : "Le nombre de journalistes spécialisés baisse et ça diminue, de fait, le nombre de sujets qui sont couverts. Les lecteurs se rendent compte de ce genre de chose."
Chiffres - 1974 : année de création du groupe de presse et d’édition Knight Ridder Inc., par la fusion de Knight Newspapers (fondé en 1903) et de Ridder Publications (1892). Depuis 1998, le siège du groupe est installé à San José, en Californie, au coeur de la Silicon Valley. - 3 Milliards de dollars de chiffre d’affaires réalisé en 2004, dont 2,35 milliards de dollars de revenus publicitaires et des petites annonces. Knight Ridder est le deuxième groupe de presse aux Etats-Unis, derrière Gannett (USA Today). - 8,5 Millions de lecteurs lisent chaque jour les quotidiens du groupe (11 millions le dimanche), pour une diffusion moyenne payée de 3,5 millions d’exemplaires en semaine. Knight Ridder publie aux Etats-Unis 32 quotidiens dans 29 Etats, une quinzaine de journaux gratuits et plus de 25 périodiques et magazines. Il exploite aussi 36 sites Internet d’information et une régie publicitaire couvrant 110 sites fréquentés par 29 millions d’internautes par mois. - 372 297 Exemplaires du Philadelphia Inquirer, principal titre de Knight Ridder, sont diffusés chaque jour. Les autres grands quotidiens du groupe sont The Miami Herald (316 158 exemplaires) et le San José Mercury News (274 382). |
* CORRESPONDANCE WASHINGTON
Article paru dans l’édition du 01.12.05