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Quand un journaliste britannique s’interroge sur le mode de pensée qui prévaut aujourd’hui outre-Atlantique, les enfants de Paine et Jefferson en prennent pour leur grade. Voyage au pays des prophètes du pire.
Peut-on encore s’interroger sur les aléas du messianisme armé sans être aussitôt soupçonné par les jocrisses jusqu’au - bushistes d’antiyankisme morbide, voire de connivence avec les tueurs d’Al-Qaida? Encourir les remontrances de ces lecteurs tardifs de Raymond Aron (d’autant plus intraitables qu’ils ont, souvent, dans leur jeune temps, traité le président américain Lyndon Johnson de « fasciste » prouve, paradoxalement que l’on demeure un vrai libéral. Il faut, en effet, beaucoup aimer les Etats-Unis pour ressentir comme une meurtrissure chacune de leurs atteintes à la morale démocratique.
Fin connaisseur de la réalité américaine, le journaliste britannique Anatol Lieven a ainsi pris le risque de renverser le postulat qui guide, depuis Tocqueville, l’essentiel de nos réflexions sur la « sister republic » : et si les Etats-Unis, loin d’incarner, par vocation, la modernité en marche, étaient, au contraire, le lieu de conservation de modes de pensée archaïques qui n’ont pas survécu en Europe au naufrage spirituel engendré par les deux guerres mondiales ? La réélection, en novembre dernier, de George Bush nous oblige à admettre que la montée en puissance de la droite extrême républicaine n’est pas, malheureusement, une aberration sans lendemain. Un « accident » qui précéderait l’inévitable rentrée en grâce des pragmatiques, républicains ou démocrates. Déjà, à l’époque de la guerre froide, on frôla l’apocalypse mais, in fine, on évita le pire.
Que ça nous plaise ou non, l’Amérique incarne, jusqu’à nouvel ordre, fût-ce sous sa pire forme, celle du busbisme, les chances d’enraciner, de Moscou à Bagdad, le système représentatif, tout comme le rooseveltisme servait, pour le meilleur, en 1945, de repère moral à une Europe déboussolée.
Le principal mérite du livre* d’Anatol Lieven est de se livrer à une visite guidée du messianisme américain, pas si nouveau que ça. Un proche cousin, dira-t-on, du jacobinisme français par sa volonté de faire table rase et de remodeler le monde à son image. A une nuance près, tout de même : nourris d’une conception calviniste du salut, ses premiers adeptes, « nativistes » - c’est-à-dire dépositaires par la naissance du régime représentatif-, sont convaincus, à l’inverse des républicains français, que la démocratie est affaire de peau. Pour eux, seuls les Anglo-Saxons, de confession protestante, possèdent le secret de fabrication de la liberté.
D’origine anglo-écossaise, ces enragés du pedigree estiment que l’afflux, à partir de 1848, de catholiques irlandais sur le sol américain ruinera la république américaine. Hantés parleurs impeccables origines anglo-saxonnes, ces fils aigris de la Déclaration d’indépendance se condamnent à un perpétuel ressentiment dans un pays construit sur le brassage des races et la juxtaposition des croyances religieuses. Ainsi Lieven démontre que deux familles de pensée vont se disputer, dès l’origine, le destin américain : d’un côté, ces hérétiques du protestantisme, chassés d’Angleterre par les persécutions, mais que leurs tribulations n’ont rendus, en rien, plus réceptifs à l’héritage des Lumières. Pétris d’illuminisme biblique, ils veulent hâter l’avènement d’une république théocratique, hostile à l’Europe « athée » .
De l’autre, les fils de Tom Paine et de Jefferson, enfants de Voltaire et de Rousseau, qui inscrivent la quête égalitaire du bonheur comme principe fondateur du nouvel Etat. On objectera que la France moderne s’est construite, elle aussi, autour de l’opposition entre sans-Dieu et cléricaux. A ceci près qu’après leur désastreuse liaison avec le régime de Vichy les catholiques français ont été, en général, guéris de leur revanchisme antirépublicain. Finalement conscients d’avoir raté le coche, ils se sont convertis à la foi démocratique.
Rien de tel aux Etats-Unis, où l’histoire n’a jamais tranché entre les adeptes d’une conception mystique du monde et les réalistes, qui entendaient confiner la chose religieuse à la sphère privée. Elle s’est ingéniée, au contraire, à accréditer l’idée que l’Amérique, nation « providentielle » , est le résultat d’un décret divin et qu’elle a, par conséquent, le droit de trancher pour le genre humain. De Lincoln à Roosevelt, les présidents les plus progressistes ne sont pas les derniers à convoquer, pour la bonne cause, le ciel, qu’il s’agisse de légitimer les droits syndicaux, l’abolition de l’esclavage ou la création d’une assemblée des nations pour établir, partout, le règne du droit.
Les néoconservateurs qui entourent George Bush se sont donc contentés de faire du neuf avec du vieux. L’idée, par exemple, que l’Amérique, parce qu’elle est marquée au front, pouvait, sans inconvénient, s’ériger en juge et tutrice des intérêts de l’humanité. Avec ses airs de fin du monde, le 11 septembre a, de plus, précipité le retour en force de « sectaires « longtemps confinés aux marges de la vie politique. Dans leurs prêches, les télévangélistes comparent volontiers l’Union européenne à l’une des têtes du dragon du Livre des révélations et l’ONU à la Bête dont use le Malin pour parvenir à ses fins. A noter que, pour faire salle comble, ces prophètes du pire excellent à jouer de l’amertume de leurs ouailles. Un repli peu connu de la psyché yankee tant nous tenons pour acquis que tout citoyen de la libre Amérique a reçu l’optimisme en héritage.
Rien n’est plus faux, rétorque Anatol Lieven, en expliquant que la patrie des success stories s’est aussi bâtie sur les rêves naufragés et le sentiment d’exil de larges sections de sa population : les Indiens, bien sûr, premiers propriétaires des lieux, vaincus et clochardisés par l’irruption des colons, les Noirs, marqués par une névrose d’échec parce que leur arrivée sur les côtes américaines ne résulte pas d’un acte volontaire ; les vaincus confédérés de la guerre de Sécession, sûrs d’être les ultimes dépositaires de la liberté de conscience et du régime représentatif face à la multitude yankee ; ou encore les ouvriers blancs, passés à droite parce qu’ils ruminent leur ressentiment contre la discrimination positive, cette invention « perverse » de l’élite libérale pour s’attacher l’électorat de couleur. « Nous avons un vrai problème avec le peuple, conclut Ted Kulongoski, gouverneur démocrate de l’Oregon. Les républicains ont su créer tout un tas de faux problèmes, tel le mariage gay, pour faire oublier aux électeurs leurs déboires sociaux. Face à ça, nous autres démocrates faisons figure d’amateurs, et lorsque nous tentons de « faire peuple » le résultat est à pleurer. Ainsi, il y a deux ans, Alan Blinken, postulant démocrate au Sénat, pour l’Idaho, s’est cru obligé de déclarer à ses électeurs qu’il possédait 24 revolvers et qu’il les utilisait tous ! Un aveu intéressé qui ne l’a pas empêché d’être battu... »
Par Dior Eric
Marianne N° 421
Semaine du 14 mai 2005 .