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Les militants qui étaient restés en surface (le passage à la clandestinité de Montoneros en a laissé des milliers à découvert) n’avaient pas une seule idée de ce qui se préparait. Ils n’étaient pas seulement les militants de surface de Montoneros, mais beaucoup d’autres qui s’étaient repliés après le décès de Perón, ceux qui ont décidé que " là on avait tout pourri" et qu’il ne restait qu’à regarder depuis la périphérie ou à chercher de la sécurité. Ce repli coïncidait aussi avec le reflux de masses, de ce qu’on appelait "le peuple péroniste". Tout le peuple péroniste s’en était rentré à la maison. Depuis, puisque les Montoneros s’assumaient comme le peuple péroniste, mais ils étaient seulement une avant-garde dans l’attente du pire pour produire le meilleur : la défaite de l’ennemi militaire. Quand López Rega s’est éloigné de la scène, du premier plan disons, et que se produisit l’interim de Luder, quelques militants, obstinés, se sont rassemblés à nouveau. Il y a eu dans le quartier de Flores une Unité de base qui, lors d’une nuit chaude, a fait une réunion. S’y sont rendus plusieurs militants de surface ; tous, plutôt préoccupés ou, sans plus, la queue entre les jambes, comme tous ils l’admettaient. "Comment vas-tu ?" "Et..., plutôt la queue entre les pates. Qu’est ce qui va nous arriver passe, che ? "
Le tableau le plus redouté, c’était ce qu’on appelait le pinochetazo. L’expérience Chilienne faisait peur. Si le Chili était arrivé à ces extrémités, à quelles extrémités arriveraient les militaires argentins ? Dans l’Unité de base il y avait, à l’entrée, une affiche avec une légende. Sous la légende, une signature : Leopoldo Marechal. La légende disait : "La patrie est une peur que nous aimons". (Bien que personne avait l’impression d’aimer beaucoup la peur à l’époque.) On entrait dans la grande bâtisse et il y avait un parfum de choripán (Du chorizo grillé en sandwich dans du pain français. Typiquement argentin). Parfum de vie. Un groupe folklorique a encouragé la veillée. Ils étaient trois guitaristes. Un a dit : "Notre nom est ’Ceux d’aujourd’hui ’. Parce que nous sommes aujourd’hui, demain, nous ne savons pas ". Ils ont chanté, comme cela devait être, la version fédérale de la "Felipe Varela" (Caudillo rebelle contre l’autoritarisme de Buenos Aires). Au lieu de "Parce que Felipe Varela, vient en tuant et en tuant s’en va", ils disaient : "Parce que Felipe Varela, n’a jamais tué pour tuer". Et au lieu de "ils l’ont jeté à la frontière, de là il ne devra pas revenir", ils disaient "ils l’ont jeté à la frontière, sûrement qu’il va revenir ". Les jeunes (ils étaient tous jeunes, plus encore dans notre mémoire d’aujourd’hui) les écoutaient en mâchant le choripan et buvant du vin rouge. Personne n’avait dit que la version fédérale de la ’Zamba de Vargas’ puisse arranger quelque chose. Si quelque chose venait, c’étaient les frères Taboada, qui avaient mis en échec Varela, ou le sanguinaire Sandes, le colonel de Mitre (fleuron de la bourgeoisie de Buenos Aires) qui a tué des gauchos par milliers à l’intérieur du pays, aussi en débandade.
Personne ne soutenait la lutte armée. Tous savaient que les flingues pouvaient seulement fournir un alibi aux militaires. Pilar Calveiro, dont je partage complètement l’analyse, écrit :
"La guérilla avait commencé à reproduire à l’intérieur, au moins en partie, le pouvoir autoritaire qu’elle essayait de mettre en cause (...) la guérilla était née comme forme résistance et de harcèlement contre la structure monolithique militaire mais maintenant elle aspirait à lui ressembler et lui contester sa place. Ils étaient ainsi placés dans le lieu le plus vulnérable ; les Forces Armées ont répondu avec tout leur potentiel de violence "(Pilar Calveiro, « Poder y desaparición. Los campos de concentración en Argentina » (Pouvoir et disparition. Les champs de concentration en Argentine), Colihue, 1998, p 17.
