Accueil > Empire et Résistance > Ingérences, abus et pillages > A travers l’exemple du Batavia, les affres et le sursaut du genre humain
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S’il est une histoire étonnante, c’est bien celle du naufrage du Batavia, un trois-mâts de 1 200 tonnes qui faisait la fierté de la Compagnie Néerlandaise des Indes Orientales.
Dans la nuit du 3 juin 1629, il s’écrase sur les récifs de l’archipel des Houtman Abrolhos, dans l’actuelle Australie. Piégé et vaincu, le navire met neuf jours à couler. Entre-temps, les survivants se sont réfugiés sur les petites îles inhabitées. Le capitaine et le représentant de l’armateur embarquent sur une chaloupe pour Java à la recherche de secours. Les autres survivants, quelque 300 êtres humains, dont des femmes et des enfants, récupèrent ce qu’ils peuvent de l’épave du navire et se préparent à survivre.
Le naufrage du Batavia a provoqué à l’époque le même émoi que le naufrage du Titanic près de trois siècles plus tard. Mais pas à cause de l’accident, mais à cause de l’hécatombe parmi les survivants. J’ai découvert l’histoire du Batavia grâce à un livre de Simon Leys, « Les naufragés du Batavia », dont le sous-titre est troublant : « Anatomie d’un massacre ».
Les survivants du navire néerlandais « tombèrent sous la coupe de l’un d’entre eux, un psychopathe qui les soumit à un régime de terreur », Jeronimus Cornelisz, un apothicaire qui avait déjà eu des démêlés avec la justice en Europe. Leys ne raconte pas l’histoire d’un naufrage, mais celle de l’horrible expérience sociale qui s’est déroulée sur ces îlots isolés : « sans la présence d’un criminel superbement doué, il est clair que les atrocités aberrantes qui ont suivi le naufrage du Batavia n’auraient jamais eu lieu ».
Le naufrage, qui est finalement la rupture de toutes les règles qui organisaient la vie à bord, encourage la férocité sans scrupules mais bien organisée de l’apothicaire. Cornelisz et ses hommes de main, qui avaient déjà planifié une mutinerie avant le naufrage, entreprennent d’asseoir leur domination sur le reste des survivants : « Ses actes devenaient progressivement de plus en plus monstrueux, mais ils n’étaient nullement irrationnels : ils étaient inspirés par une logique implacable, celle du contrôle absolu qu’il devait exercer sur son petit royaume ». Et comme Cornelisz n’avait qu’une vingtaine de complices, pour compenser la disproportion, « il imagina une solution radicale : il fallait réduire le nombre de survivants. Et à partir de ce moment, il s’y applique avec toute son ingéniosité ». Il a également obligé tout le monde à participer au massacre des autres survivants, de manière apparemment arbitraire mais en réalité dans le but de consolider son pouvoir et d’estomper la distinction entre victimes et coupables. Tous des loups, tous des agneaux, ainsi en a décidé Cornelisz.
Les seuls à lui tenir tête furent un groupe de survivants qui parvinrent à s’enfuir vers une autre île voisine.Ils étaient dirigés par un soldat, Wiebbe Hayes, un homme travailleur et doté de qualité de leader, à tel point que beaucoup de ceux qui étaient restés sur l’îlot contrôlé par le groupe de l’apothicaire ont fini par risquer de nager jusqu’à l’île où Hayes et ses loyalistes avaient établi leur base.
Sans Cornelisz, écrit Leys, ses disciples n’auraient pas connu « les véritables profondeurs de leur propre nature ». Car « une société civilisée n’est pas nécessairement une société qui compte une proportion moindre d’individus pervers (...) mais une société qui leur offre simplement moins d’occasions de manifester et d’assouvir leurs penchants ». Lors du naufrage, toutes ces règles ont été enfreintes.Dès l’arrivée des autorités néerlandaises, l’ordre fut rétabli et les principaux responsables exécutés in situ.
Dans l’introduction de « Les Naufragés du Batavia », Leys explique qu’il a passé près de vingt ans à rassembler les documents pour écrire l’histoire du naufrage et du massacre qui s’en est suivi, mais que, pour une raison ou pour une autre, il ne l’a pas fait.Tous ceux d’entre nous qui écrivent connaissent ce genre de projets qu’ils remettent sans cesse à plus tard. Et toujours avec la crainte de se trouver avec le livre que nous aurions voulu écrire.
C’est ce qui est arrivé à Leys, qui est tombé sur l’ouvrage définitif de Mike Dash, Batavia’sGraveyard. Mais il n’a pas renoncé et a écrit ses quelques pages « pour susciter l’envie de faire lire le livre ». Le résultat est un ouvrage de moins de 90 pages sur la condition humaine, sur les monstres qui trouvent leur moment et appliquent leur intelligence pour accumuler du pouvoir aux dépens des plus faibles et des plus démunis, mais aussi par l’imposition d’une échelle de valeurs cruelle et sanguinaire.
Mais c’est aussi l’histoire de ceux qui, au moment même où toutes les règles sont brisées, les affrontent. Ils émergent plus vite que les autres du choc de la rupture de toutes les règles de la coexistence, même les plus élémentaires. Perdus dans l’épave du navire, ils sortent de l’eau pour reprendre leur souffle et continuer à brasser.
En ces temps sombres que nous vivons, je me souviens très souvent de l’impression profonde que m’a faite l’histoire des naufragés du Batavia. Je me souviens de l’après-midi où j’ai terminé la lecture du livre, dans un bar près de l’école où je travaille, quelques heures avant d’aller en classe. Je me suis dit que j’étudiais peut-être l’histoire parce que je cherchais dans le passé des exemples de personnes qui ont fait la différence alors que tout était contre elles, comme ce fut le cas de Wiebbe Hayes. C’est très, très important à notre époque, où il semblerait que l’égoïsme, la délation et la cruauté prennent le dessus sur une société qui a su et saura avoir des valeurs plus humaines. Simon Leys commence son livre par une citation d’Edmund Burke :
Federico Lorenz pour Página12
Página12. Buenos Aires, le 8 avril 2024.
Traduit de l’espagnol pour El Correo de la Diáspora par : Estelle et Carlos Debiasi
El Correo de la Diaspora. Paris, le 16 avril 2024.