Interview d’Aldo Ferrer, économiste.
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L’ambassadeur de la République Argentine en France souligne que la reprise argentine retient l’attention parce que durant les dix dernières années ce fut la rébellion d’un pays périphérique face aux critères des marchés, et avec succès. En est sorti la capacité de ne pas dépendre du crédit international.
« L’Argentine ne peut pas changer les règles du système international. Nous pouvons être au G-20 et donner des avis, mais le système s’établit dans les grands centres de pouvoir mondial. Cependant, nous décidons comment être dans le monde. Et il reste démontré que nous pouvons être à genoux, subordonnés au pouvoir néolibéral, ou nous pouvons être debout, avec un État responsable. »
De visite en Argentine, Aldo Ferrer, ambassadeur de la République Argentine en France, ex-ministre de l’Économie durant une partie des gouvernements de facto de Levingston et de Lanusse, et l’un des principaux piliers de la pensée économique nationale, fait une analyse qui va des tensions sur le dollar et la stratégie de développement à long terme, jusqu’à la crise européenne et la politique de rétentions [argentines].
À quoi répond la pression actuelle sur le marché des changes [argentin] ?
En premier lieu, il est nécessaire d’avancer que la situation macroéconomique est solide. Il y a un équilibre fiscal, de la balance des paiements et des réserves à la Banque Centrale. Quelle que soit l’origine de ces épisodes, ils n’ont pas la capacité de déstabiliser le système. C’est important de le remarquer, parce qu’on entend beaucoup d’arguments qui réveillent les fantômes du passé, sur la base d’une mémoire collective très traumatique. Je crois que le phénomène actuel est passager, le système est solide et il faut le renforcer.
Le conflit a-t-il une arête politique ?
Il y a une dimension politique, qui est la résistance à l’État national. L’unique réponse est la solidité de la macro, la clarté des objectifs et, bien sûr, le soutien populaire. Sont réunies toutes les conditions pour soutenir la stabilité et la croissance, mais il faut renforcer cela, parce que ce qui a été réussi ne l’est pas pour toujours. Nous avons vécu en Argentine de nombreuses expériences de régression.
Autre élément qui est en discussion, c’est la politique de change.
Le taux de change est une condition nécessaire de la compétitivité, qui ajouté aux éléments de la politique de technologie et de financement, dessine la capacité du pays d’opérer avec équilibre dans ses paiements internationaux. Ici ce qui est très clair dans la scène internationale, c’est qu’il est indispensable d’avoir un excédent de compte courant et de ne pas dépendre du crédit international. Au-delà du tapage des derniers jours, il y a une question de compétitivité qui doit être abordée. Pour cela, plus que discuter du taux de change nominal, ce qu’il faut voir ce sont les indicateurs significatifs : que se passe t-il avec la balance des paiements, que se passe t-il avec la balance commerciale, notamment que se passe t-il avec le commerce des biens industriels, en faisant attention au contenu technologique de ce qui est importé et exporté.
En vertu de ces indicateurs de l’économie réelle, il faut déterminer la politique de change. Je crois que le taux de change doit être un prix administré. Un taux de change surévalué est fatal pour la compétitivité de l’industrie, pour la stabilité financière, voire augmente le transfert des bénéfices en monnaie nationale à l’extérieur. Un taux de change compétitif, administré, pour prendre en compte les réalités d’un pays émergent en développement, est fondamental. La parité nominale doit, je crois, résulter de l’analyse objective des variables réelles de l’économie. Heureusement nous ne sommes pas dans une situation dans laquelle les corrections éventuelles vont être dramatiques, parce que le système est encore raisonnablement ordonné. Les signes de l’économie internationale sont concluants. Les économies qui entrent en déséquilibre de paiements externes finissent rattrapées par la logique du marché, c’est ce qui arrive aux pays vulnérables d’Europe, qui ont encore de plus de problèmes à cause des rigidités du système communautaire. Notre expérience est aussi concluante. Quand nous sommes entrés en déséquilibre de paiements et augmentation de l’endettement, nous avons mal fini.
De nombreux économistes, y compris certains proches du Gouvernement ne verraient pas d’un mauvais œil un éventuel déficit de compte courant avec endettement externe.
Je crois que cela serait une mauvaise politique. Mais en plus, il n’y a aucune raison que ce soit ainsi, parce que l’Argentine a un taux élevé d’épargne, de presque 30 % du PIB, et notre problème est la retenir. C’est-à-dire combattre un phénomène enraciné dans l’expérience, que face à l’incertitude interne ou externe, il y a une tendance à dollariser les actifs. Et l’un des instruments c’est que les signes de la solidité macroéconomique sont fermes, c’est-à-dire que le pays est en équilibre fiscal et sur le secteur externe. Nous avons navigué contre le courant néolibéral depuis presque 10 ans. Cela se vérifie dans l’opinion des marchés, des agences de notation de risque, sur l’expérience argentine. Nous avons navigué contre l’orthodoxie et nous nous en sommes bien tirés. Aujourd’hui y compris sur la scène internationale, on observe le cas argentin avec intérêt, parce que ce fut la rébellion face aux critères des marchés d’un pays périphérique qui a démontré être politiquement viable, parce que l’effort n’a pas pu être bloqué, mais qu’il a réussi.
En quoi a consisté cet acte de « rébellion » ?
