Accueil > Empire et Résistance > Bataille pour l’information > La contre-information a le vent en poupe
par
Toutes les versions de cet article : [Español] [français]
Créer et impulser des médias et des réseaux sociaux citoyens indépendants est un impératif du moment.
Avec un génocide en Palestine, une guerre en Europe et des tensions entre les puissances nucléaires, nous n’avons pas beaucoup de bonnes nouvelles à annoncer, mais il y en a une, issue dans le désastre général, qui mérite peut-être d’être soulignée : les conditions deviennent assez favorables à la contre-information, à l’information indépendante, à la dénonciation de la propagande, ou quel que soit le nom qu’on lui donne.
Le droit à une information libre et indépendante, source du critère citoyen, est fondamental. Il est impératif d’agir et de légiférer contre sa corruption assumée et généralisée. Le fait qu’une poignée de magnats contrôle l’essentiel des médias et que les réseaux sociaux transmettent leur idéologie à l’ensemble de la population dans des conditions de quasi-monopole est aussi manifestement dépassé que le fut aiutrefois exclure les femmes ou les non-propriétaires du droit de vote, ou que la couche supérieure de la société jouisse par naissance du privilège de ne pas payer d’impôts, comme ce fut le cas sous l’Ancien régime. Mettre fin à cette irrégularité manifeste, légiférer en conséquence, réglementer les incompatibilités entre les intérêts privés et le droit à une information indépendante, développer des médias et des réseaux sociaux contrôlés par les citoyens, devrait faire partie du programme de tout projet de réforme sociale.
Dans ce contexte, il convient de noter le court-circuitage considérable qu’a produit la propagande de guerre, tant sur la guerre en Ukraine que sur le massacre en Palestine.
Le nouveau président américain, premier dans la chaîne de commandement de la guerre OTAN-Russie en Ukraine, prétend « comprendre » les intérêts russes allégués par le Kremlin pour justifier son agression, ce qui revient à reconnaître un schéma partagé de la responsabilité du conflit. Trump a déclaré que Biden était responsable de cette guerre, qui n’aurait jamais eu lieu avec lui à la barre, et exprime une certaine compréhension pour l’opposition de la Russie à l’élargissement de l’OTAN. Trump répète qu’il ne veut pas déclencher de nouvelles guerres. Avec l’échec des sanctions occidentales contre Moscou, qui ont eu l’effet boomerang de la récession en Allemagne, et le fait que, pour le moment et non sans effort, la Russie gagne la guerre - et il est bien connu que celui qui gagne a de l’eau à son moulin - toutes ces circonstances ont cassé les objectifs mêmes de la propagande occidentale en Occident, lançant une torpille dans sa propre ligne de flottaison politique et médiatique.
L’effet des ambiguïtés de Trump sur la stabilité de l’OTAN rappelle la perplexité et la désorientation que la perestroïka, la réforme soviétique de Mikhaïl Gorbatchev, a jadis semées dans les rangs du Pacte de Varsovie, le bloc militaire soviétique de la guerre froide. Malgré toutes les différences que l’on pourrait invoquer entre l’élan éthique humaniste de ce grand homme, fils d’un humble moujik du sud de la Russie, et le narcissisme erratique et imbécile de l’actuel président américain, millionnaire réactionnaire qui s’est enrichi dans les affaires mafieuses de l’immobilier new-yorkais, c’est la crise commune du même principe d’obéissance due qui fausse la logique de soumission des vassaux à leur seigneur, les remplit de désarroi et de confusion, et sème le désarroi et la perplexité.
Que deviendra l’OTAN si son grand chef la désavoue, que restera-t-il de la version canonique de l’infâme invasion russe qui la réduit à une action « non provoquée » - l’accent sur cet aspect a été réitéré - en violation du droit international et animée par un chef malfaisant désireux de reconstruire un empire ? Toute tentative de replacer le conflit dans un contexte sérieux, c’est-à-dire en termes d’intérêts élitistes et géopolitiques contradictoires, est rejetée depuis des années comme de la « propagande russe ». Comment revenir en arrière sans reconnaître ses propres responsabilités dans la genèse de la guerre et sans perdre la face ?
