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24 février 2023

Il y a neuf ans : « Empêcher une guerre civile destructrice ».

Un entretien de 2014 avec le politologue ukrainien Mikhail Pogrebinski

par Rafael Poch de Feliu*

 

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Il y a neuf ans, à Kiev, la violence a commencé avec des matraques et des fusils de chasse ; aujourd’hui, c’est une guerre ouverte avec des chars et des avions. Certains ont alors mis en garde contre les dangers de l’interventionnisme étranger et la perte de reconnaissance de la diversité régionale de l’Ukraine. L’un d’entre eux était le politologue Mikhail Pogrebinsky, aujourd’hui réduit au silence comme tant d’autres, qui a répondu à nos questions le 15 mars 2014.

Né à Kiev en 1946, le physicien Mikhail Pogrebinsky, directeur du Centre de recherche politique et de conflictologie de Kiev (KCEPIK), est l’un des politologues et analystes les plus respectés d’Ukraine. Dans cette interview, il abordait le diagnostic de la crise en Ukraine, certaines questions et pronostics sur la situation actuelle du pays, ainsi que les moyens possibles de sortir pacifiquement du pétrin.

Depuis le début de cette crise, notre journal a dit que Maïdan contenait trois éléments : 1) une révolte populaire, 2) une lutte entre oligarques et 3) un changement de régime parrainé par l’Occident. Lequel de ces trois éléments est, selon vous, le plus décisif ?

En effet, les événements en Ukraine (interview de mars 2014) ont plusieurs composantes. La première est la composante géopolitique : la confrontation entre les États-Unis, la Russie et l’Union européenne, avec la participation de la Chine, pour l’influence dans l’espace post-soviétique. La deuxième est la composante oligarchique : la lutte du grand capital contre l’extension des pouvoirs présidentiels de Viktor Yanukovych. Troisièmement, la composante régionale : l’émergence spontanée de la contestation sociale, notamment de la part de la population des régions économiquement faibles de l’ouest et du centre du pays. Quatrièmement, la tentative du spectre nationaliste ukrainien (les groupes d’extrême droite) de mener une « révolution nationale » qui, avec le soutien des régions occidentales et des États-Unis, imposerait son gouvernement, sa langue, ses héros et son interprétation de l’histoire au Sud et à l’Est de l’Ukraine dans un esprit fortement anti-russe.

Cinquièmement, la composante libérale : la tentative des couches moyennes de réduire le pouvoir du grand capital et de la grande bureaucratie avec les slogans de l’intégration européenne, de renverser le régime de la « démocratie dirigée » et de déclarer leur émancipation politique. Sixièmement, le renversement des régimes inconfortables pour l’Occident en exportant des « révolutions colorées » en utilisant les outils accumulés dans les expériences avec les pays du tiers monde et dans l’espace post-soviétique, en créant un « chaos dirigé » en canalisant les énergies révolutionnaires des libéraux et des radicaux politiques de la classe moyenne « petite bourgeoise » dans une protestation politique prolongée et soutenue..... Tous ces éléments sont importants et il n’est pas possible de définir un élément décisif, car à différentes étapes du processus, certains ont pris le pas sur d’autres.

Des pays comme la Pologne, qui n’avaient auparavant aucun droit de regard sur la politique européenne, sont désormais décisifs et jouent un rôle majeur. Comment expliquez-vous la belligérance et l’agressivité accrues de la politique européenne à l’égard de l’Ukraine et de la Russie ?

La Pologne représente l’élément le plus fort et le plus réussi de la « nouvelle Europe » orientée vers l’élite US et donc particulièrement intéressée à contenir la Russie. En outre, la classe politique polonaise, traditionnellement anti-Moscou, conserve la mémoire historique de l’influence particulière de son pays en Ukraine et sa crainte du réarmement de l’armée russe. En outre, l’activité particulière sur le front oriental à travers le programme « Partenariat oriental » permet à la Pologne d’augmenter son poids dans la politique européenne.

En ce qui concerne la position de l’UE, je rappelle qu’en novembre 2010, une réunion a eu lieu entre Mme Merkel et M. Poutine au cours de laquelle l’idée russe de créer une zone commerciale commune UE-Russie a été évoquée. Mme Merkel a réagi positivement, mais a posé une condition : l’union douanière de la Russie avec le Kazakhstan et le Belarus serait un obstacle à la création d’une telle zone commerciale. La différence est donc que, d’une part, la principale force de l’UE n’accepte un tel projet que s’il est réalisé au niveau des relations bilatérales entre l’UE et la Russie et certains pays post-soviétiques et, d’autre part, elle ne veut pas reconnaître à Moscou le droit de renforcer sa position en bloquant son intégration économique avec Astana, Minsk, etc. Quelque chose de similaire est pratiqué au niveau de l’intégration politico-militaire. Les experts ukrainiens ont remarqué que tous les membres de l’accord de sécurité collective (ODKB) coopèrent bilatéralement avec l’OTAN, mais que l’OTAN n’entretient pas de relations avec l’ODKB en tant qu’organisation...