Le livre de Calveiro est le meilleur qui a été écrit sur le sujet. Surtout parce qu’elle, qui fut à l’ESMA, a écrit avec la sagesse et jusqu’à la piété que seul Primo Levi a su atteindre). Calveiro indique aussi que la conception foquiste (foyer de rébellion) et l’utilisation de la violence "est devenue une condition sine qua non des mouvements radicaux de l’époque" (p 14). Alors, les militants qui cette nuit là écoutaient la version fédérale de la ’Zamba de Vargas’ étaient ceux qui avaient dit que le meurtre de Rucci (Secrétaire Général de la CGT) avait été une vraie erreur ou, en tout cas, qu’à partir du décès de Perón et le reflux des masses, toute violence (ou l’ "option par les flingues") devait être suspendue.
Beaucoup de ces militants avaient salué - depuis les années 70 jusqu’en 73- les actions du foquisme. Sans plus, la consigne le disait clairement : "Dur, dur, dur, que vivent les Montoneros qui ont tués Aramburu" (Général qu’avait demis Péron en 1955). Il y avait un enthousiasme lié à cette époque, très conjoncturel, très lié à ce moment d’impulsion révolutionnaire qui serait couronné par le retour de Perón et la prise du pouvoir.
Lors de la marche vers Ezeiza, des militants de Jujuy ou de Resistancia (Chaco) descendaient des camions en déployant les drapeaux de Montoneros et des FAR (Forces Armées Révolutionnaires (péronistes)). L’option "les flingues ou la politique" entre en jeu à partir de l’arrivée de Cámpora (Président argentin en 1973). Le mouvement Montoneros fait une politique de surface et, très judicieusement, suspend les opérations armées. Ce n’est pas le cas de l’ERP, qui a assassiné Hermes Quijada (celui qu’avait diffusé à la télé la version infâme selon laquelle la Marine avait organisé les meurtres de Trelew) et il donne aux militaires une excuse pour ne pas livrer le pouvoir, pour ne pas connaître le vote des majorités, le triomphe du 11 mars. L’amiral Mayorga - de l’aile la plus dure et répressive de la Marine - s’exprime pendant les funérailles de Hermes Quijada et dit : "cela coûte beaucoup ne pas mettre de l’ordre dans le pays avant et de le livrer ensuite".
Ce que savaient les militants de cette nuit de Flores, c’est qu’ils étaient seuls. Que le gouvernement de Luder ne durerait pas. Et que les protagonistes de la scène de guerre installée dans le pays étaient le foquisme et les militaires. Le foquisme, de cette manière, livrait aux militaires de ce dont ils avaient besoin pour le coup d’état : une "guerre". Il n’y a jamais eu de guerre. Mais le foquisme et les militaires la réclamaient. Le foquisme croyait que, une fois tombé le matelas gênant qui était le gouvernement d’Isabel Perón, les masses les rejoindraient. Il régnait chez eux "une logique révolutionnaire contre tout sens de la réalité partant, comme prémisse indiscutable, de la certitude absolue du triomphe" (Calveiro, ob. cit., p 19). Toutes ces critiques - qui étaient celles des militants qui avaient parié sur la politique et non sur les flingues - ont été dites dans mon livre « La sangre derramada » (Le sang coulé), qui n’a fait qu’expliciter dans les années quatre-vingt-dix les débats des années 70. Je ne comprends pas encore un tas de critiques qu’on m’a faites.
