Accueil > Réflexions et travaux > Chronique d’un voyage à Cuba : Le renouveau entre en piste
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C’est comme toujours. Il est intact. Pour moi, c’est la sixième visite dans ce pays qui, comme il y a 52 ans, continue d’être – aujourd’hui plus que jamais peut-être – un énorme défi émotionnel et intellectuel.
J’étais ici dans les années 80, quand la présence de l’URSS asseyait une perspective de stabilité économique sans grands sursauts. J’y étais au début des années 90, avec déjà l’implosion soviétique comme menace terrible. J’y étais vers le milieu de cette décennie, au moment le plus dramatique et quand, au sens conventionnel et littéral, la moitié du monde qualifiait l’expérience cubaine de morte imminente. J’y étais il y a un peu plus de deux ans, déjà sans Fidel au commandement quotidien, et avec de grandes interrogations sur à quel point cette construction socialiste très particulière serait capable de récréer plusieurs de ses paradigmes. Et voilà que je suis maintenant, essayant pas plus que de scruter, de sentir, de rechercher et de nous rechercher, quant aux réponses qu’il y aura sur le fait que ces questions ont pris de l’ampleur.
On dit dans cette terre et on le dit de façon inédite à haute voix, dans toutes les sphères, que Cuba a besoin d’une nouvelle révolution dans la révolution. Et cela, peut être, c’est le premier point qui devrait rester clair. Tout ce qu’il a à changer devra être changé, a affirmé Fidel il y a quelques temps. Mais dans la direction du parti ni dans ses cadres secondaires ni – le plus décisif – dans l’immense grande majorité de la population, conformément aux analyses et aux commentaires qui peuvent être recueillis en termes significatifs quoiqu’on veuille, il y a pas la moindre intention que ces modifications supposent un changement radical de système. À part la bureaucratie qui milite pour l’ « ankylosement », il n’y a aucun désir massif que les choses continuent mollement, comme c’est le cas malgré les multiples appels, publics, depuis la conduite suprême. Mais on doit le réaffirmer : personne non plus, en commençant par ce qu’on entend dans ce thermomètre inégalable qu’est la rue, et en continuant par les vifs débats institutionnels de ces derniers mois, fait mention d’un autre mot qui ne soit pas le socialisme. Il faut comprendre par cette définition le maintien de tout cela qui a assuré aux Cubains de passer du fait d’ être le bordel des Etats-Unis à un modèle capable de leur garantir un niveau de vie digne, traversé de difficultés gigantesques qui n’ont jamais impliqué la faim, l’indigence, l’exclusion, l’abandon de l’État. Ils veulent consommer, la précarité les fatigue, ils sont fatigués des freins partout. Le multipartisme leur importe peu, c’est sûr, et l’apolitisme qui se note ne peut prétendre à des alternatives de régime. A l’intérieur du système tout, et en dehors du système rien, c’est la devise qui reste encore debout, avec la fait que déjà tant d’années ont passé et que le renouvellement chaque fois provoque plus les défis.
Quels sont ces changements primordiaux que la direction du premier degré pose comme indispensables ? Assez d’un État omniprésent à chaque moment et à chaque décision à prendre, excepté pour les traits macro du gouvernail stratégique de l’économie. Assez des terres improductives par l’œuvre de la paresse qui est en vigueur, dans l’attente d’ordres lointains qui tellement de fois n’arrivent pas de fois ou qui sont erronés et contradictoires. Assez d’une inefficacité faussement imputable au blocus commercial des États-Unis. Ce n’est pas ce cercle répugnant de l’Empire qui fait que plus de deux travailleurs réalisent le travail qui pourrait être fait par un. Ce n’est pas cette attitude criminelle qui explique qu’un feignant et un travailleur ont le même revenu. Ce peuple héroïque et ses leaders révolutionnaires ont édifié un schéma souverain sur trois axes admirablement protégés : la défense, la santé et l’éducation. Ces bastions incarnent une épopée, vues les conditions d’embuscade externe, historique, présente, sous lesquelles ils ont été édifiés. Cette île plus petite que plusieurs de nos provinces avait le destin d’Haïti, qui à sa manière continue d’attendre si l’inoculation du virus qui voltige à peine 90 milles se produit. Les Cubains ont résisté et ils résistent grâce à la chose la plus efficace de toutes, qui est l’idéologie. Mais arrive l’heure d’intégrer l’axe du développement productif. Ici on parle avec insistance du changement de la mentalité que cela requiert. C’ est unanime. Cependant, plusieurs se demandent si telle inversion peut provenir d’une génération cadres d’un âge avancé, et jusqu’à des intermèdes, déjà trop habitués à ce qu’ainsi ça fonctionne bien ; ou à ce que, en tout cas, c’est mieux de ne pas prendre de risques d’innovation.
