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12 décembre 2005

Croissance, commerce extérieur et libre-échange. Raisonnement néolibéral purement abstrait.

par Theotonio Dos Santos*

 

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Il existe de nos jours un courant de pensée important, peut-être hégémonique, qui relie étroitement la croissance, le commerce extérieur et le libre-échange. Cependant il n’existe aucun fondement historique qui permette d’effectuer ces corrélations. Elles proviennent d’un raisonnement purement abstrait qui trouve ses racines dans les théories de David Ricardo du début du XVIII ème siècle.

En fait, Ricardo a démontré que l’idéal serait une situation dans laquelle chaque économie locale ou nationale se spécialise dans le(s) produit(s) pour le(s)quel(s) il dispose d’un maximum d’avantages comparatifs, du point de vue de la productivité des facteurs locaux. Par la suite, cette théorie a été perfectionnée par Bertil Ohlin, qui a inclus aux facteurs locaux la relation entre travail et capital, significative dans les fonctions de production. Il a été plus ou moins admis que les pays qui disposent de davantage de main d’oeuvre que de capital doivent se spécialiser dans des produits agricoles et des matières premières, tandis que ceux qui disposent de davantage de capital que de travail (suite au développement technologique) doivent se consacrer en revanche à des produits plus sophistiqués.

Cette division mondiale du travail était, et est encore présentée, comme étant extrêmement favorable à toutes les forces en présence. Il est évident que selon ce type de raisonnements, très succincts, le libre-échange serait un modèle adéquat pour que se développent ces conditions idéales de commerce mondial.

Pourtant, il arrive que la réalité diverge complètement de ces raisonnements abstraits, qui ne prennent pas en considération les faits et les relations-clés de l’économie mondiale. En réalité, le monde ne ressemble pas à un modèle d’économies nationales spécialisées qui atteindraient une croissance économique semblable. Au contraire, depuis l’expansion économique qui a eu lieu à partir du XV et du XVI ème siècle, les économies locales se sont spécialisées en fonction de la demande européenne : métaux précieux, épices et produits tropicaux, agriculture tropicale ou semi-tropicale et esclaves.

En règle générale, ces économies d’exportation se sont retrouvées aux mains de grands propriétaires terriens européens, eux-mêmes installés par les soins des couronnes espagnoles et portugaises, à qui le Pape avait accordé toutes les terres du monde. Ce commerce, qui a servi de fondement à l’économie moderne, n’a jamais été libre. Il a été organisé par les Etats européens naissants, par le biais de compagnies monopolistes, qu’ils avaient au préalable créé.

Nombreux sont ceux qui pensent qu’au XVIII et XIX ème siècle, essentiellement sous l’expansion britannique, on a créé dans le monde un marché libre. Nous ne pouvons pas accepter l’idée qu’un commerce mondial mis en place par des entreprises anglaises et protégées par la marine britannique, puisse être qualifié de libre.

Celles-ci étaient des entreprises monopolistes que la Reine d’Angleterre soutenait, en administrant de vastes territoires dans le monde. Il faut savoir que la majeure partie des gens sur Terre se trouvait alors sous domination anglaise ; de façon directe ou indirecte, et qu’elle ne jouissait d’aucune liberté pour réaliser son commerce. Ce n’est pas par hasard que les puissances émergentes, telles que les Etats-Unis, l’Allemagne ou la France, ont adopté à ce moment là, des politiques protectionnistes radicales.

Le cas de protectionnisme le plus frappant a été précisément celui des Etats-Unis d’Amérique. Dans ce pays, les exportateurs de coton, du Sud, se sont révoltés contre les droits de douane que leur imposait le Nord, afin de protéger leurs industries nationales. Suite à une guerre civile qui fit deux millions de morts, la révolte a été écrasée. Et pour remporter la victoire contre le Sud, le Nord n’a pas hésité à mettre fin à l’esclavage afin de mettre un terme définitivement à l’économie d’exportation esclavagiste et ses régiments d’esclaves qui se désintégraient avec la fin de l’esclavage.

Contrairement à ce que l’on croit habituellement, les Etats-Unis ont toujours été un pays protectionniste et ont fondé leur pouvoir actuel sur l’imposition de droits de douane du Nord sur le Sud, et ce par la force. Que seraient les Etats-Unis si jamais le Sud, libre-échangiste, esclavagiste et politiquement autoritaire, avait remporté la guerre civile ? On peut l’imaginer en faisant la comparaison avec l’Amérique Latine, où l’on a éliminé toute rébellion de la part des artisans et des manufacturiers et où l’on a imposé la manutention de la servitude et de l’esclavage, en parallèle avec la spécialisation d’exportation, basée sur la doctrine du libre-échange. Dans ces pays, c’est le Sud libre-échangiste, esclavagiste et politiquement autoritariste qui a gagné.

