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26 novembre 2024

La lettre du Pape François

par Eugenio Raúl Zaffaroni*

 

Toutes les versions de cet article : [Español] [français]

Le Comité panaméricain des juges pour les droits sociaux et la doctrine franciscaine (COPAJU) a ouvert son chapitre uruguayen le 11 novembre dernier, lorsque le pape François a envoyé aux juges de notre pays voisin une lettre qui a sans aucun doute le caractère d’un message continental

« ...Il est clair que notre engagement est avec nos frères et sœurs
pour rendre opérationnels les droits sociaux
avec l’engagement de chercher à démonter
tous les arguments qui menacent leur réalisation...
 »
(Pape François aux juges et aux magistrats
lors de la création du COPAJU

Casina Pio IV, Vatican, 4-6-2019


En 2019, l’Académie pontificale des sciences a convoqué au Vatican une réunion de juges de toutes les Amériques, qui a débouché sur une présentation du pape François dans laquelle il a fermement condamné le lawfare. Cette réunion a donné naissance au Comité panaméricain des juges pour les droits sociaux et la doctrine franciscaine (COPAJU), qui a progressivement ouvert des sections dans différents pays (Argentine, Mexique, Paraguay, Brésil, etc.). Le 11 novembre dernier, la section uruguayenne s’est installée à Montevideo, à cette occasion François a envoyé une lettre aux juges de ce pays voisin, qui a sans aucun doute le caractère d’un message continental.

En substance, la lettre s’adresse aux juges :

En ces temps d’asymétries si nombreuses, où une poignée de personnes et d’entreprises concentrent la plupart des richesses du monde et où des millions de personnes sont laissées pour compte, il est essentiel de comprendre les choses clairement. Une nouvelle histoire nous est proposée par ceux qui parlent d’une prétendue harmonie venant du marché. L’histoire est ancienne et les résultats n’ont jamais été bons. C’est l’État, et non le marché, qui crée l’harmonie et garantit la justice sociale. Pour qu’il n’y ait plus d’exclus, pour que chacun fasse partie du système économique et social de manière égale et intégrée, il faut une répartition égale et équitable des richesses.

Aucune société ne progresse sur la base de la pauvreté de ses membres. Dans tous les cas, certains progresseront individuellement, mais de quel progrès s’agit-il ? Une personne vivant dans une société inégalitaire et expulsive peut-elle avoir un bon avenir ? Chers magistrats, vous pouvez faire beaucoup et il y a beaucoup à faire.

Ayez du courage. Soyez unis. Ne vous laissez pas tromper par les recettes qui ont déjà plongé de nombreux peuples dans le malheur. Faites confiance au chemin de Gervasio Artigas et n’oubliez jamais cette belle chanson d’Alfredo Zitarrosa, pour que la loi ne soit pas une toile d’araignée qui emprisonne seulement les petits et laisse indemnes les puissants qui la traversent sans difficulté, « N’aidez pas à nettoyer les rues des pauvres, aidez à faire en sorte qu’il n’y ait pas de pauvreté. Faites en sorte que les droits fondamentaux deviennent une réalité pour tous. Impliquez-vous »

Il est rare que quelques lignes synthétisent autant de choses différentes mais intimement liées, hiérarchisant même les enjeux, du macro à l’immédiat et au quotidien. La référence la plus générale est celle d’un monde qui change et dans lequel veut briller une idole, un faux dieu supposé tout-puissant : le marché. L’appel à une répartition équitable des richesses semble presque révolutionnaire dans un monde où la majorité de l’humanité souffre de la faim et des besoins élémentaires. L’affirmation selon laquelle c’est l’État, et non le marché, qui crée l’harmonie et garantit la justice sociale est percutante : elle s’oppose fermement à l’idéologie légitimiste de l’élitisme mondial et au génocide qui l’accompagne, par ruissellement et parfois goutte à goutte.

François avait prévenu qu’il n’y avait pas deux crises, l’une sociale et l’autre environnementale, mais une seule crise socio-environnementale, et à cette occasion, il a conclu en avertissant que cela ne tenait pas. En très peu de mots, dans la lettre aux juges, il demande qu’il n’y ait plus de personnes rejetées, c’est-à-dire qu’il attire l’attention sur un présent dans lequel le jeu des exploiteurs et des exploités a été remplacé par celui des inclus et des rejetés, ce qui est tout à fait différent : sans les exploités, il n’y avait pas d’exploiteurs, mais les inclus n’ont pas besoin des exclus, au contraire, ils dérangent, peu leur importe qu’ils soient éliminés.

C’est ainsi qu’il doit en être, parce que ce sont les faibles, ceux qui ne savent pas s’élever par leurs mérites, et c’est ainsi que le vieux darwinisme social spencérien [Herbert Spencer] est déterré et habillé, changeant son anthropologie grossière de réductionnisme biologique pour un homunculus impensable, qui est l’homo economicus. Au moins, la grossièreté spencérienne avait un vrai point de départ, car l’être humain est une entité biologique, mais la brutalité consistait à prétendre qu’elle s’y épuisait ; l’homoncule, qui décide de tout selon la loi de l’offre et de la demande, n’a même pas de base réelle. Si un être humain lui ressemblait, ce ne serait pas une question d’éthique mais de psychiatrie.La vision anthropologique de l’idolâtrie du marché n’est pas réductrice, elle est directement aliénante.

