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23 mars 2013

François, le Pape des crises de la relation « Capital – Travail »

par Alberto Rabilotta *

 

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Les crises se succèdent et leurs effets s’accumulent, dans l’économique et aussi – dans ses plus vastes acceptions - le politique, le social et l’environnement. Une civilisation, celle du « capitalisme industriel » se transforme en un système ploutocratique rétrograde, en un système financiero-rentier d’exploitation qui s’est emparé du pouvoir et qui utilise sans aucune limite tous les moyens nécessaires – y compris la violence et la corruption - pour détruire les avancées et les conquêtes obtenues depuis la fin du 19e siècle par les luttes des peuples.

Il suffit de regarder ce qui se passe depuis quelques années dans l’Union Européenne (UE), où les peuples les uns après les autres – d’Irlande, d’Espagne, du Portugal, de Grèce, d’Italie et maintenant de Chypre, sans compter ce qui est arrivé dans les pays Baltiques, aux Balkans et dans l’Europe Centrale - ont été dépouillés des conquêtes sociales, économiques et politiques au nom de l’austérité fiscale qui favorise les créanciers, donc la ploutocratie dominante. De même aux États-Unis (EU), au Canada et dans d’autres « pays du capitalisme avancé ».

Tous les outils de contestation que les peuples avaient à leur portée, comme notamment les partis politiques, les syndicats, le système même de la démocratie représentative, les tribunaux, la presse, etcetera, ont été rendus inutilisables par le « nouvel ordre ».

Nul ne peut être surpris que les résultats électoraux ne coïncidant pas avec les directives du « nouvel ordre » – qui seront de plus en plus fréquentes - soient disqualifiés et que les peuples qui « ont mal voté », comme il y a quelques semaines en Italie, ou les parlementss qui n’acceptent pas les dictats, comme maintenant celui de Chypre, se trouvent admonestés ou directement menacés par les technocrates et les gouvernants de l’UE, par le FMI et les centres financiers qui exigent qu’on suive le dictat et se taise.

Rien ne fonctionne comme avant, le système est enraillé. L’insécurité sociale, par le chômage, la baisse des salaires et des retraites, la « flexibilité du travail » et l’augmentation de l’extraction rentière, entre d’autres choses, dissolvent le « tissu » social des « pays avancés », et en particulier des pays de la périphérie, où le catholicisme a des racines anciennes.

Il est impossible de ne pas constater que nous vivons dans un « état permanent d’exception » déstabilisateur où les certitudes précédentes ne sont déjà plus ou bientôt cesseront d’être valables, et dans lequel les nouvelles exigences du présent sont, social et individuellement, inacceptables. Un monde dirigé par des politiques et des technocrates et protégé par des institutions créées pour servir exclusivement les entreprises et les intérêts de l’oligarchie qui forment la ploutocratie dominante.

Enfin, et non pour finir, aujourd’hui nous et le nouveau Pape vivons dans un monde qui est en train d’être poussé – comme l’ont écrit Thomas Leif et Chris Hedges - vers la dystopie (l’anti-utopie) que constitue le mélange du totalitarisme absolu de George Orwell avec les « paradis artificiels » d’Aldous Huxley [1]

La constante Capital-Travail dans les encycliques papales.

Dès les premières décennies du 19e siècle, quand la Première Révolution Industrielle a révélé son potentiel et ses séquelles destructives sur le terrain social en Angleterre, en Allemagne et en France, les ecclésiastiques et laïques des églises chrétiennes ont commencé à dénoncer la situation d’exploitation et la misère des travailleurs, et à poser la nécessité d’une doctrine sociale chrétienne.

En 1891, quand en Europe, se sentaient encore les effets des crises successives économiques, financières et monétaires du capitalisme industriel qui ont façonné la dite la « Longue Dépression »-1873 à 1896-, avec le chômage et la famine de millions d’Européens nourrissant autant les mouvements socialistes, anarchistes et communistes, que l’émigration massive vers les Amériques, le Pape León XIII avait fait rendue son encyclique Rerum Novarum, également connue comme des Droits et des Devoirs du Capital et du Travail, ou bien la Doctrine Sociale de l’Église.

