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31 décembre 2010

La jeunesse en Amérique Latine : de « promesse d’avenir » à « suspecte »

par Marcelo Colussi

 

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Aujourd’hui, presque quarante ans après et beaucoup d’eau – peut-être trop ? – ayant coulé sous les ponts, cette affirmation paraît hors contexte. Allende se trompait-il à ce moment-là ? Les choses en général ont-elles tellement changé ? La jeunesse a-t-elle changé ? Et si c’est le cas, quelle a été la cause de ce changement ?

En tout cas, parler de « la » jeunesse est impossible. De fait, « la jeunesse » est une construction socioculturelle, par conséquent soumise aux va-et-vient des jeux de force de l’histoire, des entrecroisements de pouvoirs, changeante, dynamique. Il faudrait au minimum parler de différents modèles de jeunesse, en les situant explicitement : jeunesse urbaine, rurale, de classe privilégiée, pauvre, marginalisée, masculine, féminine, étudiante, travailleuse, chômeuse ? Jeunesse qui émigre aux Etats-Unis ? Jeunesse rurale émigrée en ville et vivant dans des zones précaires et marginales ? Jeunesse qui pratique le golf et pense à son doctorat à Harvard ? Le puzzle dont il est question est complexe. De quelle « jeunesse » parlons-nous ? Pour beaucoup – dans les secteurs ruraux surtout –, à 30 ans on est déjà un adulte accompli, avec des enfants, peut-être avec des petits-enfants, tandis qu’à cet âge, dans certaines couches urbaines – certes minoritaires – selon le modèle du monde du Nord, on vit encore ce que nous pourrions appeler une « adolescence tardive », sans travailler, en jouissant encore de la condition d’étudiant et de l’agréable train de vie qu’apporte le manque de charges familiales. Dans toute Amérique Latine, ce puzzle acquiert une plus grande complexité encore si l’on considère le domaine ethnique : jeunesse indienne ?, jeunesse non indienne ? Au-delà de l’âge, il n’y a pas beaucoup d’éléments communs à tant de réalités si diverses.

Les sociétés latinoaméricaines ont en général un profil particulièrement jeune. « Jeune » au moins selon les paramètres qu’imposent les visions dominantes, qui ne sont pas précisément nées sous ces latitudes. C’est quelque chose comme la notion de beauté : on est « beau » ou « belle » selon des schémas eurocentriques ; un os qui traverse le nez, un poncho ou des yeux marrons ne jouissent pas de la meilleure réputation dans ce cadre, et la beauté va de pair avec le modèle du « conquérant blanc ». En d’autres termes : l’esclave pense et imite la tête du maître. Pourquoi est-il attrayant pour les « basanés » du Sud de se teindre les cheveux en blond ? L’idéologie dominante est l’idéologie de la classe dominante, sans aucun doute.

À partir de cette cosmovision hégémonique qui conçoit des espérances de vie supérieures à 60 ans, on peut dire que les catégories d’enfance, d’adolescence et de jeunesse représentent, additionnées, plus de la moitié de la population totale de l’Amérique latine. C’est-à-dire que ce sont des ensembles jeunes, avec des taux de natalité très élevés. À la différence de l’Europe par exemple – où la population vieillit sans renouvellement générationnel –, en Amérique latine, avec des indices de croissance démographique élevés, la population totale se multiplie à grande vitesse ces dernières décennies, ce qui fait que le groupe d’âge des moins de 30 ans grandit très rapidement. Et c’est justement là, dans ce grand segment, qu’on rencontre des problèmes chroniques qui ne reçoivent pas les réponses adéquates.

Les populations jeunes des mégalopoles qui s’étendent de plus en plus dans la région (où on trouve certaines des plus grandes métropoles du monde, avec environ 20 millions d’habitants, et qui continuent à recevoir sans cesse des immigrants internes qui fuient la pauvreté chronique des campagnes), par une complexe addition de facteurs, au lieu d’être perçues comme « l’avenir » du pays, le sont dans une grande mesure comme constituant un « problème ». Un problème, évidemment, pour le discours dominant. Pourquoi un problème ? Parce que les modèles de développement économique et social en vigueur ne peuvent offrir de perspectives à cet énorme groupe, et ce qui devrait être une promesse pour le futur, une « graine d’espoir » – pour jargonner comme un politicien en campagne prosélyte – est dans une grande mesure une charge, un casse-tête pour la logique du pouvoir qui ne trouve pas de solution digne pour tant de gens.