Perdre l’Ukraine suppose une défaite stratégique majeure pour les États-Unis et les puissances centrales européennes. Le sujet est trop grave pour être accepté. Une négociation réaliste implique d’admettre la défaite de l’Occident et de revenir à l’idée d’une sécurité européenne intégrée. En d’autres termes, ce qui a été convenu en novembre 1990 lors de la conférence de l’OSCE à Paris, et que la Russie réclame depuis trente ans. Il est inconcevable de céder, il est donc impératif d’approfondir la guerre, avertissent les stratèges du néo-conservatisme américain au nouveau président (« Trump Is Facing a Catastrophic Defeat in Ukraine » - The Atlantic).
L’ancien président Biden l’a exprimé très clairement en juin dans son interview au magazine Time : « si nous abandonnons l’Ukraine, toutes les nations situées le long de la frontière russe, des Balkans à la Pologne et au Belarus, commenceront à conclure leurs propres accords ». C’est déjà le cas de la Slovaquie, de la Hongrie, voire de la Bulgarie et de la Géorgie. C’est la possibilité d’une autonomie européenne et d’une intégration dans un cadre eurasien piloté par la Chine, qui est en jeu. Ouvrir la porte à une telle défaite est une atteinte aux intérêts vitaux de la « sécurité nationale » qui comporte des risques pour ceux qui le tentent. Cet avertissement doit être lu à la fois dans le contexte général de l’histoire des États-Unis - qui comprend exceptionnellement la destitution de présidents et de dirigeants politiques tordus - et dans l’environnement spécifique de la campagne présidentielle de 2024, au cours de laquelle Trump a subi deux tentatives d’assassinat.
Bien entendu, avant ces appels extrêmes, c’est l’énorme pression dissuasive exercée par l’establishment national qui impose prudence et circonspection à tout président tordu. Pour autant, il est extrêmement improbable que le nouveau président soit en mesure d’atteindre son objectif déclaré d’éviter de nouvelles guerres. Cela est totalement contradictoire avec l’annonce de tarifs douaniers, de barrières commerciales et de sanctions à l’encontre de tous, adversaires et alliés, de sorte qu’au-delà de ce réformisme absurde, c’est plutôt l’imprévisibilité et l’hypothèse d’un bouleversement intérieur majeur aux États-Unis qui s’annoncent. Quoi qu’il en soit, l’Union Européenne attend, inquiète et confuse, que s’éclaircisse jusqu’où va la « compréhension de Poutine » par Trump. Elle attend, se réarme et tente de rendre aussi difficile que possible toute négociation (voir ce qui se passe dans les pays baltes) en faveur de l’arrêt du carnage.
En Palestine, c’est encore plus grossier et dramatique. La comparaison entre l’indignation de l’Occident face à l’invasion de l’Ukraine par la Russie, avec sa réaction sans précédent de sanctions et d’aide directe à la guerre, et sa coopération avec Israël, a complètement mis en lumière la nudité morale de l’Occident et la fausseté de ses leçons sur les « droits de l’homme ».La violence de l’attaque de la résistance palestinienne du 7 octobre 2023 a été qualifiée de « terrorisme ».L’évasion du « plus grand camp de concentration à ciel ouvert du monde », tel que défini par les propres responsables de la sécurité israélienne, a été passée sous silence. La nature désespérée et suicidaire de l’incursion palestinienne, un classique dans l’histoire des mouvements anticoloniaux, a été ignorée et ses atrocités amplifiées par la falsification des récits les plus horribles de cruauté envers des bébés décapités et des femmes éventrées. L’application avérée de la « Directive Hannibal », qui permet à l’armée israélienne d’éliminer ses propres citoyens avant de consentir à leur emprisonnement, a été occultée, ajoutant au carnage. Avec 10 000 otages palestiniens dans les prisons israéliennes, seul le sort des 250 Israéliens comptait.
