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Dans un dyptique sublime, composé de deux des plus célèbres
toiles de la peinture romantique espagnole - le Dos de Mayo
1808 et le Tres de Mayo 1808 -, Goya rend un puissant
hommage à la révolte patriotique des Madrilènes, et à l’amour universel de la liberté. Tragiques, immenses et
ténébreux, ces tableaux illustrent aussi le début de la
longue et cruelle guerre d’indépendance des Espagnols contre les forces d’occupation de Napoléon.
C’était donc il y a deux siècles exactement. Et, par
ricochet, cette guerre d’indépendance (1808-1812) allait
favoriser le déclenchement des luttes de libération en
Amérique Latine. Car, en occupant l’Espagne, en renversant
le roi Charles IV, en confinant la famille royale à Bayonne, et en plaçant sur le trône son frère José, Napoléon isole ce pays de ses colonies américaines que Madrid administre depuis trois siècles.
Or cette rupture des liens administratifs va encourager,
dans une Amérique espagnole désormais livrée à elle-même, la formation de juntes patriotiques qui refusent de reconnaître les nouvelles autorités d’occupation à Madrid. Ce faisant, elles imitent, dans un premier temps, ce qui s’est généralisé dans l’ensemble des provinces espagnoles où fleurissent des juntes qui, avec l’aide intéressée des
Anglais (Wellington lui-même combat en Espagne), organisent
la dévastatrice guerre de guérillas contre les troupes
napoléoniennes.
En Amérique, ces juntes, qui assument la charge de gouverner des territoires immensément riches et parfois vastes comme dix fois la métropole, vont bientôt s’interroger sur leur dépendance coloniale à l’égard de l’Espagne. D’autant que, depuis la seconde moitié du XVIIIe siècle, les esprits s’agitent dans un monde bouleversé par le progrès des techniques, les idées des Lumières, l’expansion de la franc-maçonnerie et le démarrage de la révolution industrielle. Des esprits fascinés aussi par l’exemple des colonies britanniques d’Amérique du Nord qui ont proclamé leur indépendance dès 1776, et ont défait, sous la conduite de George Washington, la puissante Angleterre pour fonder la première démocratie moderne, sans couronne, ni trône, ni roi.
Comme la France de Louis XVI, qui y avait dépêché La Fayette et Rochambeau, pour aider les insurgés américains, l’Espagne de Charles III envoie, en soutien des forces de Washington, une expédition militaire commandée par Bernardo de Gálvez dont l’un des principaux officiers n’est autre que le Vénézuélien Francisco de Miranda.
La vie de Miranda, surnommé le « Précurseur », est l’une des
plus passionnantes de son temps. Sa fabuleuse destinée le
conduira à participer aux trois plus grands événements
politiques de l’époque : la guerre d’indépendance des
Etats-Unis, la Révolution française, et les guerres
d’indépendance de l’Amérique latine.
Après avoir personnellement connu George Washington et
s’être imprégné de la philosophie éclairée des Pères de
l’indépendance nord-américaine, Miranda, profondément
attaché à l’idéal républicain, arrive à Paris en mai 1789, à
la veille de la Révolution dans laquelle il se jette à corps
perdu. Aux côtés de Dumouriez et de Kellermann, il contribue
comme officier, et de manière décisive, à la victoire de
Valmy (1792). Napoléon le nomme maréchal de France.
Fort de ces exceptionnelles expériences, Miranda pense alors
à libérer l’Amérique du Sud. Déjà, grâce au génie de
Toussaint Louverture et de Jean-Jacques Dessalines, Haïti a
conquis son indépendance en 1804. Dès 1806, Miranda tente de
débarquer au Venezuela pour amorcer sa libération. Il
échoue. Mais la semence de la liberté est plantée. Et quand
l’Espagne se retrouvera occupée par Napoléon et coupée de
ses colonies, les juntes qui se constituent en Amérique du
Sud, en principe par loyauté à Madrid, vont être parfois
composées de chauds partisans de l’indépendance.
Au Venezuela, Simon Bolivar est précisément l’un d’eux. Dès
1805, sur le Monte Sacro de Rome, ce patriote avait
solennellement juré de lutter pour l’émancipation
sud-américaine. Jeune officier, il a lui aussi vécu dans le
Paris révolutionnaire, et même assisté, en la cathédrale
Notre-Dame, au couronnement de Napoléon 1er. Revenu en
Amérique, il fait partie de la junte de Caracas qui, dès
1810, est la première des colonies espagnoles à réclamer
l’indépendance.
Cette année est d’ailleurs celle de l’insurrection générale.
Au Mexique, le curé Hidalgo, sur le parvis de son église de
Dolorès, lance le cri - « Vive l’indépendance ! » - qui va
soulever toute l’Amérique espagnole. Plus rien ne freine le
mouvement libérateur lancé par Bolivar. Des juntes
révolutionnaires se constituent à Buenos Aires et à Lima,
tandis que des soulèvements populaires se multiplient en
Equateur, au Chili, au Paraguay, et en Uruguay.
Nourris de l’esprit de 1789, des géants de la liberté comme
José de San Martin en Argentine, Bernardo O’Higgins au
Chili, et José Artigas en Uruguay achèvent au sud ce que
Simon Bolivar et Antonio José de Sucre ont commencé au nord.
En 1830, toutes les colonies espagnoles, à l’exception de
Cuba et Porto-Rico, sont libérées.
Libérées de l’Espagne, mais pas des oligarchies créoles
locales qui vont très vite, par crainte de leurs populations
métissées d’indigènes et de Noirs, brader les richesses de
leurs pays aux puissances du moment : la Grande-Bretagne au
XIXe siècle, les Etats-Unis au XXe. Une seconde libération
sera donc nécessaire qu’entreprennent, dès 1910, au Mexique,
Pancho Villa et Emiliano Zapata à la tête de la révolution
des pauvres. Et que vont poursuivre, entre autres, au
Nicaragua, Augusto Cesar Sandino, le « général des hommes
libres », et Luiz Carlos Prestes, le « chevalier de
l’espérance », au Brésil.
Viendront ensuite, dans cette même lignée politique :
M. Fidel Castro à Cuba, Che Guevara en Bolivie, Omar
Torrijos au Panama, le général Velasco Alvarado au Pérou,
le prêtre guérilléro Camilo Torres en Colombie, Raul Sendic
et les Tupamaros en Uruguay, Salvador Allende au Chili, et
les Sandinistes au Nicaragua.
Dans les années 1990, la flamme des Libertadors est, une
fois encore, reprise par le sous-commandant Marcos, au
Chiapas, et par le président Hugo Chávez, au Venezuela, qui
revendique une filiation directe avec Bolivar. Imprégnés de
ce nouvel esprit, d’autres dirigeants, démocratiquement
élus, se joignent à cet élan : M. Nestor Kirchner en
Argentine, M. Luiz Inacio Lula da Silva au Brésil, M. Tabaré
Vazquez en Uruguay, M. Martín Torrijos au Panama, M. René
Préval en Haïti, Mme Michelle Bachelet au Chili, M. Daniel
Ortega au Nicaragua et M. Rafael Correa en Equateur.
Alors qu’approchent les célébrations du bicentenaire de
l’émancipation de l’Amérique latine, cette nouvelle
génération de femmes et d’hommes politiques proclame sa
volonté de poursuivre l’œuvre, toujours inachevée, des
Libertadors.
Ignacio Ramonet