Cette Longue Dépression fut produite (comme celle qui surviendra dans les années 30 du 20e siècle) par l’écroulement d’une phase du libéralisme économique, de marchés autorégulés qui par les révolutions technologiques (dans les années 30, apogée de la Deuxième Révolution Industrielle) ont stimulé les spéculations et les bulles financières ont généré le pillage colonial, les guerres et d’ immenses catastrophes sociales, le protectionnisme commercial et le corporatisme.

Face à cette grande crise du capitalisme industriel et à une crise interne due au déphasage de l’Église avec la transformation économique, sociale et politique de l’époque, l’encyclique de León XIII recueille et étend les réformes qu’Otto von Bismarck, Chancelier de l’Empire Allemand, avait adoptées sous le conseil ds conseillers et ecclésiastiques chrétiens entre 1883 et 1889 avec l’objectif de freiner le mouvement socialiste croissants [2]

À partir de Rerum Novarum et au moyen d’autres encycliques, les principes de conciliation sont établis dans la Doctrine Sociale de l’Église entre les patrons et les ouvriers qui – pour freiner le mouvement socialiste et communiste ascendant - marqueront la direction des partis réformistes jusqu’à l’arrivée du néolibéralisme : droits des travailleurs à un juste salaire ; au repos ; à un environnement de travail et à des processus de production qui ne sont pas nuisibles à la santé physique ou l’intégrité morale ; au respect dans les lieux de travail de la conscience ou de la dignité du travailleur ; à des allocations appropriées qui sont nécessaires pour la subsistance des travailleurs chômeurs et de leurs familles ; à des retraites et assurances pour la vieillesse, la maladie et accidents du travail ; à la sécurité sociale dans les cas de maternité ; et, finalement, le droit de se réunir et de former des associations.

León XIII, qui en 1878 avait émis une encyclique pour dénoncer le socialisme comme « une peste morale », parce qu’il réclamait l’égalité de tous et attentait à la nature inviolable du droit à la propriété, a établi de fait en 1891« une Lettre des Droits de la classe laborieuse dans tous les pays, droits qui sont basés sur la nature de l’être humain et de sa dignité transcendante » [3].

Il ne faut pas sous-estimer les impacts de Rerum Novarum et de la législation d’Otto von Bismarck sur les sociétés et les nouvelles responsabilités des États dans cette phase du capitalisme industriel (et de la course inter-impérialiste, pour s’approprier des colonies), mais ils n’ont jamais résolu le problème de fond de la relation contradictoire de façon inhérente entre le capital et le travail.

Quarante ans plus tard, en 1931, quand Pie XI fait connaître son encyclique « Quadragesimo Anno », le problème a empiré avec les luttes révolutionnaires de la décennie et demie qui la précède, et avec la polarisation politique qui se produit quand les partis politiques traditionnels échouent à trouver des solutions à la crise monétaire, économique et financière. Ce sont les forces de la droite extrême qui avancent pour faire face au mouvement croissant de gauche qui propose la révolution sociale.

Pour obtenir « l’ordre social », c’est-à-dire les termes de conciliation dans la relation Capital -Travail et empêcher Les révolutions sociales et les avancées du communisme et du socialisme, Pie XI prêche la conciliation et donne son appui au corporatisme (État-patrons-syndicats) que le fasciste Benito Mussolini implantait en Italie.

De Pie XI jusqu’à Benedict XVI, tous les Papa ont réaffirmé et un peu réajusté les principes de la Doctrine Sociale de l’encyclique de León XIII sur la relation Capital-Travail, en essayant de s’adapter aux changements que le développement technologique et la concentration du capital a imposés au mode de production capitaliste, et qui modifiaient la relation fondamentale le Capital - Travail.