Mais si le libre-échange n’a pas été à l’origine du développement des grandes puissances capitalistes (excepté l’Angleterre qui a commencé à ce moment-là sa révolution industrielle, et qui a vu dans le libre-échange un instrument pour asseoir sa domination sur le reste du monde, qu’elle soumettait d’ailleurs comme des colonies sans aucun droit au libre-échange) le commerce qui s’est imposé au monde à la fin du XIX ème siècle et au début du XX ème n’était certainement pas un commerce libre. En réalité, nous nous trouvions dans un monde de grandes puissances, divisé entre elles seules, et ne permettant en aucun cas à ses colonies, de commercer librement. Et pendant ce temps, leurs entreprises monopolistes exerçaient leur contrôle sur le commerce mondial hors des zones coloniales.

Comme chacun sait, c’est la lutte entre ces nations pour dominer le monde, qui a conduit à deux guerres mondiales et à la crise de 1920, au moment où la perspective libre-échangiste a subi de graves revers, qui se sont imposé dans le monde entier après la Seconde Guerre Mondiale.

Le monde contemporain, le monde de l’après-guerre ne s’est pas non plus caractérisé par un commerce libre. Au contraire, il n’a pas été possible de créer une organisation mondiale du commerce comme le proposait Keynes. Ceux qui dominent la commerce mondial, les étasuniens, qui détenaient après la guerre plus de 50 % du commerce mondial, ont préféré créer le GATT, et n’imposer que très rarement (avec le plein accord des parties en présence) des conditions de diminution des droits de douane.

On peut déclarer toutefois que ces conditions de libre-échange sont finalement remplies de nos jours avec la mise en marche de l’Organisation Mondiale du Commerce.

Les faits indiquent que ceux qui attendent le plus du libre-échange, au sein de cette organisation, sont précisément les pays du Tiers-monde, qui sont les seuls à adopter de larges diminutions unilatérales des droits de douane, en tournant la page du protectionnisme, qu’ils avaient tardivement appliqué à leurs économies, dans les années 1940 et 1950, afin de garantir leur premier ’boom’ industriel, auquel ils sont parvenus entre les années 1930 et 1950.

Il est prouvé qu’actuellement, plus de 50 % du commerce mondial est attribué aux seules entreprises multinationales, qui ne représentent en rien une base solide pour un commerce libre.

Il est également prouvé que l’on a créé dans tous les pays développés des mécanismes de subvention étatiques impressionnants.

Et si vous avez encore le moindre doute, voyez dont comment l’économie étasunienne se refait une santé après les frais militaires astronomiques du gouvernement Bush. Sans parler des subventions qui limitent la concurrence attribuées au secteur agricole et qui pourront difficilement être abaissés, même partiellement, aux Etats-Unis, en Europe et au Japon.

Pour toutes ces raisons, nous ne pouvons considérer la proposition du Mexique de signer des contrats de libre-échange avec plusieurs pays du monde, comme une stratégie fondamentale. Preuve en est, l’échec du Mexique à développer son commerce avec le reste du monde, étant donné qu’il reste cantonné à son commerce avec les Etats-Unis. Et pour mettre en évidence que cette situation n’est pas la conséquence du NAFTA, soulignons que ses relations commerciales avec le Canada ne se sont pas accrues de façon significative, ce pays étant pourtant lui aussi signataire du traité.

Il ne fait aucun doute qu’une situation de commerce libre pourrait profiter en bien à une économie qui sache s’en servir à bon escient pour améliorer sa compétitivité. Mais la clé du commerce ne réside non pas dans sa liberté de flux des droits de douane, mais dans sa productivité. Voyez le cas de la Chine, qui plus que tout autre pays a su développé son commerce, durant les 20 dernières années. Les chinois n’ont signé aucun traité de libre-échange, et on ne peut pas dire non plus qu’ils ont une organisation du commerce vraiment ’libre’, au sens capitaliste du terme.

La Chine reste encore un pays relativement fermé au commerce international. A tel point qu’elle continue à acheter peu. Son succès commercial repose sur plusieurs facteurs : une monnaie d’évaluation assez faible ; une main d’œuvre bon marché hautement qualifiée, instruite et cultivée ; une législation spéciale des secteurs industriels, qui ont, eux, une grande liberté d’action ; les subventions investis par le pays aux secteurs de pointe pour garantir son développement interne ; le contrôle des excédents monétaires généré par les excédents commerciaux gigantesques qu’elle produit pour le reste du monde, les Etats-Unis en tête.