Certains semblaient s’assumer comme Montoneros, chose qu’ils n’avaient jamais été. D’autres, plus lucides - comme, par exemple, Miguel Bonasso -, ont conservé leur bonne amitié avec moi, Miguel, m’invite, malgré de visibles différences, à présenter son livre « Diario de un clandestino » (Journal d’un clandestin). Je lui ai fait une plaisanterie. Que je dois écrire « "Diario de un perejil de superficie » (Journal d’un couillon de surface), lui ai-je dit. Miguel, qui a un grand sens de l’humeur, condition dont certains manquent complètement, a ri avec plaisir.
Nous sommes partis tard de l’Unité de base (c’était, bien sûr, celle de Horacio González dans le quartier de Flores) et nous nous promettons de nous voir. L’idée qui nous faisait le plus frissonner dérivait d’un nom de famille : du nom de Pinochet. C’était le pinochetazo.
Personne n’aurait eu si peur si ce qui était arrivé au Chili ne s’était pas produit. Certains disaient : "Cela ne va pas être ici comme au Chili. Pinochet a subi beaucoup de critiques internationales. Cela va là être plus doux ". Personne ne savait ce que signifiait "plus doux".
À la fin de l’année se produit le meilleur cadeau que le foquisme pouvait faire aux militaires : l’assaut à la caserne de Monte Chingolo, planifiée par Santucho et avec des miliciens de l’ERP et des Montoneros. Ce fut une catastrophe et les militaires ont massacré sans pitié. Des journalistes étrangers ont affirmé avoir vu soixante-quinze jeunes arrêtés. Ils se sont éloignés - par ordre de militaires - du lieu. Ils sont ensuite revenus et il n’y avait plus personne. "Ils les ont tous fusillé ", a dit le rapport. Mon ami Miguel Hurst - celui de la librairie Cimarrón, en effet - a dit paniqué : "Mais que sont ils, des Nazis ? " Oui, ils étaient des Nazis. Des Nazis renforcés par l’entraînement des parachutistes français, ceux de l’Algérie. Les tortionnaires les plus experts du XXème siècle, ceux qui ont torturé Henri Alleg, militant communiste, ex directeur du journal « L’Alger Républicain », ceux que Sartre a décrit : "L’objet de la torture n’est pas seulement d’obliger à parler (...). Celui qui cède sous la torture on ne l’a pas seulement obligé à parler ; on l’a réduit pour toujours à un état, celui de sous-homme "(Alleg Henri, La Question. Edité par Minuit - Paru le 01/01/1958). Des mois après l’attaque à Monte Chingolo, en juillet 1976, quelques jours avant son décès, Santucho "affirme : ’Nous nous trompons dans la politique, et à sous-estimer la capacité des Forces Armées au moment du coup. Notre principale erreur a été de ne pas avoir prévu le reflux du mouvement des masses et de ne pas nous être repliés ’"(Calveiro, p 19). C’était déjà trop tard. Le massacre était arrivé. À partir de là, la guérilla a su "davantage comment mourir, que comment vivre ou survivre" (Calveiro, p 21).
Ces réflexions font partie de l’autocritique que la gauche des années soixante-dix a fait depuis longtemps. Qu’est-ce qu’attend la droite de ce pays qui demande une autocritique à la gauche péroniste ? Quelle autocritique cherche-t-elle ? Celle de Firmenich ? Qu’on ne l’attend pas. En outre, la demande de cette autocritique se base sur « La théorie des deux démons » : tout serait "match nul" si Videla et Firmenich font une autocritique. Erreur. Qu’ils s’entendent, si on veut écouter, d’autres voix. Parce que l’autocritique, au milieu de la douleur, est venue de beaucoup de secteurs. De fait, les Mères des victimes (tous ont été des victimes, tous, dans tant de victimes, sont nos compagnons, trompés ou non) ont toujours rejeté la violence. C’est est déjà, une autocritique et une leçon. Un pari pour la vie. Et de la politique.
Página 12. Buenos Aires, 19 mars 2006.
Traduction de l’espagnol pour El Correo : Estelle et Carlos Debiasi.