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15 septembre 2013

40 ans après

Salvador Allende continue son chemin sous sa grande allée bordée d’arbres.

par José Pablo Feinmann *

 

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Même converti en la date de la chute des Tours Jumelles, rien n’évitera que – pour nous, pour les hommes et femmes de l’Amérique Latine – le 11 septembre demeure la date du coup d’État le plus détestable de tous ceux dont nous avons souffert. Il s’agissait d’un gouvernement élu démocratiquement. Il s’agissait d’un pays avec une armée qui – à la différence de ceux de notre continent – avait été gardienne de l’ordre constitutionnel. Il s’agissait d’un président qui était un homme noble, avec des idées et des idéaux, un homme honnête et un homme brave. Il avait eu un soutien important des masses ouvrières. Et une plainte constante, un rejet sans trêve, du MIR, le principal groupe armé du Chili. Finalement, tous les secteurs de la société –sauf les ouvriers – se sont unis pour le faire chuter : l’armée, les médias, les entreprises, les classes privilégiées, les classes moyennes et – avec un engagement criminel, furibond – les États-Unis d’Amérique de Nixon et de Kissinger. Les classes moyennes ont inauguré la mode de sortir dans la rue avec des casseroles et de gronder dans le pays demandant de démission d’Allende.

Allende fut le plus original, le plus créateur des leaders socialistes du XXe siècle. Il n’a pas adhéré à la célèbre dictature du prolétariat et il a choisi le chemin démocratique, pacifique vers le socialisme. Si ce chemin a échoué, les autres n’ont pas moins échoué. Avec une énorme différence. Allende n’a pas laissé des dizaines ou des dizaines de milliers ou de millions de cadavres derrière lui. Ni des prisonniers politiques. Il avait confiance dans le fait de résoudre l’antinomie entre le socialisme et la démocratie, que l’ordre de la dictature du prolétariat (issu des pages de Marx et qui celui-ci assume comme son plus grand apport à la théorie politique) obstruait. La droite – favorisée par les erreurs et par les morts des socialismes triomphants et puis vaincus – n’a aucun intérêt à tirer de l’expérience de l’Unité Populaire. Sauf qu’ils disent que nationaliser le cuivre revient à fusiller des ennemis politiques, ou pis encore.

Dans son dernier message, don Salvador Allende a dit à son peuple et à tous les peuples de l’Amérique :

Travailleurs de ma Patrie ! : J’ai foi dans le Chili et dans son destin. D’autres hommes surmonteront ce moment gris et amer où la trahison cherche à s’imposer. Continuez en sachant que, bien plus tôt que tard, seront ouvertes de nouveau, les grandes peupleraies que traverse l’homme libre, pour construire une société meilleure. Vive le Chili ! Vive le peuple ! Vive les travailleurs !

L’histoire est la nôtre et les peuples la font.

Ce sont mes derniers mots et j’ai la certitude que mon sacrifice ne sera pas en vain, j’ai la certitude de ce qu’au moins ce sera une leçon morale qui punira la félonie, la lâcheté et la trahison.

Le criminel de guerre Richard Nixon et son secrétaire d’État, Henry Kissinger, pire criminel de guerre, haïssaient Allende avec une passion maladive. En octobre 1970, Nixon a eu sur lui des mots injurieux : « That son of a bitch, that bastard... »

Mais cette image de cet homme serein – bien que capable d’incarner la force d’une tornade –l’unique chose qui nous a laissés, comme lui appartenant, fut le morceau ensanglanté de l’un des verres de ses lunettes, cet homme mûr, aux cheveux blancs qui sort de La Moneda portant un casque de guerre et une mitraillette pour mourir en se battant, peut-être insensé, mais comme il le sentait, c’est, d’après moi, le symbole le plus pur de la rébellion, parce qu’il a essayé de changer le monde par les chemins de la démocratie et de la paix, et parce qu’il n’a pas pu, parce que les assassins du pouvoir international ne l’ont pas laissé, il a saisi une mitraillette, s’est mis un casque de guerre et a décidé (comme ces braves, légendaires marins avec leurs bateaux) couler avec sa cause.

Ah, don Salvador Allende, quelle chance aurait-on eu si dans ma patrie nous avions eu un leader comme vous ! Simple, dur, mais sensible, ami et compagnon des gens de son peuple, sans pas tortueux, avec une seule parole, la même sur toujours, celle qui a marqué la cohérence de ses jours et, si cela était peu, avec ce courage, don Salvador, qui vous a fait dire : D’ici je ne pars pas, que les autres continuent, ils ne vont pas manquer, et ils vont me porter dans leurs cœurs comme à un homme pur, comme un guerrier et comme un démocrate, qui va leur gonfler la poitrine de fierté et d’exigences péremptoires. Parce que, d’ores et déjà, tout chilien qui sait qu’il a derrière lui la figure de Salvador Allende, sait qu’il ne vient pas à la vie pour jouer, jouir de la légèreté et des tentations, mais pour mettre corps et âme au service de causes dures, de celles de l’injustice, celles de la faim, celles de la torture et de la mort. C’est mon legs.

Il l’est. Il avait le visage d’un homme bon. Il s’habillait de civil. Il n’arborait ni armes ni d’uniformes de guerre. Il allait parmi les ouvriers. Il parlait dans leurs assemblées. Il leur a demandé, enfin, de se protéger. Qui ne se laissent pas sacrifier facilement par les bouchers qui planaient sur le Chili. Quand Castro lui a rendu visite, il lui a dit qu’il fallait recourir à la violence s’il voulait se préserver. Allende ne l’a pas fait. De la violence, s’en occupaient les guérilleros du MIR qui, bien sûr, l’accusaient d’être un bourgeois conciliateur. Pourquoi ceux de la CIA et Nixon et Kissinger se seraient –ils préoccupés d’un bourgeois conciliateur ? Pourquoi l’armée aura-t-elle bombardé La Moneda  ? Pourquoi le quotidien El Mercurio (auquel Nixon a donné deux millions de dollars pour déstabiliser le gouvernement) a attaqué sans pitié ni honte ? Pourquoi les pétasses chiliennes, qui sont terribles, sont sorties avec leurs casseroles pour l’injurier ? Seulement parce qu’il était
un bourgeois conciliateur ? Ceux du MIR ont été utiles aux putschistes qui, sauf ceux qui se sont enfuis, sont tous morts, dans le Stade National ou dans les cachots les plus sordides, aussi cruellement que les leaders de l’Unité Populaire. Non, Allende n’était pas un bourgeois conciliateur. C’ était un socialiste redoutable. Parce qu’il avait choisi la démocratie (l’arme idéologique que la droite croit sienne) pour aller vers le socialisme. Mais, ensuite, il a fait quelque chose de pire. Il est mort avec sa cause. Il a laissé, pour le socialisme, un exemple moral indubitable. Et voilà qu’il est mort sans perdre espoir. L’homme libre reviendra. Les hautes peupleraies l’attendent. Sous elles Allende est parti de ce monde.

José Pablo Feinmann pour Página 12

Página 12. Buenos Aires, le 8 septembre 2013.

Traduit de l’espagnol pour El Correo par : Estelle et Carlos Debiasi.

 Ecouter le dernier discours en espagnol de Salvador Allende durant le coup d’Etat le 11 septembre de 2013.

 Texte du « Dernier discours de Salvador Allende le 11 de septembre 1973 »

El Correo. Paris, le 15 septembre 2013.

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* José Pablo Feinmann philosophe argentin, professeur, écrivain, essayiste, scénariste et auteur-animateur d’émissions culturelles sur la philosophie.

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