Si le texte semble inviter les juges à ne pas se perdre dans cette idéologie aliénante et folle, il y a une nuance à ne pas négliger. François n’ignore pas que ce panorama est écrasant, que le contexte est trop lourd et que, dans de tels cas, il existe un risque de déclenchement de mécanismes inconscients de défense ou de déni. Il ne néglige pas la possibilité tentante de survivre dans le confort bureaucratique du pouvoir judiciaire, sans même se plier à l’idéologie, mais en ignorant simplement le contexte ou en l’admettant, mais en prétendant à l’impuissance. C’est pourquoi, à un moment donné, le texte semble répondre à un dialogue, comme s’il écoutait des juges affirmant qu’ils ne peuvent rien faire ou presque face à un tel pouvoir, et il leur répond : « Chers magistrats, vous pouvez faire beaucoup et il y a beaucoup à faire. Ayez du courage. Soyez unis ».

Ce dernier point peut être agaçant pour certains ou pour beaucoup, il peut choquer les consciences et générer des contradictions, mais c’est ce qui peut sauver la magistrature. Parce que cela n’est pas durable, et qu’à un moment donné, cela peut s’effondrer et exploser de manière chaotique. Une explosion incontrôlée n’est pas une bonne chose. Il n’est pas du tout sain qu’un barrage se rompe et que ses eaux débordent et emportent tout. Une magistrature unie et résistante peut sauver la voie du droit, c’est-à-dire de la rationalité, mais une magistrature condescendante et confortable serait emportée par le tumulte.

Et le texte continue dans son ordre, marchant vers le particulier, avec la chanson de Zitarrosa, qui reprend le Martín Fierro, qu’il semble que Hernández ait à son tour repris d’un certain romain. C’est la référence très claire à la sélectivité du pouvoir, en particulier du pouvoir punitif : la vocation de condamner les personnes vulnérables et de garantir l’impunité aux gros bonnets.En Uruguay, nous constatons un taux d’homicide deux fois plus élevé qu’en Argentine, avec un gouvernement qui pensait pouvoir tout résoudre avec la fameuse « mano dura » (main de fer), mais qui n’a pas réussi à le faire baisser, se contentant de remplir les prisons. François ne semble pas l’ignorer, tout comme il n’ignore pas les prisons surpeuplées de notre Amérique et leur létalité.

Mais François ne s’arrête pas là et entre dans le vif du sujet :

« N’aidez pas à nettoyer les rues des pauvres, aidez à ce qu’il n’y ait pas de pauvreté »

Il est évident que, bien qu’il se trouve à Rome, il ne cesse de s’informer, en l’occurrence de ce qui se passe à Montevideo et aussi à Buenos Aires : la police arrête les gens dans la rue, les accuse de possession d’armes, de couteaux ou d’instruments pour fouiller les ordures, ou de désobéissance à l’autorité pour retourner dans la rue, leur prendre leurs quelques biens, leurs matelas, leurs couvertures, les procureurs sont complices de ces opérations de nettoyage, les instances supérieures sanctionnent les juges afin qu’ils n’osent pas déclarer la nullité de ces actes. C’est vraiment regrettable et honteux. Une justice qui légitime ces procédures est en passe de coopérer à la rupture du barrage et d’être emportée par l’avalanche qui s’ensuivra.

Du plus particulier au plus général, on peut parcourir le paragraphe substantiel de la lettre aux juges uruguayens à l’envers, en remontant du nettoyage des rues à la sélectivité et de là à l’idéologie alignée et au contexte. De haut en bas ou de bas en haut, c’est une petite lettre, une petite lettre, rien de plus, synthétique, brève, mais qui n’a pas besoin d’un seul mot de plus. Il ne lui manque ni lui excède une syllabe. C’est une invitation à choisir entre participer à l’effort de la raison ou laisser la voie libre à la force, à faire le pari du droit ou du chaos. En substance, on pourrait dire que c’est un appel que personne ne peut ignorer dans ce contexte mondial et régional .Il est évident qu’il s’agit également d’un choix existentiel entre la santé et la maladie, un choix qui comporte toujours des risques et, comme dans toute situation de cette nature, ne pas faire de choix, c’est aussi faire un choix. C’est pourquoi François les invite et les encourage :

« Faites des droits fondamentaux de tous une réalité. Engagez-vous »

Eugenio Raúl Zaffaroni* pour La Tecl@ Eñe

La Tecl@ Eñe . Buenos Aires, le 21 novembre 2024.

*Eugenio Raúl Zaffaroni est avocat et juriste argentin, diplômé la faculté de Droit et de Sciences Sociales de l’Université du Buenos Aires en 1962, docteur en Sciences Juridiques et Sociales par l’Université Nationale du Littoral (1964), puis il fut juge de la Cour Suprême de Justice argentine dès 2003, jusqu’à 2014 quand il a présenté sa démission pour avoir atteint la limite d’âge que fixe la Constitution. Actuellement, il est Juge à la Cour Interamericaine des Droits de l’Homme.

Traduit de l’espagnol depuis El Correo de la Diaspora par : Estelle et Carlos Debiasi

El Correo de la Diaspora. Paris, le 26 novembre 2024.

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