Nous voyons maintenant qu’il n’y a pas « une » jeunesse, mais des situations diverses, avec des projets dissemblables, antagonistes dans beaucoup de cas. Mais il y a un dénominateur commun : en aucun cas n’est présente cette figure qu’évoquait Salvador Allende. La vocation révolutionnaire de la jeunesse semble s’être éteinte ; ou du moins, elle est très endormie. Que s’est-il passé ? Le président chilien se trompait-il tellement, ou bien les circonstances ont-elles tellement changé ?

Comme on peut le lire dans une analyse sur la réalité de la situation des pays d’Amérique centrale – applicable aussi à d’autres de l’Amérique du Sud – réalisée par une de ces nombreuses agences de coopération (sont-elles réellement de « coopération » ? Avec qui coopèrent-elles si ce n’est les métropoles ?) qui travaillent sur la problématique juvénile (dans ce cas, l’états-unienne USAID), « le manque d’opportunités d’éducation, de qualification et d’emploi limite gravement les options pour les jeunes et la plupart d’entre eux sont obligés de devenir travailleurs non qualifiés avant l’âge de 15 ans. Ceci est beaucoup plus récurrent chez les jeunes du secteur rural. Désespérés, beaucoup d’entre d’eux émigrent dans les villes ou dans d’autres pays à la recherche de travail, et un nombre chaque fois plus important tombe dans le cercle vicieux de « l’argent facile » dispensé par le crime organisé et les gangs juvéniles ».

Il est évident que pour la vision dominante de nos jours, la jeunesse, ou du moins une grande partie d’entre elle, est devenue un « problème » ; résultat, on peut rapidement « tomber dans l’argent facile », dans les circuits de la criminalité, dans la marginalité dangereuse. En ce sens, elle est toujours un danger en puissance. Sans nier que ces conduites de délinquance puissent se produire, selon cette optique de coopération que nous avons évoquée, la « jeunesse » – ou au moins une partie, la jeunesse pauvre, celle qui s’en est allée à la ville et qui habite dans les quartiers pauvres et dangereux, celle qui n’a aucune perspective d’avenir, est intrinsèquement une bombe à retardement. Par conséquent, il faut mettre en garde avant l’explosion. Et les sacro-saintes campagnes de prévention sont là, à l’ordre du jour.

Prévention de quoi ? Que prévient-on avec ces fameux programmes de prévention juvénile ? Quels sont leurs présupposés implicites ?

Il est évident qu’une certaine jeunesse (celle qui n’a pas d’opportunités, celle qui est exclue, celle qui se trouve dans les grandes agglomérations urbaines pauvres – qui, soit dit en passant, hébergent un quart de la population urbaine d’Amérique Latine) – constitue un « danger » pour la logique des élites dominantes. Aujourd’hui le danger n’est pas, comme Salvador Allende l’annonçait il y a presque quatre décennies, d’être « jeune révolutionnaire ». Il semblerait que la société bien-pensante se soit déjà débarrassée de cela ; le danger de la révolution sociale et des expropriations ne sont plus à l’ordre du jour. En ce moment la préoccupation dominante en ce qui concerne les jeunes – ces jeunes des cités pauvres, bien sûr – est qu’ils deviennent marginaux, qu’ils forment des gangs, qu’ils recherchent l’argent facile.

L’idée de prévention en puissance semble être de prévenir la délinquance des jeunes, mais pas qu’ils ne soient pas pauvres ! On dirait que ce dernier point ne doit pas être abordé ; ce qui préoccupe le système, c’est l’incommodité, la « laideur » qui va de pair avec la marginalité : être membre d’un gang, être un asocial, ne pas entrer dans les circuits de la bonne intégration. La base de cette pensée est une somme de valeurs discriminantes : avoir la peau basanée, être tatoué, avoir un certain style vestimentaire ou habiter dans certains secteurs de la ville constituent déjà des stigmates. Comme la dit sarcastiquement quelqu’un : « la dangerosité des jeunes est en relation inversement proportionnelle à la blancheur de leur peau ». Pourquoi tant de policiers à « la gâchette facile » s’acharnent sur cette jeunesse ? Que cherche-t-on alors à prévenir quand on fait de la « prévention » avec les jeunes ?

