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10 janvier 2016

NEOBARBARIE OU NEOCIVILISATiON

Choc, pour la moitié de l’Argentine

par Sandra Russo *

 

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Le gouvernement de Macri parvient à nous donner la sensation d’être des ingénus aux positions anachroniques. Je me suis souvenue cette semaine, qui fut encore pire que la précédente et ainsi de suite jusqu’à ce qu’une anomalie prive de 12 heures de mandat l’ex-présidente (Macri débuta en faisant du « rentre-dedans »), d’un spot de campagne du FpV avant le second tour (celui que ressemblait beaucoup à un spot de l’opposition à Dilma Roussef), où l’on voyait Macri enlevant son masque.

Je me souviens aussi des discussions de café, où l’on était nombreux à s’offusquer, tels des vierges effarouchées, de son caractère agressif. La vérité, c’est que pendant que le spot de Scioli essayait de nous mettre en garde, Macri s’adressait en direct face aux caméras, parlant aux électeurs de Scioli de manière conciliante, leur disant qu’il comptait gouverner pour tous. Escroquerie !!!

A moins d’un mois du début de son mandat, nous avons des démonstrations quotidiennes d’un genre d’agressivité que nous n’avons jamais expérimenté, ni exercé, sauf pendant les périodes de dictature militaire. Les gouvernements de facto ont presque toujours été caractérisés davantage par leur nature que par leur pratique du pouvoir. Mais en ce qui concerne l’exercice du pouvoir, ils se sont définis par un pouvoir exécutif gouvernant avec la complicité du pouvoir judiciaire et avec le Parlement mis en sourdine.

Regardez donc ce que la loterie électorale nous a sorti : un Ceo-président dont l’objectif n’était pas de conserver ce qui a été bien fait par le précédent, et de changer ce qui ne va pas. Les mots de Macri sont irréfutablement vides. Ses actions démontrent une évidente inadéquation conceptuelle avec ce que l’on entend par le concept de Démocratie. A savoir, un gouvernement divisé en trois pouvoirs, régi par la loi dont les règles doivent être respectées afin qu’il en émane une légitimité.

L’avalanche de décrets, les milliers de fonctionnaires mis à la porte, la manière même dont s’est déroulé leur licenciement, le renvoi de personnes en CDI justifié par leur appartenance idéologique (des scènes où des fonctionnaires furent contraints d’ouvrir leur facebook personnel devant un supérieur, comme on a pu le voir au ministère de la justice, selon le rapport de la député Nilda Garré, dignes d’un cauchemar orwellien) ; le démantèlement accéléré et acharné des constructions institutionnelles et symboliques développées au cours des 12 dernières années de gouvernement démocratique, la libération des retentions dans un premier temps, de la valeur du dollar en second, plus les grands coup portés au pouvoir d’achat, le manque d’empathie pour cet « autre », le kirchneriste, médiatiquement caricaturé, laissant entendre que 49% de la population argentine appartient à une association de malfaiteurs. Dans son obsession du licenciement, la vice-présidente elle-même handicapée a licencié des fonctionnaires handicapés et elle n’a fait marche arrière que grâce au tollé que cela a déclenché dans l’opinion publique. Michetti qui se confessait avec Bergoglio, ne semblait pas vouloir le faire avec Francisco. Ce qui ne constitue pas une maladresse mais un symptôme.

« Retourne bosser, voleuse », me crie-t-on depuis un 4/4 pendant que j’avance sur le sentier de sable de la côte pour acheter mon pain. Cela fait un certain temps que je me fais insulter avec des propos de ce genre. J’ai appris à les relativiser, à les attribuer à des personnes ignorantes, totalement abruties par des médias aux propos primaires d’un répertoire de haine. Justement, ce que je désire par-dessus tout, moi à l’égal de milliers de mes compatriotes, est de pouvoir travailler. Comme c’est absurde qu’un type qui a voté pour ce gouvernement m’ordonne d’aller travailler, alors que c’est justement ce gouvernement qui m’a mise à la porte, qui ne permet de s’exprimer à travers les médias qu’à ceux qui le soutiennent ou à ceux qui exercent le journalisme comme s’ils faisaient de l’animation. Ils veulent nous réduire à voir la réalité à travers le prisme du journal Clarin, le groupe et ses groupes satellites vont se charger, comme ils l’ont fait à chaque fois que le peuple a souffert, a été trompé ou persécuté, de nier les évènements qu’ils estiment contraires à leurs intérêts. Ils ne vont pas nous informer du saccage, cela ne sera pas retransmis à la télé.

Tout d’un coup il devient nécessaire de leur plaire pour pouvoir transmettre de l’information. Depuis quand un programme de télé, dont la présence médiatique est réclamée par le public, doit être dans les petits papiers d’un fonctionnaire ou plaire à des intellectuels douteux pour pouvoir avoir une chance d’être à l’antenne ? Quelqu’un peut-il imaginer que Cristina apprécie les journalistes qui la traitaient de bipolaire, de voleuse, de criminelle, autiste, ou usurpatrice de titres universitaires ou de pouvoir ? La nature de la question est elle-même ridicule. Pensez -vous que Obama aime Fox ? Que Dilma aime O Globo. Cette question n’a pas de sens, car nous avons derrière nous 30 ans de démocratie, que nous avons gravi des échelons de civilisation, et nous savons que le pouvoir politique doit respecter la règle du jeu de la liberté d’expression, qui consiste justement à donner la parole à la critique.

