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Avec une merveilleuse candeur, un correspondant se demandait ces jours-ci quel était l’intérêt du Gouvernement à poursuivre les grands groupes d’affaires. Quelle que soit par ailleurs la véracité des magouilles dénoncées en matière d’exportations, d’importations, fuites de capitaux, falsifications de coûts ou évasions fiscales. Ce collègue déclarait que le Gouvernement peut bien pourchasser autant de compagnies qu’il veut mais, qu’en fin de compte et lorsqu’il ne restera plus personne à poursuivre, il sera bien obligé de gouverner. Une telle franchise mérite la gratitude. Gouverner n’est pas faire respecter les lois, mais éviter de causer du tort à ceux-là mêmes qui les violent au nom de leur productivité. Et de leur investissement publicitaire.
Quant à Procter & Gamble , qui commercialise ici, entre autres, des marques telles que Pampers, Pringles, Ariel, Bold, Cierto, Magistral, Head&Shoulders, Pantène, Gillette et Duracell, les Douanes argentines ont comparé leurs déclarations en dollars avec leurs importations réelles. Il en ressort qu’en de nombreuses occasions, les déclarations officielles de l’entreprise montrent des montants bien supérieurs à leurs importations concrètes. L’accusation de l’AFIP [1] porte sur 138 millions de dollars fraudés au fisc et en fuite de capitaux par cette multinationale, qui s’est vue refuser le CUIT [2] et son inscription au registre des entreprises d’import-export.
De ces déviances des grandes compagnies privées, leurs partenaires de la presse parlent bien peu, eux pour qui seule existe la corruption de l’Etat. Ils la dénoncent d’ailleurs avec une virulence qu’ils n’utilisent jamais contre la corruption des grandes entreprises, locales ou internationales, sauf dans les cas comptés où ils y sont obligés pour entreprendre une quelconque action commerciale.
Dans le cas de Procter & Gamble, le choc initial des informations a été rude compte tenu de la taille d’un tel empire. Une première réaction, qui en réalité fut plus perceptible dans le bourbier des forums que dans les commentaires journalistiques, fut le pauvre parallèle établi entre les contraintes que subit le libre marché et l’impunité des fonctionnaires et chefs d’entreprise amis du Gouvernement, comme si un aspect délictuel pouvait en justifier un autre du même genre. Mais l’effet de surprise était là, sans appel pour dissimuler les faits, ni sous couvert de persécution, chavisme, harcèlement, urgence de capter des devises, racler les fonds de tiroirs et autres caractérisations du même acabit. En outre, deux des principaux dirigeants de P&G durent se déplacer à Buenos Aires pour y rencontrer le responsable de l’AFIP : Ricardo Echegaray ; à l’issue de cette entrevue, le communiqué de la firme était un modèle de prudence où il était très facile de deviner la fuite « la queue entre les jambes ». Nous allons arranger les choses, proclamait ouvertement le méta-message d’après réunion. Quoiqu’il en soit, ce n’est certainement pas pour cette raison que la considération informative du sujet se réduisit comme une peau de chagrin jusqu’à disparition complète. Il y eut bien quelque autre chroniqueur esseulé pour se demander si personne dans l’opposition ne pensait élever la voix pour défendre les multinationales, mais rien de plus. Il suffit de parcourir rapidement le catalogue des produits commercialisés par P&G pour comprendre que le journalisme indépendant n’a aucun intérêt à se tirer dans le pied en indisposant ses annonceurs.
