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7 mars 2011

Ron Paul et l’anarchisme de droite.

par Jorge Majfud *

 

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Choqué par la misère qu’il avait rencontrée dans les classes pauvres de la puissante France, Thomas Jefferson écrivit à Madison que cette misère était le résultat de la « unequal division of property » (« partage inégal de la propriété »). La richesse de la France, pensait Jefferson, était concentrée dans trop peu de mains, ce qui avait pour conséquence le chômage et la mendicité généralisés. Il reconnaissait également que « la répartition égale de la propriété est impraticable », mais les grandes différences engendrent la misère. Si l’on voulait préserver le projet utopique de la liberté en Amérique, pas uniquement pour la justice, il était urgent de garantir par la loi le partage des propriétés obtenues par héritage afin d’assurer une répartition équitable entre les descendants (Baylin 2003, 57). C’est pour cela que, en 1776, Jefferson procéda, dans son État, à l’abolition des lois qui favorisaient certains héritiers et il disposa que toute personne adulte qui ne possèderait pas 50 acres (20 hectares) de terre, les recevrait de l’État, étant donné que « la terre appartient aux vivants et non aux morts » (58).

En certaine occasion, Jefferson affirma que s’il devait choisir entre un gouvernement sans journaux et des journaux sans gouvernement, il prendrait cette dernière option. Comme la plupart des autres pères fondateurs, il se distingua par d’autres idées libertaires, par son anarchisme modéré et par une collection de contradictions diverses.
Aujourd’hui, peut-être Ron Paul est-il une espèce de réincarnation postmoderne de ce président et philosophe illustré. C’est peut-être pour cette même raison qu’il a été supplanté par Sarah Palin dans la définition du bon conservateur. Médecin, représentant du Texas et un des leaders historiques du mouvement libertaire, Paul est en outre, probablement, le véritable fondateur de l’inexistant Parti du Thé (Tea Party). Si quelque chose a distingué les républicains néo-conservateurs des démocrates libéraux au cours des dernières décennies c’est son puissant interventionnisme international aux relents messianiques ou ses tendances à légiférer contre le mariage homosexuel. Au contraire, s’il y a quelque chose qui a caractérisé la forte attitude critique et la pratique législative de Ron Paul c’est bien sa proposition d’éliminer la banque centrale des États-Unis, son opposition à l’intrusion de l’État dans la définition de ce qu’est ou doit être le mariage et son opposition à toute espèce d’ingérence dans les affaires d’autres pays.

Le débat du Parti Républicain en décembre 2007 en est une parfaite illustration. Tandis que tous les autres candidats s’employèrent à répéter des phrases toutes faites qui soulevèrent les applaudissements et l’enthousiasme du public hispanique de Miami, Ron Paul ne manqua pas l’occasion de répéter ses embarrassantes convictions.

À la question de María Elena Salinas sur l’attitude à adopter avec le président du Vénézuela, Ron Paul répondit simplement en faveur du dialogue avec Chavez et avec Cuba. Évidemment les huées se firent entendre dans toute la salle. Sans attendre le retour au calme, il contre-attaqua : « Mais laissez-moi vous dire pourquoi, pourquoi nous avons des problèmes en Amérique centrale et en Amérique du sud : parce que nous sommes mêlés à leurs questions internes depuis très longtemps, nous nous sommes immiscés dans leurs affaires. C’est nous qui avons créé tous les Chavez du monde, nous avons créé tous les Castro en intervenant et en créant le chaos dans leurs pays et eux ont répondu en choisissant leurs dirigeants… »

Les huées cessèrent devant les arguments du Texan. On l’interrogea alors sur la guerre en Irak : « Nous n’avions aucune raison de nous engager là-bas, nous n’avions pas déclaré la guerre […] Mon point de vue est différent parce que je respecte la Constitution et je tiens compte de ce que les pères fondateurs nous disent : restez à l’écart des affaires internes des autres nations. »