Un Papa pour la crise structurelle du capitalisme industriel ?

Mais si l’objectif partagé du Vatican et du Capital fut la conciliation pour "domestiquer" la nature brutale de la relation Capital - Travail et ainsi empêcher la révolution sociale qui naît de l’exploitation, la nature du capitalisme l’amène à trahir constamment, de son coté, cet objectif parce que son essence est de faire évoluer constamment les moyens de production pour réduire l’emploi de la force de travail humaine et augmenter la plus-value, et inévitablement augmenter la production et le chômage, déménager la production dans des pays ou des régions ayant une main d’œuvre moins chère, et ainsi suivre un processus qui inévitablement mène à des crises économiques et financières de plus en plus graves, à une plus grande concentration monopoliste, à développer l’utilisation de l’automatisation et à plus de chômage...

Comme le reconnaissent plusieurs analystes et économistes, dont Paúl Krugman, est venu le moment de penser que dans la relation Capital -Travail, ce sont les robots qui gagnent la guerre sur les travailleurs.

Le panorama désolant que nous décrivions au début, est le produit de cette révolution dans la manière de produire, qui non seulement réduit d’une manière croissante la quantité de force de travail nécessaire – et par conséquent la masse salariale - mais, en procédant ainsi, crée un obstacle chaque jour plus grand pour développer la consommation et, de cette façon, la transformation des « valeurs d’usage » produites en marchandises, et par conséquent l’incapacité de réaliser le taux de plus-value, avec une baisse inévitable dans le taxe de profit des entreprises.

Ce processus existe, dans des degrés de développement différents, dans les « pays avancés » du capitalisme industriel et dans la périphérie voisine, comme c’est le cas dans l’UE.

Par conséquent la réalité de la relation le Capital - Travail qui existait en 1891 ou en 1931 ne correspond pas, au moins depuis deux décennies, à la réalité dans les « pays centraux », au Japon comme premier exemple parce que c’était le pays qui a le plus avancé dans l’automatisation de la production et le premier à tomber dans une « une dépression contrôlée » depuis la crise du début des années 90 du 20e siècle.

Ce qui est défini maintenant comme « chômage structurel« est, pour le dire avec d’autres mots, un chômage permanent accompagné de l’insécurité totale de travail, et par conséquent une insécurité de revenus, de logement, etcetera, pour le reste de société. Pour cette raison on a déjà ouvert la valve de fuite qui est l’émigration : 20 OOO Espagnols émigrent tous les mois vers d’autres pays, pour ne citer qu’un cas.

Cette réalité que je définis comme un « processus de dissolution sociale » n’a pas de solution dans le capitalisme. Il n’y a pas de recette économique qui permet de relancer les économies en termes de création d’emploi dans le système actuel, et par conséquent , n’est pas non plus possible, la conciliation Capital - Travail prônée depuis Leon XIII.

C’est la réalité que, dans les pays du « capitalisme avancé », affrontera le Papa François, qui vient curieusement d’un pays et d’une sous-région où la réalité économique, politique et sociale est très différente, et cela étant dû tant au déphasage des pays sud-américains quant au développement du capitalisme industriel comme le montre l’expérience néolibérale appliquée à partir d’une milieu de 70 (le Chili et l’Argentine), qui a provoqué la naissance de forts mouvements sociaux de protestation où collaboraient massivement et coude à coude des chrétiens et des non chrétiens, des marxistes et des non marxistes.

Dans la majorité des pays sud-américains l’expérience néolibérale a fini en catastrophe totale à la fin du 20e siècle, amenant au début de ce siècle, à l’élection de gouvernements nationalistes et progressistes, au rejet des politiques néolibérales et, dans les dernières années, à l’adoption de politiques de développement économique national destinées à combattre la pauvreté et à créer des emplois, et au niveau régional à la création d’organismes de coopération pour le développement, comme la CELAC (la Communauté des États Latino-américains et Caribéens).