Dans ces conditions, l’Ukraine est victime de la concurrence féroce entre deux projets d’organisation de l’espace post-soviétique dans ses relations avec l’Union Européenne. Ce faisant, tant l’UE que la Russie ont exigé qu’elle se décide pour l’un ou l’autre. En exigeant que l’Ukraine signe son « Partenariat oriental », Bruxelles s’est en même temps opposée à tout rapprochement entre l’Ukraine et l’Union douanière (avec la Russie). Moscou a cherché à attirer l’Ukraine dans l’Union douanière, puis dans l’Union eurasienne, en soulignant que Kiev ne pourrait pas le faire si elle signait l’accord d’association avec l’UE... Dans la position de l’Allemagne (soutien total aux États-Unis sur la question de la Crimée), la crainte de Merkel que l’annexion de la Crimée par la Russie ne déstabilise pour longtemps l’ensemble du projet européen, contrant les efforts de l’Allemagne pour s’affirmer comme centre dans les années à venir, semble avoir joué un rôle important.

Parmi les centaines de personnes tuées à Maidan, combien il y avait il de policiers ? J’ai onze noms. Les médias de Kiev n’en ont pas parlé depuis des semaines. Y en avait-il plus de onze ?

Dès le 21 février, le ministère ukrainien de l’Intérieur a reconnu la mort de 16 agents. Plus tard, il a été signalé que certains étaient morts dans les hôpitaux des suites de leurs blessures. Le nombre exact n’est pas connu et n’est pas discuté car pour le nouveau gouvernement, ces décès ne cadrent pas avec la mythologie des héros de la nouvelle Ukraine. Il faut dire que parmi les morts ajoutés aux manifestants tombés, il y a par exemple un informaticien du Parti des Régions (proche du président en fuite Yanukovich) nommé Vladimir Zakharov, qui a suffoqué dans un bâtiment incendié par la manifestation et qui, selon de nombreux témoignages, a été battu par les assaillants.

Quelle est votre évaluation sur la question du sniper ?

Je ne suis ni enquêteur ni expert judiciaire, mais pour répondre à cette question, il faut d’abord se demander quels intérêts ont été servis. Il est clair qu’en maximisant le nombre de victimes, le Maïdan a permis d’accroître la pression occidentale sur le gouvernement ukrainien, d’obtenir des concessions du président et de remodeler la composition du parlement. Immédiatement après les premières morts de la rue Grushevsky, l’Occident a imputé la violence exclusivement au gouvernement et a augmenté sa pression. Déjà à l’époque, de forts soupçons avaient été exprimés selon lesquels les trois morts étaient les victimes de provocateurs plutôt que de la police. Les snipers sont un moyen de maximiser les pertes humaines. Il y en avait beaucoup moins le 19 février que le 18, et les tireurs d’élite apparaissent le 20, précisément au moment où la troïka des ministres européens arrive. D’ailleurs, personne ne nie qu’ils ont tiré des deux côtés. Cette histoire doit être soigneusement examinée, mais il semble que ni le nouveau gouvernement ni l’Europe ne le souhaitent.

Est-il exagéré de parler d’une chasse aux sorcières et d’une vague de répression contre les « séparatistes » ou les « anti-Maïdan » dans des villes comme Kiev, Donetsk, Lougansk, Kharkov... ? Comment définiriez-vous la situation en Ukraine ?

Dans une large mesure, ce qui se passe actuellement dans le sud et l’est de l’Ukraine est une image miroir du Maidan. À Kiev, il est apparu clairement que si le gouvernement n’était pas à leur goût, ils pouvaient prendre d’assaut les bâtiments gouvernementaux. Alors, comme ils n’aiment pas le nouveau gouvernement, ils ont décidé de faire de même, d’autant plus que ce gouvernement ignore manifestement les intérêts de la moitié de la population du pays, comme on le voit dans les nominations des nouvelles autorités. Le nouveau gouvernement a commencé à utiliser toutes les mesures prévues par la loi et, contrairement à ce qui s’est passé avec le gouvernement précédent, personne en Europe ne le critique...... Mais ce n’est qu’un côté de la médaille. C’est une chose d’annoncer que dans quelques semaines les personnes qui prennent d’assaut les bureaux du gouvernement seront punies (cela s’est produit dans des villes du sud et de l’est, comme Odessa, Lugansk, Donetsk et Kharkov, entre autres), et c’en est une autre de poursuivre l’ancien gouverneur de Kharkov, Mikhail Dobkin, simplement pour s’être exprimé en public en faveur de la fédéralisation de l’Ukraine, c’est-à-dire le modèle en vigueur dans des pays comme l’Autriche, l’Allemagne, la Belgique et même l’Espagne.