Je résumerais tout ce qu’on a vécu depuis la sortie de la crise, comme la transition de l’État néolibéral, soumis aux critères des marchés, vers l’État national, capable d’administrer la réalité dans le cadre de la démocratie pour défendre l’intérêt de la société. C’était un changement fondamental, qui provoque des réactions politiques sévères, parce qu’il y a des intérêts enracinés dans les vieilles structures, auxquelles l’État néolibéral convient, un État incapable de modifier la réalité.
Au-delà de la discussion sur le niveau actuel du taux de change : comment analysez-vous la tendance à l’appréciation issue d’une croissance des prix internes supérieurs à la dépréciation nominale du peso ?
Il y a des signes dont il faut s’occuper, parce qu’ils indiquent qu’il peut y avoir une tendance négative qui nous porte au déficit externe et à l’endettement. En ce qui concerne l’inflation, je crois que nous avons une augmentation des prix supérieure à celle qui convient. Mais ce n’est pas comparable avec d’autres expériences argentines. Au XXe siècle nous avons eu le record mondial de l’inflation, par l’étendue de la période et l’intensité du problème. Cette augmentation n’a rien à voir avec celles-là, qui étaient le fruit du désordre économique et politique. Je crois qu’il y a une inflation inertielle. Et la querelle sur la répartition du revenu a lieu à partir de ce seuil d’expectative. Cela m’a toujours semblé une bonne idée, la proposition de tenter une concertation entre syndicats, entrepreneurs et l’État sur plusieurs critères qui décélèrent l’inflation progressivement, qui ne présente pas de revers, mais qui peu s’avérer gênante. Entre autres choses, cela complique la gestion des changes. Il y a des conditions politiques et économiques favorables pour essayer un effort de ce type.
Il semble plus facile de convenir des salaires que des prix, avec le risque de chute du salaire réel.
Pour cela, il y a le contrôle de prix, la supervision des chaînes de valeur, pour essayer d’assurer la concurrence et de gérer les positions dominantes sur les marchés. L’État national doit utiliser ces instruments, qui réussissent seulement si les conditions macroéconomiques sont solides.
Beaucoup de voix s’élèvent dans ce contexte de croissance des prix des matières premières pour remettre à jour l’idée d’un développement économique lié à l’agriculture et aux industries dérivées, avec incorporation de valeur et développement scientifique. Vous avez toujours eu une posture différente.
Je suis un convaincu de l’économie industrielle intégrée et ouverte. C’est-à-dire un profil industriel intégré qui incorpore des secteurs d’avant-garde porteurs de la technologie : l’informatique, la microélectronique et la production de machines et d’équipements. L’existence d’une structure intégrée est une condition nécessaire au développement scientifique et technologique. Il faut avoir une spécialisation intra-industrielle, avoir ces secteurs d’avant-garde, bien que l’on ne fasse pas tout ce que cela implique. Actuellement, les secteurs porteurs sont la biotechnologie, l’informatique, l’électronique, les nouveaux biens de capital. Le secteur agricole emploie un tiers de la force de travail. Si nous n’avons pas simultanément une grande base industrielle de portée fédérale, il est très difficile d’avoir un processus de développement inclusif avec plein emploi, croissance des salaires et des conditions de vie. Quand le débat des rétentions [taxes à l’exportation des multinationales exportatrices de l’agrobusiness] s’est tenu, j’ai dit que l’on était en train de mal le faire, parce que l’on posait les rétentions comme un problème de répartition du revenu et d’absorption de la rente excédentaire du monde agraire, quand en réalité, il s’agit de la structure productive : quel est le taux de change faut-il pour gagner de l’argent en produisant du soja et lequel faut-il pour gagner de l’argent en produisant des tracteurs.
Après la résolution 125 cette discussion est restée inachevée, malgré le mouvement des prix internationaux et d’éventuels glissements dans le taux de change, qui améliorent les bénéfices de l’agrobusiness.
Il faut analyser les instruments conformément à l’intérêt national, discuter de la rentabilité des secteurs. Je ne travaillerais sur aucun terrain avec l’idée qu’il y a une impossibilité, parce que nous avons fonctionné de cette façon pendant long temps : l’impossibilité de modifier le régime de parité [1 dollar = 1 peso], l’impossibilité de reconsidérer le sujet de la dette ou le système prévisionnel. Une caractéristique de la vision néolibérale est l’impossibilité, l’impuissance. Je crois que ce qui est arrivé dans le pays en termes de progrès, est survenu parce que cette idée a été éradiquée en grande partie.
Peut-être pas une impossibilité, mais de ce conflit a surgi une limitation politique.
Oui, mais je crois qu’elle a été digérée. Depuis il y a eu un très grand changement et de plus la société s’est politiquement exprimée. Même dans les zones rurales le Gouvernement a fait une bonne élection. Je crois que le pays est mûr pour des mesures qui tout à coup semblent impossibles, dans la perspective de l’impuissance et de la subordination.
Quelle mesure de ce type vous semblerait intéressante d’appliquer ?
Je crois que les rétentions continuent d’être un sujet important. Il ne faut pas discuter le niveau des rétentions, mais la consistance du régime avec la rentabilité des secteurs et la variation, les valeurs, les coûts, les prix internationaux.
Página 12. Buenos Aires, le 20 novembre 2011.
Traduit de l’espagnol pour El Correo par : Estelle et Carlos Debiasi
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El Correo. Paris, le 20 novembre 2011.