Les causes de certaines conduites délinquantes ne sont pas abordées ici ; la prévention, dans cette logique, est ce mécanisme aseptisé qui vise les symptômes, le visible, le superficiel. On cherche cosmétiquement à rendre invisible la pointe désagréable de l’iceberg ; mais la masse principale est ignorée, alors que c’est justement le plus important ! Pourquoi l’imaginaire collectif actuel associe très souvent jeunesse et danger ? Parce que ce secteur, cet énorme groupe, celui qui autrefois se mobilisait et, rebelle, entreprenait la critique du système – en prenant plus d’une fois les armes, avec une mystique d’abnégation qui semble s’être évaporée – devient aujourd’hui toujours plus un problème pour l’équilibre du système, tant le capitalisme s’englue de plus en plus à ne pouvoir assimiler cette quantité croissante de population qui cherchent à s’ incorporer au marché du travail et aux bénéfices de la modernité. Face à cela, face à cet enfermement structurel du système capitaliste, la masse critique des jeunes est perçue non comme une « promesse d’avenir », mais finit par être une charge. Ne sachant que faire d’elle, et toujours selon des critères adulto-centriques autoritaires, on finit par l’assimiler à la violence, à la consommation de drogue, à l’alcoolisme et la paresse ; en définitive, à tout ce qui peut être négatif, blâmable. Si auparavant la police pouvait arrêter un jeune comme « suspect de guérilla subversive », de nos jours il peut le faire sous le soupçon de « violence », de « pauvre » ou simplement de « jeune ».

Mais le système produit aussi des antidotes, des prothèses qui lui permettent de continuer à fonctionner. Bien qu’il soit avéré que la jeunesse a cessé d’être ce ferment « biologiquement révolutionnaire » (et un tracas pour la dynamique dominante) d’antan, et dans une certaine mesure qu’elle est aujourd’hui synonyme de « suspecte », un autre modèle, nouveau sans aucun doute, apparaît parallèlement : le jeune « engagé ». Mais pas d’un engagement comme celui du modèle de jeune politisé d’il y a quelques décennies, mais un engagement beaucoup plus « light  », pour le dire avec des termes qui dénotent le cadre culturel dominant : mondialisation néo-libérale triomphante, individualisme, éthique du chacun pour soi, fin des idéologies, pragmatisme et langue anglaise comme insigne du triomphe en jeu : le « number one  » comme aspiration, pour ne pas être un looser.

Culture « light  », attitude « light  »… idéologie « light  » par conséquent. On dirait que c’est cela qui est en jeu, et une grande partie de la jeunesse, celle qui n’est pas soupçonnée de dangerosité, celle qui n’imite pas les gangs, présente maintenant ce profil. Nous parlons d’une jeunesse engagée, mais pas comme celle d’un autre moment historique, ce qui l’a amenée dans beaucoup de pays latinoaméricains à prendre une attitude radicale – ce qui, ne l’oublions pas, se payait de la propre vie. Il semblerait que cette jeunesse actuelle qui « s’engage » vis-à-vis de son entourage, ne fait que participer à des activités de volontariat social, en aidant ses congénères à des services qui, bien qu’ils ne soient pas appelés « caritatifs », n’en sont pas très loin. Que sont, sinon, tous ces volontariats qui surgissent de plus en plus avec davantage de force ? L’engagement va jusqu’à s’occuper d’enfants pauvres dans un orphelinat un week-end, ou de personnes âgées dans une maison de retraite. Louable, évidemment… mais qu’est que cela signifie ? N’est ce pas justement cela qu’ont toujours fait les scouts ou les dames de charité ? C’est ça l’engagement social ?

Même si cela est sans doute exprimé trop schématiquement, il semblerait qu’aujourd’hui la jeunesse en Amérique latine se situe principalement entre les modèles suivants : soit on est suspect (d’être pauvre, exclu, parce qu’on porte les emblèmes du dysfonctionnement – tatouages, style vestimentaire, résidence dans un quartier pauvre et marginal, couleur de la peau, etc.), soit on est un jeune « engagé » selon ces nouveaux schémas de participation : engagement light, dépolitisé, en harmonie avec l’idée de responsabilité sociale patronale. Bien sûr, la réalité est infiniment plus complexe que cela : la jeunesse, pour reprendre ce qu’a dit Allende, ne peut cesser d’être rebelle. Et que cela plaise ou non, c’est un éternel ferment de changement, quel que soit le déguisement dont on l’affuble.

Traduit de l’espagnol pour La Pluma par : Jupiter Ossaba

* Marcelo Colussi : Ecrivain et politologue argentin résident au Venezuela.

Argenpress. Buenos Aires, 19 de julio de 2010

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