En politique intérieure, le mouvement Libertaire partage plusieurs positions avec les néo-conservateurs. Par exemple l’idée que les inégalités sont la conséquence de la liberté entre des individus ayant des compétences et des intérêts différents. C’est ainsi que l’idée de « répartition des richesses » est considérée par les partisans de Ron Paul comme un acte arbitraire, une injustice sociale. Pour d’autres néocons, c’est simplement le résultat de l’endoctrinement des socialistes comme Obama. Et de mentionner alors tous les livres de Karl Marx qu’Obama a étudiés, apparemment avec beaucoup d’intérêt, à la Columbia University et de rappeler toutes les réunions des « Socialist Scholars Conference » auxquelles il a assisté (Radical-in-Chief : Barack Obama and the Untold Story of American Socialism, Stanley Kurtz). Néanmoins, aux yeux des libertaires, tout cela relève des droits de tout citoyen, comme fumer de la marihuana, du moment qu’il ne cherche pas à l’imposer à autrui. Ce qui pour un président serait pour le moins difficile.

La vache sacrée des néo-conservateurs étatsuniens c’est la liberté (puisque, pour eux, le libéralisme est un mauvais mot) comme s’il s’agissait d’un aspect indépendant de la réalité. Pour atteindre cette liberté, il suffit d’éliminer ou de réduire tout ce qui a à voir avec l’État ou le Gouvernement. À l’exception de l’armée. D’où la posture de certains en faveur de la détention d’armes par les individus : pour les utiliser contre le pouvoir intrusif d’un gouvernement, d’ici ou d’ailleurs.

Les extrémistes de la liberté absolue ne considèrent pas nécessaire, pour être libres, une certaine part de pouvoir ou, en tout cas, ils en minimisent l’importance. Pour Jefferson et pour Che Guevara, l’argent n’était guère qu’un mal nécessaire, produit de la corruption et outil du vol. Mais, aujourd’hui, le pouvoir (les Grecs de Périclès le savaient déjà) réside dans l’argent. Dès lors, il suffit d’avoir plus d’argent pour être, sur le plan social (et non existentiel) plus libre que le travailleur qui ne peut disposer du même niveau de liberté pour donner une éducation à ses enfants ou pour avoir des loisirs qui stimulent son développement humain et sa créativité intellectuelle.

À l’autre extrême, dans une grande partie de l’Amérique latine, la vache sacrée, aujourd’hui, c’est « la répartition des richesses », grâce à l’État. Souvent on ne prend pas en compte qu’il puisse y avoir une mauvaise répartition de la production ou on n’y accorde que peu d’intérêt. Dans ce domaine, les paramètres culturels sont essentiels : il y a des individus et des groupes qui créent et travaillent pour les autres lesquels ensuite se plaignent de l’injustice parce qu’elles n’obtiennent pas les bénéfices qu’elles mériteraient si la justice sociale existait. C’est comme si un menteur se cachait derrière une vérité pour préserver et pérenniser ses vices. Pour cette position, le mérite est seulement le résultat d’un système oppressif qui ne permet même pas aux paresseux de sortir de leur paresse. Voilà comment la paresse et le vol sont expliqués par la structure économique et la culture de l’oppression qui maintiennent des groupes entiers dans l’ignorance. Ce qui n’est pas si faux jusqu’à un certain point mais qui ne suffit pas à démontrer l’inexistence d’éternels cossards et d’autres faiblement doués pour le travail physique ou intellectuel. Quoi qu’il en soit, il ne devrait pas y avoir de répartition des richesses si, d’abord, il n’y a pas de répartition de la production. Ce qui, en partie, serait également répartition de l’envie d’étudier, de travailler et de prendre des responsabilités. Aujourd’hui, les États sont des maux nécessaires pour protéger l’éga-liberté. Mais, en même temps, ils sont le principal instrument, comme le pensaient les révolutionnaires étatsuniens, pour préserver les privilèges des plus puissants et nourrir le vice moral des plus faibles.

Jorge Majfud, Février 2011
Jacksonville University

Traduction de l’espagnol pour El Correo de : Antonio Lopez.

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El Correo. Paris, le 7 mars 2011.

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