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Historiquement, les gauches étaient divisées à partir des modèles de socialisme et des voies pour les réaliser. Pour ne pas être le socialisme, pour le moment, dans l’agenda politique – même en Amérique latine, la discussion sur le « socialisme du XXIe siècle » s’essouffle–, les gauches semblent être divisées à partir des modèles du capitalisme. À première vue, cette division a peu de sens donc, d’un côté, il y a actuellement un modèle global du capitalisme, de loin hégémonique, dominé par la logique du capital financier, basé sur la recherche du profit maximum en moins de temps possible, quels qu’en soient les coûts sociaux ou le degré de destruction de la nature. D’un autre côté, le débat autour des modèles du capitalisme devrait être davantage une dispute au sein de la droite qu’entre les gauches. Mais il n’en est pas ainsi. Malgré sa globalité, le modèle du capitalisme maintenant dominant affiche des caractéristiques distinctes dans différents pays et régions et les gauches ont un intérêt vital d’en débattre entre elles, pas seulement parce que sont en cause les conditions de vie, ici et maintenant, des classes populaires, qui sont le support politique des gauches, mais aussi parce que la lutte pour des horizons post capitalistes – auxquels quelques gauches n’ont pas encore renoncé – dépend beaucoup du capitalisme réel dont on part.
Comme le capitalisme est mondial, l’analyse des différents contextes doit prendre en compte que, malgré leurs différences, ils sont partie du même texte. Cela étant dit, la disjonction actuelle entre les gauches européennes et les gauches des autres continents, surtout les gauches latino-américaines, est perturbante. Tandis que les gauches européennes semblent être d’accord sur le fait que la croissance est la solution aux malheurs de l’Europe, les gauches latino-américaines sont profondément divisées à propos de la croissance et du modèle de développement sur lequel elle s’établit. Voyons le contraste. Les gauches européennes semblent avoir découvert que le pari pour la croissance économique est ce qui les distingue de la droite, qui parie sur la consolidation budgétaire et l’austérité. La croissance signifie l’emploi et celui-ci l’amélioration des conditions de vie de la majeure partie des gens. Cependant, ne pas le problématiser implique l’idée selon laquelle toute croissance est bonne. Et c’est une pensée suicidaire pour les gauches. D’un côté, la droite l’accepte facilement (comme elle l’a déjà accepté, parce qu’elle est sûre que ce sera la croissance qu’elle propose celle qui prévaudra). De l’autre, cela signifie un recul historique grave par rapport aux avancées des combats écologiques de ces dernières décennies, dans lesquels plusieurs gauches ont eu un rôle déterminant. C’est-à-dire, on omet que le modèle de croissance dominant est insoutenable. En pleine période préparatoire de la Conférence de l’ONU Río+20 on ne parle pas de durabilité, le concept d’économie verte n’est pas mis en question, même si au-delà de la couleur des dollars, il est difficile d’imaginer un capitalisme vert.
En revanche, en Amérique Latine les gauches sont polarisées comme jamais à propos du modèle de croissance et de développement. La voracité de la Chine, la consommation digitale assoiffée de métaux rares et la spéculation financière sur la terre, les matières premières et les biens alimentaires provoquent une course sans précédent aux ressources naturelles : l’exploration et l’exploitation méga-minière à ciel ouvert, l’exploration pétrolifère et l’expansion de la frontière agricole par l’agrobusiness. La croissance économique qui favorise cette course se heurte avec l’augmentation exponentielle de la dette socio-environnementale : l’appropriation et la pollution de l’eau, l’expulsion de plusieurs milliers de paysans pauvres et de peuples autochtones de leurs terres ancestrales, la déforestation, la destruction de la biodiversité, la ruine des modes de vie et des économies qui ont jusqu’à présent garanti la durabilité. Face à cette contradiction, une partie des gauches – qui font partie de la coalition gouvernante dans plusieurs pays – appuient l’opportunité extractiviste, puisque les revenus qu’elle génère sont canalisés pour réduire la pauvreté et construire des infrastructures. Une autre partie – qui d’une manière plus ou moins radicale s’oppose aux coalitions gouvernantes – voit le nouvel extractivisme comme la phase la plus récente de la condamnation coloniale de l’Amérique Latine à être exportatrice de sa nature pour les centres impériaux qui pillent des richesses immenses et détruisent les modes de vie et les cultures des peuples. La confrontation est si intense qu’elle met en question la stabilité politique de pays comme la Bolivie ou l’Équateur.
Le contraste entre les gauches européennes et latino-américaines réside en ce que seules les premières ont inconditionnellement souscrit le « pacte colonial », selon lequel les avancées du capitalisme se valent en soi, bien qu’elles aient été (et continuent d’être) obtenues aux coûts de l’oppression coloniale des peuples non européens. Rien de nouveau sur le front occidental tant qu’est possible l’exportation de la misère humaine et la destruction de la nature.
Pour dépasser ce contraste et commencer la construction d’alliances transcontinentales deux conditions sont nécessaires. Les gauches européennes devraient mettre en question le consensus de la croissance, qui est ou faux, ou qui signifie une complicité répugnante avec une injustice historique trop longue. Elles devraient discuter du sujet de la non -durabilité, mettre en question le mythe de la croissance infinie et l’idée de la disponibilité inépuisable de la nature sur laquelle celle-ci s’établit, assumer que les coûts croissants socio-environnementaux du capitalisme ne peuvent pas être dépassés avec des économies vertes imaginaires, défendre que la prospérité et le bonheur de la société dépendent moins de la croissance que de la justice sociale et de la rationalité environnementale, avoir le courage d’affirmer que la lutte pour la réduction de la pauvreté est une pantalonnade pour cacher la lutte que l’on ne veut pas livrer contre la concentration de la richesse.
À leur tour, les gauches latino-américaines devraient débattre les antinomies entre le court et le long terme, avoir l’esprit que l’avenir des rentes différentielles générées actuellement par l’exploitation des ressources naturelles sont dans les mains de certaines entreprises multinationales et que, à la fin de ce cycle extractiviste, les pays peuvent être plus pauvres et dépendants que jamais, reconnaître que le nationalisme extractiviste garantit à l’État des revenus qui peuvent avoir une importante utilité sociale si, en partie au moins, ils sont utilisés pour financer une politique de transition, qui doit commencer dès maintenant, depuis l’extractivisme prédateur vers une économie plurielle dans la quelle ces activités extractives seront seulement utiles à condition qu’elles soient indispensables.
Les conditions pour développer des politiques de convergence globale sont exigeantes, mais viables, et visent des options qui ne doivent pas être écartées au prétexte d’être les politiques de l’impossible. La question ce n’est pas d’avoir à opter entre la politique du possible et la politique de l’impossible. C’est de savoir être toujours à gauche du possible.
* Docteur dans la Sociologie du Droit. Le texte correspond à « la Sixième lettre aux gauches » de l’auteur.
Página12. Buenos Aires, le 4 juin 2012.
Traduit de l’espagnol pour El Correo par : Estelle et Carlos Debiasi
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