Si dans les cas de Ioulia Timochenko (ancien Premier ministre emprisonné par Ianoukovitch) et de Iouri Loutsenko (ministre de l’Intérieur, également réprimé), il y avait une motivation politique évidente dans leur poursuite pénale, ici il est clair que nous sommes face à un processus politique, mais l’Europe reste silencieuse. L’Europe a exigé la décentralisation dans les Balkans - avec la Bosnie, le Kosovo et la Macédoine - mais en Ukraine, elle ne dit pas qu’il faut donner plus de droits aux régions, y compris le droit d’élire leurs gouverneurs. Je pense que la raison en est que cela renforcerait l’Ukraine russophone sur le plan institutionnel. Quand des poursuites pénales sont engagées contre quelqu’un qui défend un tel point de vue, c’est le signe évident d’une chasse aux sorcières. Je ne sais pas comment l’affaire va évoluer et si ce qui s’est passé est le résultat d’une erreur. Et on peut dire la même chose de l’annulation de la loi sur les langues (qui donnait au russe et aux autres langues minoritaires un statut régional co-officiel) le premier jour de travail du parlement recomposé à l’ombre des canons : c’est une erreur du nouveau gouvernement. Mais au-delà de l’« erreur », cette annulation était l’un des principaux postulats idéologiques des forces que le Maïdan a portées au pouvoir.

Que signifie le fait que le bureau du procureur général soit entre les mains de personnes (philo-nazis) du parti « Svoboda », ou que le chef du Conseil national de sécurité soit un personnage comme Andri Parubi ? Que pouvons-nous attendre d’eux ?

L’opposition est arrivée au pouvoir à la suite d’un coup d’État, que l’on peut également qualifier de « révolte du peuple », et non par le biais d’élections. C’est pourquoi elle s’est inévitablement heurtée au problème de devoir contrôler l’ensemble du système de pouvoir de l’État et neutraliser les restes d’influence de ses adversaires. Ce problème peut être résolu en contrôlant les ressources du pouvoir et des finances, c’est pourquoi des personnes loyales à la nouvelle direction et dont l’idéologie les empêche de faire des compromis avec les autorités précédentes ont été placées à la tête de ces tâches. Deuxièmement, la politique des cadres des nouvelles autorités s’est plutôt limitée aux demandes des personnes participant au Maidan à Kiev. Ce facteur perdra certainement de son importance à l’avenir, mais pour le moment, les nouvelles autorités s’orientent vers les demandes du Maïdan et utilisent leur "pool de cadres". Les nouvelles nominations doivent démontrer l’intention de faire le ménage dans l’ancien gouvernement et de lui demander des comptes. C’est précisément pour cette raison qu’un représentant des forces radicales a été placé à la tête du bureau du procureur général. Quant à l’ancien commandant du Maïdan et nouveau secrétaire du Conseil national de sécurité, Andri Parubi, sa nomination permet, entre autres, au gouvernement d’exercer un certain contrôle sur les groupes d’ « autodéfense », dont beaucoup de membres sont armés. Je ne crois pas que le chef du parquet et Parubi mèneront une politique distincte du gouvernement, mais la présence de ces personnes à ces postes indique que les nouvelles autorités ont l’intention de mener une politique dure.

Poutine a pris de gros risques avec l’opération en Crimée. Il est clair qu’il n’y a pas de retour possible. D’un autre côté, il a du terrain à couvrir ; est-il envisageable que l’armée russe pénètre dans l’est et le sud de l’Ukraine, comme le laisse entendre le vice-amiral Igor Kabanenko ?

Théoriquement, une intervention militaire russe dans les régions de l’est et du sud du pays n’est pas à exclure, mais cela ne pourrait se produire que dans certaines circonstances. Tout d’abord, si l’on tente de faire entrer des troupes ukrainiennes en Crimée pour en reprendre le contrôle. Je pense que la possibilité d’un tel scénario est minime, mais dans ce cas, la Russie pourrait opter pour une intervention dans les régions orientales pour soutenir ses troupes. .... Deuxièmement, si une résistance généralisée des citoyens aux nouvelles autorités de l’Est devait éclater dans l’Est, et si elles devaient essayer d’écraser cette résistance par la force. Dans ce cas, il n’est pas exclu que la Russie décide d’apporter son aide aux manifestants. Pour que cela se produise, il faudrait que les conditions soient réunies pour faire comprendre à la majorité de la communauté internationale que la vie des gens est en grave danger dans ces régions, ce qui semble peu probable pour l’instant.

