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28 octobre 2012

La rhétorique de l’ « autoritarisme » de l’opposition argentine

par Edgardo Mocca*

 

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L’usage du mot « autoritarisme » a atteint entre nous un niveau d’intensité ayant eu peu de précédents récemment. Il s’emploie surtout, c’est est clair, pour se référer au gouvernement national. Parfois il s’emploie comme synonyme d’autres termes – dictature, totalitarisme, despotisme – dont la signification théorico-politique est bien différente mais qui sur le plan du registre émotionnel est plus ou moins équivalent.

Le mot peut se référer à une conduite circonstancielle, dans le cas d’un gouvernement, ou peut indiquer l’existence d’une pratique systématique, un trait essentiel de ce gouvernement. Il serait aussi nécessaire de séparer la signification théorique du terme, d’autres usages, dans différents contextes discursifs, pour faire allusion à une conduite sociale déterminées : par exemple, quand on parle d’ « autoritarisme » dans la façon de quelqu’un de s’adresser à un semblable. Ces précisions valent pour dire que, quand dans l’Argentine d’aujourd’hui on parle d’un « gouvernement autoritaire », il n’est pas nommé ainsi pour désigner une conduite occasionnelle ou en référence à des questions formelles, mais pour faire allusion à un trait essentiel et constitutif des autorités politiques actuelles.

On ne parle pas, alors, d’un « type de gouvernement » (de types de politique dans un ordre institutionnel déterminé), mais d’un « type de régime » (le mode institutionnel dont est organisée la communauté politique). La différenciation n’est pas, comme il le paraît, une délicatesse théorique ; elle est substantielle. Parce qu’elle renferme une conséquence très importante : si ce qui est en cause est un type de gouvernement, le problème à résoudre sera comment le changer par les voies constitutionnelles établies ; en revanche, les régimes ne sont pas supplantés en suivant les propres règles de chacun, mais en passant poutre ces règles. Ainsi, le passage du régime autoritaire à la démocratie est le triomphe des secteurs partisans de celle-ci sur le vieux régime sur la base de règles étrangères à celui-ci, tandis que le pas de la démocratie à l’autoritarisme est une manière d’annuler la validité des institutions démocratiques.

À ce niveau, on peut remarquer, l’énorme gravité que suppose la circulation irresponsable du mot, si malheureusement habituel dans le vocabulaire de quelques dirigeants politiques et de presque tous les éditorialistes des médias dominants. Dans ce langage, il est implicite que celui qui l’utilise ne reconnaît pas de légitimité démocratique au gouvernement adversaire. Il accepte tout au plus sa « légitimité électorale d’origine » mais non la légitimité de son « exercice du pouvoir ». En quoi consiste l’idée principale ? Elle consiste à servir de principal cadre interprétatif de la situation politique. C’est un moule dans lequel rentre chacun des actes d’un gouvernement et chacune des circonstances dans lesquelles ces actes ont lieu. Dans le cas argentin s’exprime ainsi : toute l’action du gouvernement, depuis l’étatisation des fonds de retraites, jusqu’à l’expropriation de l’actionnaire majoritaire des actions d’YPF, en passant par la réforme de la Carte organique de la Banque Centrale et la demande que le Pouvoir Judiciaire désigne des juges selon ce qui est prévu par la loi, et s’explique par une tendance congénitale du Pouvoir Exécutif de rassembler la somme du pouvoir public et de se passer de tout contre-poids juridique ou politique. L’expropriation via une loi est une » « confiscation », la régulation économique est « piétiner la liberté », les procès à la barbarie du terrorisme d’État, une simple action sectaire à la recherche de vengeance.

Une telle définition du cadre politique a des conséquences abominables. La plus grave d’entre elles est la rupture du contrat démocratique, qui présuppose une reconnaissance mutuelle entre les acteurs politiques. Et cette rupture facilite le retour sur la scène publique de vieux langages qui ont la nostalgie des temps de la dictature militaire et font revivre les époques les plus terribles de notre société. Dans le domaine des tactiques partisanes, la rhétorique de l’autoritarisme possède un paradoxe : l’affirmation de l’existence d’un régime de telles caractéristiques semble indiquer que l’unité de tout ce qui s’oppose à lui est une revendication politique impérieuse. Ainsi, en effet, le soutiennent les éditorialistes des médias dominants, qui admonestent avec récurrence les leaders adversaires de ne pas être à la hauteur de cette revendication supposée socialement unificatrice. Mais pour que cette unité soit viable il faudrait que chacune des forces des adversaires considère l’échec du gouvernement comme un objectif plus important que la propre victoire. Pour que cette conduite soit viable il faudrait un peu plus que de la rhétorique antiautoritaire : il faudrait qu’existe effectivement la perception sociale de l’existence d’un régime autoritaire.