Mardi dernier et dans la ville de Ciego de Avila, à plus de 400 kms de La Havane, le numéro deux de Raúl a tenu un discours d’autocritique dure lors de la commémoration des 58 ans de l’assaut au Moncada. Pour des oreilles étrangères cela semble surprenant, mais les Cubains nous remarquent que ce ton est devenu une habitude. José Ramón Machado Ventura a dit face à la foule, et à Raúl lui même, qu’il ne se supporte plus d’approuver des mesures pour voir comment elles dorment du sommeil des justes dans un tiroir. Et voilà qu’il a ajouté que des préjugés doivent être vaincus sur le secteur non étatique de l’économie. On peut conjecturer que, au moins en partie, il a fait allusion ce qu’il y a quelques mois, un journal argentin a légendé comme « capitalisme pme ». Un peu exagéré mais valable, cela définit ce qu’on voit. Trois cent dix mille Cubains travaillent déjà légalement à leur propre compte et plus de 200 000 permis de travailleurs privés ont été octroyés, selon des chiffres officiels récents. Les marchés de vente libre ont été aussi étendus aux matériaux de construction. Pullulent les vendeurs ambulants dans la rue qui offrent une sorte de « tout pour deux pesos », bien que plus diversifié. Et ces gens sont plus contents, à en juger par leurs témoignages. Est-ce cela la marche vers une économie mixte avec une forte direction et contrôle de l’État ? Fernando Martínez Heredia, l’un des plus lucides et reconnus sociologues de Cuba, le met en doute. Il pense qu’il s’agit simplement de ressources de subsistance, sans horizon d’accumulation de capital pour qu’on puisse parler de la formation d’une classe d’entrepreneurs. Mais il mentionne aussi l’existence de secteurs, plutôt étatiques que du parti, qui pourrait être réceptifs aux chants des sirènes des valeurs capitalistes les plus prononcées. Pour cette raison, il souligne avec force, que cette étape cubaine est, sous un certain aspect, plus dangereuse que celle de la « période spéciale » suite à la disparition soviétique. Ces années ont été terribles ; mais l’idée et la nécessité de résistance ont supporté la conviction populaire qu’il fallait se maintenir dans le socialisme, comme outil unique pour garantir les réussites de la révolution. Aujourd’hui, que ce soit dit, cette sécurité persiste dans les majorités mais l’utopie rénovatrice n’est pas si claire. Est-ce le fameux « changement de mentalité » la convocation unique ou plus re-énergisante qu’imposent les circonstances ? Ne faudrait-il pas penser, comment un exemple pas précisément secondaire, un plan ambitieux de reconstruction et construction de logements pour qu’il amortisse et à long terme corrige ce drame de tout Cuba ?
Il est très difficile de faire mouche avec une certitude totale sur l’avenir de ce pays incomparable. Cependant, au pifomètre, avec l’information et l’expérience qui nourrissent le sérieux intuitif, on dirait qu’encore une fois ils vont vaincre. Les Cubains sont plus plaintifs ; il y a déjà une génération grandie sous la marque de ceux qui lui parlent seulement des difficultés ; cette fatigue par la précarité blesse ; la bureaucratie fléchie. Mais même en cherchant de toutes ses forces on ne pourra pas encore trouver qu’ils ont perdu la joie. Et s’il y a une indifférence dans de vastes franges, il y a aussi un débat public tel qu’on ne l’a jamais vu. Et Raúl n’est pas Fidel, outre que personne ne peut être comme Fidel, mais par ici, ils disent que ce qui lui manque en art oratoire, il en déborde en création. Et peu à peu on voit un journalisme, qui reste ennuyeux mais qui est plus près de ce qui arrive aux gens. Et la délinquance urbaine un peu moins inexistante, et cela, ils l’apprécient. Et ils ont cette stature syntaxique en s’exprimant qui révèle la condition de communauté instruite, et ils le savent et savent à qui on le doit. Et la barbarie de ces cinq patriotes prisonniers aux États-Unis, pour avoir révélé les actions terroristes contre leur pays, leur renvoie le reflet de ne pas perdre de vue de qui est l’ennemi.
Va savoir comment va continuer ce cap cubain. Mais s’il y a un peuple qui mérite de continuer à être dans l’histoire parmi les grandes épopées, cela continue d’être celui-ci.
Página 12. Depuis La Havane, le 31 juillet 2011.
Traduit de l’espagnol pour El Correo par : Estelle et Carlos Debiasi
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El Correo. Paris, le 31 juillet 2011.