Comment prévenir un conflit, voire une guerre civile, en Ukraine ?

Malheureusement, ce conflit existe déjà, même s’il se déroule pour l’instant sous le couvert d’une « guerre froide ». Il s’agit maintenant d’éviter qu’il ne dégénère en une guerre civile destructrice. Il existe encore des possibilités de solution pacifique à la crise, mais le gouvernement actuel réduit considérablement la marge de manœuvre. Il n’a proposé aucun plan pour une solution pacifique aux problèmes, se limitant à des promesses vides d’étendre l’autonomie de la Crimée. Dans le même temps, il a reconnu son manque de ressources pour résoudre la situation par la force. Il a donc opté pour une troisième voie : faire appel à des acteurs extérieurs pour se défendre, en transférant la responsabilité à ces pays ou du moins en la partageant avec eux... Le sort de la Crimée et la stabilité de l’Ukraine dépendent donc désormais d’un accord entre les États-Unis et la Russie sur la question ukrainienne. Cet accord est certainement très important.

En quoi doit-il consister ?

Tout d’abord, il convient d’établir des garanties pour le statut de neutralité de l’Ukraine et son maintien en tant que partenaire économique et commercial amical de la Russie. En outre, une garantie internationale devrait être fournie pour la fédéralisation de l’Ukraine, y compris le droit des régions à élire leurs gouverneurs. Pour leur part, la Russie et l’UE devraient s’engager à renoncer à traiter l’Ukraine selon le principe « c’est toi ou moi ». Il convient de souligner que même des experts américains de premier plan comme Henry Kissinger ou Zbigniew Brzezinsky, qui ont traditionnellement défendu des positions différentes sur les relations entre les États-Unis et la Russie, sont arrivés à la même conclusion concernant la solution de la crise ukrainienne et proposent la « finlandisation » de l’Ukraine. Dans ce cas, cela signifie persévérer dans l’orientation européenne du pays sans devenir hostile à la Russie. La garantie d’un statut neutre pour l’Ukraine tout en maintenant son intégrité territoriale serait un pas vers une solution pacifique de la crise internationale liée aux événements de Crimée. Le problème est qu’une crise interne ukrainienne est déjà à l’ordre du jour. La première étape pour la résoudre serait de ramener le processus politique de l’Ukraine dans son cadre légal.

Je ne pense pas qu’il y ait la moindre chance de revenir à l’accord signé entre Ianoukovitch et l’opposition avec la participation de l’Europe le 21 février, comme le propose la Russie, mais c’est là que réside l’algorithme général de résolution de la crise interne qu’il serait raisonnable de suivre. Il implique le désarmement des groupes que l’opposition a créés lors de la confrontation avec les autorités, la préparation de l’adoption d’une nouvelle constitution (je suis convaincu qu’elle devrait prévoir des droits étendus pour les régions afin de renforcer les droits culturels, religieux et linguistiques des citoyens ainsi que le statut de neutralité du pays), des élections présidentielles et la création d’un nouveau gouvernement. Ces élections seraient suivies d’élections législatives. Je suis convaincu que c’est le seul moyen d’éviter une confrontation qui menace de plonger l’Ukraine dans un schisme. Malheureusement, les parties ne montrent aucune volonté de s’engager sur la voie d’une solution pacifique. Certains veulent se venger, d’autres ne veulent pas perdre la face face à une telle vengeance et certains veulent simplement punir l’adversaire. Pour toutes ces raisons, la situation est des plus préoccupantes.

Rafael Poch de Feliu* pour son Blog personnel

Rafael Poch de Feliu, Catalunya, 19 février 2023.

* Rafael Poch de Feliu a été durant plus de vingt ans correspondant de « La Vanguardia » à Moscou à Pékin et à Paris. Avant il a étudié l’Histoire contemporaine à Barcelone et à Berlin-Ouest, il a été correspondant en Espagne du « Die Tageszeitung », rédacteur de l’agence allemande de presse « DPA » à Hambourg et correspondant itinérant en Europe de l’Est (1983 à 1987). Blog personnel. Auteur de : « La Gran Transición. Rusia 1985-2002 » ; « La quinta Alemania. Un modelo hacia el fracaso europeo » y de « Entender la Rusia de Putin. De la humiliación al restablecimiento ». Blogs : Diario de París ; Diario de Berlín (2008-2014) ; Diario de Pekín (2002-2008) ; Diario de Moscú (2000-2002) ; Cuaderno Mongol

Original en russe sur Analitik.org.

Traduit de l’espagnol pour El Correo de la Diáspora par : Estelle et Carlos Debiasi.

El Correo de la Diaspora. Paris, le 24 février 2023

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