Ainsi, comme nous l’avons vu, il n’y a pas de corrélation évidente entre libre-échange et commerce externe étendu, ni de relation entre ces deux facteurs et la croissance économique. Au contraire, à l’exception de l’Angleterre, au vu des motifs évoqués auparavant, les grandes puissances émergentes de la fin du XIX ème siècle ont adopté le protectionnisme comme stratégie de survie de leurs entreprises, surtout contre les Anglais. De la même façon, dans tous ces pays, le commerce extérieur ne représente qu’une faible partie de leurs économies respectives.

Dans cette mesure, les Etats-Unis ont constitué un cas typique de protectionnisme, et de faible participation au commerce extérieur dans son Produit Intérieur Brut.

Cela dit, dans les 30 dernières années, cette nation dominante a énormément réduit ses exportations vers le reste du monde, tout en augmentant considérablement ses importations. A l’heure actuelle, on peut dire que la croissance économique américaine s’appuie en grande partie sur ses appuis extérieurs. Son déficit commercial est gigantesque et la dette américaine a atteint des niveaux incontrôlables. De même, les investissements internationaux sont devenus l’unique source d’épargne aux Etats-Unis, qui vit aujourd’hui de l’attrait financier qu’elle suscite vis-à-vis du reste du monde, par rapport à son économie, pourtant de plus en plus instable.

Nous savons tous que les lourds appareils bureaucratiques sont une source de corruption et d’autoritarisme politique. Dans ce sens, le pouvoir des douanes est très significatif. Les pouvoirs des bureaux de l’immigration sont tout aussi impressionnants.

Mais n’oublions pas de porter notre attention sur le pouvoir émergent des appareils financiers internationaux, et en particulier le FMI pour ce qui est des pays en développement.

Cet organisme et plusieurs autres responsables dans le domaine des politiques d’investissement international se sont transformés en puissances bureaucratiques et technocratiques colossales. Il est évident que l’humanité nécessite le développement de mécanismes qui permettent une évolution plus favorable des relations internationales, qui donnent plus de pouvoir aux responsables directs de la production et de la prestation de services. C’est pourquoi les dites institutions doivent aussi passer par une évolution démocratique.

Il est donc nécessaire que les citoyens dans leur ensemble puissent influencer avec davantage de transparence sur les politiques de ces corporations, institutions et appareils bureaucratiques.

Mais il n’est pas toujours facile de réunir les circonstances favorables pour accéder à ces demandes de plus de liberté et de démocratie dans les organisations basiques de production. Les entrepreneurs, par exemple, n’acceptent pas facilement les exigences de transparence dans la comptabilité de leurs entreprises, ainsi que des mécanismes plus démocratiques dans la représentation des minorités au sein des systèmes actionnaires.

Beaucoup rejettent également les doctrines qui insistent sur le contenu social des entreprises et sur leurs responsabilités politiques face à l’ensemble de la population, sans parler de la dimension éthiques de leurs activités de production ou de leurs services.

Mais nous pouvons affirmer qu’il n’y aura pas de grandes avancées démocratiques dans l’ensemble de la société tant qu’on n’assurera pas la démocratie au cœur même de la vie économique, que représentent les entités économiques clés telles que les entreprises anonymes, les coopératives, les entreprises individuelles, familiales ou paysannes… La démocratie n’est pas le résultat d’un élargissement des libertés publiques, conditions plus qu’indispensables pourtant, au développement des civilisations. La démocratie est fondée sur l’élargissement des pouvoirs des citoyens dans le but d’influer sur les décisions fondamentales de la nation.

Parmi ces décisions, citons en premier lieu le poids des investissements et des décisions sur de nouveaux investissements et sur l’utilisation des biens matériels et spirituels accumulés par l’humanité au cours des millénaires qui ont vu la civilisation évoluer. Les accords d’intégration régionale constituent la meilleure voie au développement de la coopération entre des économies qui ne sont pas toujours identiques.

Mais ne confondons pas l’intégration économique, sociale, culturelle et politique, comme celle que l’Europe réalise aujourd’hui, avec les traités de libre-échange chaotiques et instables, tels que les appliquent ou prétendent le faire, le TLCAN ou l’ALCA.

En outre, de tels traités se caractérisent par leurs concessions unilatérales, accordant toujours plus de facilités aux dirigeants des meilleurs marchés. Sont exclus aussi en marge de ces accords les difficultés de libre mouvement de main d’œuvre, qui serait pourtant apte à contribuer à atténuer un certain nombre de graves problèmes sociaux dans les pays en développement.

Traductions de l’espagnol pour El Correo de : Pierre Molines

Alai-Amlatina. Ecuador, 1° de décembre 2004

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