Cambiemos a changé la donne, les dizaines de journalistes qui ont hurlé aux quatre vents que la loi sur les médias allait les museler, aujourd’hui ils ne crient, ni hurlent face au musellement concret qu’est entrain d’installer Macri. Analyser la télé d’aujourd’hui serait une tâche trop importante, mais il suffit de remarquer que les analystes les plus hétérodoxes ne sont pas au rendez vous pour débattre des mesures économiques qui ont mis le pays à nouveau dans une logique de dette impayable. En dehors de programmes qu’on peut compter sur les doigts de la main, la télé n’invite que des analystes libéraux qui invariablement insistent sur le fardeau hérité de l’ancien gouvernement. S’il y a bien quelqu’un qui a hérité d’un fardeau, ce fut bien Nestor Kirchner et il n’a pas procédé à des licenciements. 49% des argentins gardent cela en mémoire.

Macri d’entrée de jeu a décidé d’appliquer une politique multi-facette de choc, autoritaire, soulevée dans l’ordre des faits et symbolique, dont les premiers axes annoncent les suivants. Ces axes sont d’un côté la suppression de la liberté d’expression et le nettoyage médiatique des voix de l’opposition. Et même si Massa va faire le voyage à Davos à ses côtés comme membre de l’opposition, tout le monde sait bien qu’il ne constitue pas un véritable opposant. Ici, la seule vraie opposition est celle des 49%. Et qu’ils n’essayent pas de nous faire croire que le quota de l’opposition est assuré par des journalistes qui ont été liés ces dernière années à Massa ou Moyano. Ce quota est nécessaire afin que Lombardi puisse citer des exemples dans ces discours.

Un autre axe est évidement l’axe économique, le noyau central du projet qu’ils veulent développer et constitue une dérégulation violente des marchés. Lorsqu’en 1989, Menem a commencé son mandat avec la loi sur le Réforme de l’Etat, il se peut qu’il y ait eu des gens capables de croire que cela constituait une démarche moderne. Mais aujourd’hui, avec notre monde sens dessus dessous, les exemples ne manquent pas pour affirmer que les marchés vampirisent les peuples, que ces derniers parlent le français ou l’anglais, cette libération des marchés est bananière et décadente. Nous devrions à nouveau croire que les producteurs de soja vont se contenter d’un dollar à 14 pesos et qu’en réduisant l’Etat, la Nation va s’agrandir.

Nous sommes face à un dispositif de pouvoir d’un genre nouveau, dont la direction politique méprise la politique et par conséquent se trompe politiquement. Nous avons à faire à des gens sans pitié, brutaux, ignorants, uniquement formés à faire de l’argent. C’est la nouvelle barbarie globale que nous avons au pouvoir. Ils ne sont pas venus gouverner l’Argentine, mais la transformer en un nouveau territoire à sacrifier.

Cependant, nous sommes face à une population mieux informée de sa propre désinformation. Durant ces années, nous avons grandi intellectuellement et collectivement. Le processus de compréhension de la manière dont les grands médias ont vendu leurs audiences aux annonceurs fut complexe. Cela n’a pas été suffisant : Macri a gagné. Mais Macri est également la preuve que le peuple en tant que peuple doit se méfier de ce qu’il écoute, voit et lit dans les grands médias.

La néo-barbarie est aujourd’hui exprimée par les corporations. Au sein du peuple est restée la néo-civilisation qui elle est politique, organisée, pacifique, tenace et exigeante. Elle se doit en plus d’être astucieuse. Comme le disait le vieux Laclau, c’est l’heure des exigences ajoutées. Différentes identités politiques et différents malaises sociaux doivent converger vers le réglage renforcé d’une opposition à ce désastre. L’heure n’est pas à l’analyse des fioritures, il faut être capable de créer une instance de construction politique suffisamment ample afin de pouvoir affronter ce qui va arriver.

Le pouvoir réel et le pouvoir politique veulent un soulèvement populaire pour justifier une répression. Leur modèle ne peut se mettre en place sans répression. On a vu ses débuts à La Plata, nous avons vu l’infanterie charger contre des personnes parmi lesquelles on aurait pu trouver nos mères, nos frères, nos voisins. Nous avons vu le dos d’une femme ensanglanté par les tirs de balles en caoutchouc.

Cette semaine M. Fontana a posté une réflexion qu’il serait bon de creuser. Ils veulent nous pousser à la rébellion pour pouvoir nous agresser par la force. Notre arme à nous n’est pas la force, mais la culture. Même au sein de la résistance, il faut garder en tête que l’utopie de cette étape historique est la démocratie. Pendant que les barbares s’adonnent au pillage, la nouvelle civilisation est plus que jamais la politique, l’organisation, la paix et la culture. Et tout cela dans la rue, même s’ils cherchent à nous faire rentrer à la maison pour regarder la télé.

Sandra Russo pour Página 12

Página 12. Buenos Aires,le 9 janvier 2016.

Traduit de l’espagnol pour El Correo par : Maria Laura Stirnemann

El Correo de la diaspora. Paris, le 9 janvier 2016.

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