De longues décennies de violence coloniale, d’appropriation illégale de territoires et d’expulsion de la population indigène ont disparu du récit. Dès lors, le « droit d’Israël à se défendre » a été proclamé, massacrant sans discernement des dizaines de milliers de civils innocents - le chiffre pourrait atteindre 200 000, selon la projection des morts directes et indirectes établie ce mois-ci par les experts de la revue The Lancet. (« Traumatic injury mortality in the Gaza Strip from Oct 7, 2023, to June 30, 2024 : a capture-recapture analysis » - The Lancet), dont une grande majorité d’enfants et de femmes, en rasant des villes, des hôpitaux, des lieux de culte et des infrastructures vitales, et en assassinant de manière sélective plus de journalistes et de membres du personnel des agences des Nations unies que tous ceux qui ont été tués dans le monde dans l’exercice de ces professions au cours de nombreuses années. Tout cela s’est déroulé avec une éloquence et une transparence sans précédent de la part de ceux qui sont à la tête de ce massacre, soulignant ouvertement leur objectif d’extermination devant les caméras et les micros du journalisme mondial, le justifiant par une idéologie suprématiste enveloppée dans des scènes bibliques primitives.
Lorsque la plus haute institution de la « justice internationale », un tribunal créé par les puissances occidentales à l’apogée de leur domination et qui n’a pratiquement jamais remis en question leurs crimes, a qualifié de « génocide » plausible le prétendu « droit d’Israël à se défendre », tout s’est effondré sur ce front également. Ni la manipulation complice des grands médias occidentaux et de leurs professionnels - qui n’ont pas exprimé la moindre empathie pour leurs collègues assassinés avec préméditation et de manière sélective par l’armée israélienne - ni les accusations israéliennes d’« antisémitisme » dirigées contre l’ONU, ses agences punies et son secrétaire général lui-même, ou contre tous ceux qui ont protesté, y compris, comble de l’absurde, la jeunesse étudiante juive aux États-Unis, ni la criminalisation de la solidarité avec la Palestine en Allemagne, en France et en Angleterre, n’ont pu y remédier : la négation de l’égalité entre les êtres humains par l’Occident et ses racines coloniales et racistes sont devenues évidentes.
Suite au verdict de la Cour Internationale de Justice, les principales organisations occidentales de défense des droits de l’homme, Human Rights Watch, Médecins sans frontières et Amnesty International, défenseurs habituels de la « politique des droits de l’homme » de l’hégémon contre ses adversaires et concurrents dans le monde, sont toutes convenues que la politique israélienne en Palestine visait à éliminer un peuple dont les citoyens se voient refuser leur statut d’êtres humains. Le fait que tout cela ait été marginalisé dans le rapport des médias n’a fait que souligner la faillite morale de l’Occident et de ses médias dans le monde entier.
Le capitalisme mondial et l’impérialisme oligarchique conduisent l’humanité au suicide par le biais du chaos climatique et de la guerre. L’action des médias tente d’empêcher les populations de réagir à l’évidence du danger. Que cette propagande de guerre soit aujourd’hui confrontée à tant de contradictions ouvre des opportunités colossales pour sa remise en cause. Les turbulences que traverse la propagande de guerre en ces temps troublés offrent des opportunités qu’il convient de saisir. Créer et impulser des médias et des réseaux sociaux citoyens et indépendants est un impératif du moment.
Rafael Poch de Feliu* para su Blog personal
Rafael Poch de Feliu. Girona, le 28 janvier 2025.
Traduit de l’espagnol depuis El correo de la Diáspora par : Estelle et Carlos Debiasi.
El correo de la Diáspora. Paris, le 3 février 2025.