Et en parlant de notre profession, les lecteurs de cette rubrique –et de ce journal, bien sûr– ont bien du constater que nous n’avons pas l’habitude de faire du journalisme de journalistes. L’on croit que les préjugés accolés aux noms propres empêchent de se focaliser sur les idées. Celles-ci se laissent généralement dominer alors que ce sont les premiers qui jouent le rôle principal. Oui, nous émettons souvent des opinions hautement critiques quant à la fonction des médias en général, et plus encore depuis que cette étape politique a lancé, comme jamais auparavant, le débat concernant les intérêts médiatiques. Tout comme il nous semble irresponsable, ou stérile, de nous immiscer dans la vie et les prises de position des journalistes, pris en tant qu’individus, il serait absurde d’ignorer que les médias sont depuis très longtemps des acteurs politiques de toute première importance : en cela qu’ils écrivent la réalité beaucoup plus qu’ils ne la reflètent. Ce n’est qu’exceptionnellement, qu’il nous est arrivé de critiquer certains collègues, soit dans un moment d’ardeur de l’âme, soit parce que nous l’estimions indispensable ou pertinent. C’est pourquoi, celle-ci sera l’une de ces exceptions. Il s’agit de la bonne foi abrupte d’un autre collègue. Mercredi dernier, dans La Nación, Joaquín Morales Solá a écrit un article qui résume tout dès le titre « Un style qui fait des ravages dans le pays et dans son corps ». L’en-tête inclut une photo de Cristina, le visage contusionné, à l’époque où elle se faisait soigner de son hématome crânien, il y a un peu plus d’un an. La légende de la photo rajoute encore à ce que suggère la description à savoir une déchéance physique irréversible. Une dégradation qui, selon Morales Solá, est la conséquence de diverses maladies occasionnées par un stress permanent, où la décision de Cristina de « n’aimer personne » pèse de tout son poids. Et Morales Solá de continuer : « Personne n’a jamais cru que les Kirchner feraient de l’Argentine une Santa Cruz féodale, mais tel était bien le but du couple présidentiel. Néanmoins, il faut reconnaître que, dans de nombreux aspects de la vie publique argentine, le pays ressemble plus à Santa Cruz qu’à la nation pré-Kirchnériste. La séparation des pouvoirs est un principe oublié. Le Congrès fonctionne comme une annexe du Pouvoir Exécutif. Les entrepreneurs ont été muselés de gré ou de force. Une grande partie des organisations syndicales entérine des décisions inacceptables même pour leurs propres membres. Les seuls secteurs institutionnels ou industriels à réagir sont une partie des syndicats (...) et une branche de la Justice (...). Atteindre ces objectifs a nécessité un effort politique et personnel surhumains ». L’éditorialiste de La Nación remarque que c’est cet autoritarisme écrasant qui est à l’origine de sa mort à lui, et des maladies récurrentes de son épouse. Et d’ajouter, en aparté, « s’il est certain que d’autres présidents du monde voient s’accélérer leur horloge biologique sous le poids du stress (...), très peu en viennent à tomber malades ou voient leur vie abrégée ». Morales Solá prend l’exemple des cheveux blancs d’Obama pour appuyer la différence entre se tuer pour la politique ou accepter que la politique produise seulement des désordres physiques mineurs, moyenne en quoi, on peut dire que la démocratie rend beaucoup moins malade que le despotisme.
Sur l’exercice de la démocratie dans l’Empire, justement, Atilio Boron (dansPágina/12 de mardi dernier) a rédigé l’article le plus direct, en substance, qu’il ait été donné de lire à propos des récentes élections de mi-mandat. Ou de n’importe laquelle des élections là-bas. « Peu de choses sont plus insignifiantes qu’une élection aux Etats Unis, étant donné que son gouvernement réel et permanent –composé du complexe militaro-industriel-financier– est un pouvoir de fait qui n’élit personne, ne rend de comptes à personne et agit en fonction de ses intérêts sans se préoccuper le moins du monde de la réaction des –ou des conséquences sur– (les)citoyens. Le président est une simple figure de proue qui démontre (dans le cas d’Obama) les largesses d’une démocratie qui a rendu possible l’accession d’un afro-américain à la Maison Blanche, non comme jardinier mais comme président . C’est la raison pour laquelle les élections sont à peine plus que des faux semblants servant à détourner l’attention d’une partie de l’opinion publique (rappelons-nous que la moitié voire plus des votants possibles ne se donnent même pas la peine de s’inscrire sur les listes électorales), qu’elles se déroulent un jour ouvrable (pour décourager la participation des travailleurs) et desquelles tous savent qu’aucune décision importante ne découlera du résultat des urnes, hormis celles prises par les grands conglomérats corporatifs qui financent la carrière des politiques, et qui, de ce fait, en sont devenus les valets. ».
Dans cet univers de servitude, où invariablement le valet fait figure d’homme le plus puissant au monde, personne n’est atteint de sigmoïdite, de traumatisme sous dural, ni de diverticule des intestins. Leurs cheveux se mettent seulement à grisonner, comme dit Morales Solá, parce qu’ils ne bousculent jamais le véritable pouvoir. Ceux qui le font s’exposent à une mort prématurée, ou à se rendre malades d’autoritarisme incessant. La brèche qu’ils ouvrent en engageant le combat les achève.
Eduardo Aliverti pour Página 12.
Página 12. Buenos Aires, 10 novembre de 2014.
Traduction pour El Correo de l’Espagnol de : Florence Olier-Robine
El Correo. Paris, le 14 novembre 2014
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[1] « AFIP », Administration Fédérale des Recettes Publiques (Ministère de l’Economie) Note du traducteur
[2] « CUIT », Clé Unique d’Identification Fiscale. Note du traducteur