Portada del sitio > Argentina > A Buenos-Aires, les « cartoneros » dérangent
Face visible de la crise, les « cartoneros » sont les nouveaux pauvres de l’Argentine. A Buenos-Aires, ces ramasseurs de cartons et d’autres matériaux recyclables sont de mieux en mieux organisés et ont tout intérêt à l’être : beaucoup aimeraient les voir disparaître.
La scène se répète inlassablement. D’abord, on entend le cliquetis d’un vieux caddie. Puis c’est une ombre furtive que l’on voit passer. Cette ombre s’arrête près d’un sac poubelle que quelqu’un a abandonné sur le trottoir moins de dix minutes auparavant. Après une brève inspection du sac, l’ombre et son caddie continuent leur chemin, sans rien emporter. C’est que dix minutes, dans le métier, c’est beaucoup. En tout cas, c’est plus qu’il n’en faut pour qu’un « collègue » soit déjà passé par là et ait vidé le sac du carton ou du verre qu’il contenait peut-être. La prochaine fois, il faudra être plus rapide... Les cartoneros - ou ramasseurs de résidus recyclables - sont la face visible de la crise qui a suivi la dévaluation du peso en janvier 2002. Ils seraient entre 30 000 et 40 000, rien qu’à Buenos-Aires, à travailler jour et nuit - et au noir - dans tous les quartiers de la ville. Une partie des cartoneros ont toujours existé, mais la brutalité de la crise argentine les a multipliés. Beaucoup de ceux que l’on voit aujourd’hui ramasser du carton sont des personnes de la classe moyenne, qui avaient encore un travail au début de l’an dernier. Avec les mois, beaucoup se sont organisés, et aujourd’hui une loi municipale les reconnaît. A condition que les cartoneros s’inscrivent auprès de la municipalité. « Un piège pour nous soutirer des impôts », tempête Alberto, un ramasseur de carton du nord de la ville. « Pas du tout », s’indigne Sandra Carlino, qui a collaboré avec le député péroniste Eduardo Valdez à la réalisation du projet de loi. « L’inscription au registre ne leur donne que des avantages : reconnaissance, formation, matériel, etc. »
BUISNESS MILLIONNAIRE
Néanmoins, il ne fait pas de doute que dans un pays où près de la moitié du travail s’effectue au noir, selon les chiffres officiels, toute possibilité de contrôle du marché du travail est la bienvenue pour les entités publiques. Mais au-delà de la question d’une éventuelle taxe, force est de constater que le négoce dans lequel se sont invités les cartoneros est un business qui vaut des millions de dollars. Dans la capitale argentine, quatre entreprises privées et une entreprise publique se partagent un gâteau de 5000 tonnes de déchets par jour, ramassés et transportés dans de grandes décharges de la périphérie, tristement célèbres pour la pollution qu’elles produisent. Ces entreprises facturent à la tonne de déchets qu’elles ramassent. Tout ce que récoltent les cartoneros est donc de l’argent potentiel qui leur échappe. Ainsi, si 30 000 ramasseurs de carton récoltent ne serait-ce que 35 kilos chacun par jour, cela représente déjà plus de 1000 tonnes, soit 20% du butin des entreprises. Un manque à gagner qui dépasse le million de dollars mensuel. D’où la grogne des entreprises de ramassage, qui ont demandé à la municipalité d’intervenir. A ces « pertes » s’ajoute une réduction générale de la consommation, à cause de la crise, qui fait que les Portègnes (les habitants de Buenos-Aires) ont par exemple généré 30% de déchets en moins l’an dernier, par rapport à 2000.
CANDIDAT ANTICARTONEROS
Parmi les ennemis jurés des cartoneros : Mauricio Macri. Ce riche entrepreneur, lié à une des entreprises de ramassage d’ordures, président du club de foot Boca Junior et ami personnel de l’ex président Carlos Menem, les avait traités l’an dernier de « voleurs ». Parce qu’ils s’approprient un bien qui ne leur reviendrait pas. Entre-temps, celui qui est candidat - avec de bonnes chances - au poste de maire de Buenos-Aires (les Portègnes doivent se prononcer le 24 août) a adouci son discours. En cas de victoire, il dit vouloir engager tous les cartoneros dans des usines de recyclage. Ce qui fait rire jaune les « récupérateurs de résidus recyclables », comme les appelle la Buenos-Aires politiquement correcte. Car il n’y aurait de toute façon pas de place pour tout le monde. Ce que veut Macri, chuchote-t-on, c’est libérer les rues de ces ombres furtives qui fouillent dans les poubelles et rappellent à trop de personnes que la « fête des années 1990 » est bel et bien terminée.
UTILITÉ PUBLIQUE
« De plus en plus de personnes nous considèrent d’utilité publique », tempère Cristina, qui dirige un groupe de cartoneros organisé depuis un an en coopérative dans le quartier chic de Palermo. Concrètement, sa coopérative fait du porte à porte et propose aux personnes qu’elle visite de séparer elles-mêmes leurs déchets - verre, carton, plastique - et de convenir avec le cartonero d’un jour de ramassage. La coopérative se charge ensuite de vendre les déchets à des entreprises de recyclage, payant par ce biais de quoi vivre aux personnes qu’elle emploie. « Avec ce système, on ne travaille pas de nuit et on évite de devoir fouiller dans les poubelles », explique Cristina. Sans compter que c’est une manière de promouvoir le ramassage différencié, pratiquement inexistant à Buenos-Aires (lire ci-contre). « Nous n’avons besoin que de chariots et d’un entrepôt - dans l’une des nombreuses maisons inhabitées que compte le quartier, par exemple - qui nous permettent d’amasser ce que nous ramassons, pour pouvoir ensuite revendre à la tonne », raconte Cristina. C’est la seule façon d’éviter les intermédiaires, souvent liés à la mafia.
Les « cartoneros », eux, recyclent les déchets A Buenos-Aires, 70% des déchets recyclables sont ramassés par les cartoneros, selon une étude réalisée l’an dernier. « En fait, s’il n’y avait pas les cartoneros, estime Sandra Carlino, assistante d’un député auteur d’une loi en faveur des ramasseurs de carton, tous les déchets recyclables finiraient dans les décharges ». Car il ne faut pas compter sur les entreprises de ramassage d’ordures pour faire du tri, même si cette tâche figure dans leur cahier des charges. Avec une rétribution à la tonne d’ordures ramassées, les entreprises ne semblent pas vouloir perdre du temps à séparer les déchets potentiellement recyclables des autres. Dans une attitude ambiguë, entre résignation devant une réalité qui la dépasse et volonté d’institutionnaliser les cartoneros, la municipalité de Buenos-Aires diffuse actuellement un spot télévisé concernant les ramasseurs de carton. Ce spot invite les Portègnes à « faciliter le travail des cartoneros en séparant les déchets en plusieurs sacs ». En attendant des jours meilleurs, qui verraient les ramasseurs de carton rejoindre un circuit professionnel formel, elle tente de mettre un peu d’ordre dans le chaos du ramassage d’ordures. Tout en évitant la multiplication des sacs de poubelles éventrés sur les trottoirs de la capitale.
Samuel Schellenberg, est de retour de Buenos Aires, 7 août 2003