Curieusement, l’un des effets les plus nuisibles de cette rhétorique est celui qui touche l’opposition politique elle même. Avec le refrain antiautoritaire, les grands médias ont articulé un discours anti kirchneriste qui s’est montré aussi capable de promouvoir un climat d’asphyxie et d’indignation politique dans plusieurs secteurs, que impuissant à l’heure de la dite construction politique. C’est inévitable qu’il soit ainsi : les cris contre le « gouvernement autoritaire » ne s’entendent pas bien avec la routine ni avec les calendriers électoraux. Il se situe dans le point le plus extrême de l’inimité politique, dans le lieu où « l’autre » n’est pas une proposition et une orientation à discuter et à surpasser, mais est le mal politique absolu à combattre et à détruire. C’est un regard plus efficace pour encourager des scénarii de crise terminale et de soulèvements que pour accumuler des ressources politico-électorales. D’un autre côté, le suffrage universel lui même reste pris dans sa virtualité : de ce suffrage, exercé avec une liberté totale, a surgi, ce gouvernement qui est dénoncé comme illégitime. C’est-à-dire que du suffrage on n’attend déjà plus de solutions parce que le suffrage fait partie du problème. Ainsi l’on insinue dans certains témoignages recueillis dans le cacerolazo de Buenos Aires du mois de septembre que, devant la question du pourquoi la majorité a-t-elle voté Cristina Kirchner, ils répondaient que le Gouvernement gagnait des élections sur la base du clientélisme social. Le cercle argumentatif se ferme ainsi : l’autoritarisme n’est pas battu par les mêmes armes avec lesquelles il domine, est nécessaire un acte original de force qui rétablit l’ordre démocratique. Des phrases de ce type ont jalonné le commencement de tous et chacun des coups d’État de notre XXe siècle.

Une grande partie de l’opposition argentine a manifesté son enthousiasme pour la candidature de Capriles au Venezuela. Pour la première fois a émergé un candidat capable de défier sérieusement et avec la possibilité de gagner, le gouvernement de Chavez, justement celui qui se considère comme le prototype original du supposé autoritarisme kirchneriste. Cet enthousiasme n’a pas été accompagné d’une réflexion sur les conditions dans lesquelles Capriles a progressé comme alternative électorale. Ils n’ont pas perçu que les élections vénézuéliennes de cette année sont venues clore– au moins provisoirement – le cycle politique marqué par le fait qu’un vaste spectre politique ne reconnaissait pas la légitimité démocratique du gouvernement de Chavez ; une attitude qui avait son corolaire stratégique dans la retraite virtuelle de ces forces de la scène parlementaire et du combat électoral. Le candidat antichaviste s’est placé dans une position d’affrontement verbal très fort avec le président mais, en même temps, a reconnu sa légitimité et même s’est manifesté en faveur de plusieurs des politiques mises en pratique. Le premier résultat visible de ce changement, de cette fin de cycle, fut l’avance électorale de l’opposition qui a progressé, en conséquence, dans le fait de disposer de moyens politiques et aussi dans le capital de crédibilité publique indispensable pour aspirer à être un gouvernement. L’autre résultat, le plus important, est celui du renforcement de la démocratie au Venezuela.

L’opposition argentine est « pré-capriliste ». Elle a décidé de jouer son va tout vers une ligne discursive qui suit docilement l’état d’âme de secteurs sociaux minoritaires, pour lesquels l’actuel gouvernement est synonyme de cauchemar. En conséquence, elle construit son agenda sur la base du scenario éditorial des grands médias qui est, en dernier ressort, celui qui pousse l’idée « d’un vaste front contre l’autoritarisme », une version curieuse du vieux front antifasciste qui était avancé aux temps de la Deuxième Guerre Mondiale. Il est très difficile que ce bloc génère une forte alternative électorale. L’unique possibilité d’équilibrer le terrain de jeu de la lutte politique consiste dans l’abandon de ce terrain de jeu rhétorique stérile et de construire à sa place une formule politique qui peut se présenter comme la meilleure alternative au régime dans lequel nous vivons : celui de la démocratie que nous avons retrouvé il y presque 30 ans et qui a heureusement survécu au début de ce siècle à la catastrophe d’un projet politique.

* Chercheur, professeur et journaliste argentin. (1952)

Página 12. Buenos Aires, le 28 octobre 2012.

Traduit de l’espagnol pour El Correo par : Estelle et Carlos Debiasi

El Correo. Paris, le 28 octobre de 2012.

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