Donc, Habemus Papa qui vient d’une région qui cherche à sortir péniblement des catastrophes du néolibéralisme et qui en quelques années, avec des politiques contraires à celles promulguées par l’UE, le FMI et les EU, a réussi à réduire substantiellement la pauvreté et amélioré la qualité de la vie de millions de citoyens. Une région, de plus, où la majorité des pays prennent au sérieux la démocratie, au point que notre cher Hugo Chávez a n’eu jamais dit non à un défi référendaire ou électoral, avec les gouvernements qui luttent pour la rendre effective pour tous, pas seulement pour les riches.

Le Papa François utilisera-t-il l’expérience de son pays et de la région – que lui même désigne comme la Grande Patrie, ce qui me va très bien - et sa propre expérience comme « villero » (Villa=bidonville) pour ouvrir un débat sur les changements qu’il faut faire dans la Doctrine Sociale de l’Église ? Un débat de l’Église et plus largement, incluant curés et laïques qui vivent la situation réelle, et pas seulement au sein de la coupole : Le fera-t-il ? Il y a quelque chose de plus que ce Pape a naturellement, parce que cela a déjà cessé d’être un péché en Amérique du Sud, et c’est le potentiel d’être un chef, un dirigeant de masses, et ainsi de pouvoir expliquer au monde des paroissiens de manière simple, avec sentiment et conviction, les changements urgents qui doivent être effectués, et auxquels ils devront être appelés à participer.

En réalité il n’a pas beaucoup le choix, puisque l’avenir de l’Église catholique est sérieusement compromis sans ces changements qui lui permettent de se repositionner dans un monde qui traverse de grands changements économiques, sociaux, et de genre, un monde qui bientôt devra contempler une transformation sociale inédite, le commencement de la construction de sociétés post-capitalistes.

Pour cela l’Évêque de Rome – comme il veut qu’on le nomme – en tant que chef d’État devra fortement secouer l’appareil du Vatican pour que tombent les corrompus et les bandits, le tailler pour qu’il ne prenne pas le soleil ni la nourriture aux églises qui ont des racines locales, et faire que ceux qui restent pratiquent l’humilité à laquelle lui même s’est habitué.

La Vèrdiere, Francia.

Traduit de l’espagnol pour El Correo par : Estelle et Carlos Debiasi

El Correo. Paris, le 22 mars 2013.

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* Alberto Rabilotta est journaliste argentin depuis 1967. Au Mexique por la « Milenio Diario de Mexico » Correspondant de Prensa Latina au Canada (1974). Directeur de Prensa Latina Canada, pour l’Amérique du Nord (1975-1986) Mexique, USA, Canda. Correspondant de l’Agencia de Services Spéciaux d’Information, ALASEI, (1987-1990). Correspondant de l’Agencia de Noticias de México, NOTIMEX au Canada (1990-2009. Editorialiste sous de pseudonymes -Rodolfo Ara et Rocco Marotta- pour « Milenio Diario de Mexico » (2000-2010, Collaborateur d’ALAI, PL, El Correo, El Independiente et d’autres medias depuis 2009.

Notes

[1Ce dystopíe est formulé, entre autres, par Thomas Leift « Enter the Fifth Estate » et aussi par Crhis Hedges dans « 2011 : À New Dystopia Brave »

[2Pour combattre au mouvement émergent socialiste et pour réduire l’émigration des jeunes Allemands vers les Amériques, le Chancelier Otto von Bismarck a fait adopter les lois qui ont établi la sécurité de santé, la sécurité pour les accidents et l’incapacité de travail, et un fonds de pension pour les travailleurs.

[3Voir « Catholic Social Teaching and the Welfare State  », et l’analyse très détaillée dans « Strengths and Weaknesses of the Tradition Around Rerum Novarum », de Bruce Duncan.

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