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25 septembre 2010

Démocratie partout, démocratie nulle part ?
Immanuel Wallerstein

par Immanuel Wallerstein *

 

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La démocratie est un mot très populaire de nos jours. Il n’est aujourd’hui pratiquement aucun pays au monde dont le gouvernement ne se réclame de la démocratie. Mais dans le même temps, il n’existe quasiment aucun pays au monde dont le gouvernement ne fasse l’objet, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur, de dénonciations sur son caractère non-démocratique.

L’accord ne semble que très minimal sur ce que l’on entend par « démocratique » quand on parle d’un pays. Le problème est clair dans l’étymologie même de ce mot issu de deux racines grecques : demos, le peuple, et kratia, « gouvernement », l’autorité de décider. Mais qu’entend-on par gouverner ? Et qu’entend-on par peuple.

Lucien Febvre nous a enseigné l’importance de toujours se pencher sur l’histoire d’un mot. Le mot « démocratie » n’a pas toujours connu une aussi universelle popularité. Le mot est entré dans le langage courant de la politique moderne au cours de la première moitié du XIXème siècle, d’abord en Europe occidentale. A l’époque, il avait la même tonalité qu’aujourd’hui le mot « terrorisme ».

L’idée que le « peuple » puisse « gouverner » était, pour toute personne respectable, considérée comme un cauchemar politique, fruit de l’imagination d’extrémistes irresponsables. En fait, l’objectif principal de ces gens respectables était de savoir comment s’assurer que ce ne soit pas la majorité du peuple qui ait l’autorité de décider. Celle-ci devait être laissée entre les mains de personnes qui avaient un intérêt à préserver le monde tel qu’il était ou tel qu’il devait être. Ce sont les personnes détentrices de la propriété et de la sagesse qui étaient considérées compétentes pour prendre des décisions.

Après les révolutions de 1848, lorsque le « peuple » se souleva par des révolutions sociales et nationales, les hommes qui détenaient la propriété et la compétence prirent peur. Leur réponse fut d’abord la répression, puis des concessions calculées. Celles-ci consistèrent à concéder au peuple, lentement et peu à peu, le droit de vote. Ces hommes pensaient que le vote permettrait de satisfaire les exigences du « peuple » et, en pratique, de le coopter pour maintenir le système existant.

Au cours des 150 ans qui suivirent, cette concession (et d’autres) fonctionna extrêmement bien. Le radicalisme fut adouci. Et après 1945, le mot lui-même de « démocratie » fut coopté. Tout le monde se déclara à partir de là favorable à la démocratie, ce qui est aujourd’hui la situation que nous connaissons.

Le problème, cependant, est que tout le monde n’est pas convaincu que nous vivons tous dans des pays authentiquement démocratiques, dans lesquels les gens, vraiment tous, sont vraiment ceux qui gouvernent, c’est-à-dire ceux qui prennent les décisions.

Une fois les représentants choisis, il arrive très souvent qu’ils ne répondent pas aux exigences de la majorité ou qu’ils oppriment d’importantes minorités. Le « peuple » souvent réagit, par des protestations, par des grèves, par des soulèvements violents. Est-ce « démocratique » lorsque des manifestations sont ignorées ? Ou bien est-ce « démocratique » lorsque des gouvernements reculent et se soumettent à la volonté du « peuple » ?

Et qui est le peuple ? Est-ce la majorité numérique ? Ou bien est-ce que des groupes importants doivent avoir des droits qui devraient leur être garantis ? Des groupes importants devraient-ils avoir de l’autonomie, dans une certaine mesure ? Et quels types de compromis entre la « majorité » et d’importantes « minorités » constituent des résultats dits « démocratiques » ?

Pour finir, il ne faut pas négliger les façons dont la rhétorique sur la démocratie est utilisée comme instrument géopolitique. La dénonciation d’autres pays comme non-démocratiques est régulièrement utilisée comme justification aux ingérences dans des pays politiquement plus faibles. Ces immixtions ne débouchent pas forcément sur l’arrivée au pouvoir de gouvernements plus démocratiques, simplement de gouvernements différents avec peut-être des politiques étrangères différentes.

Peut-être devrions-nous penser la démocratie comme une revendication et comme une aspiration nulle part encore réalisée. Certains pays peuvent passer pour davantage non-démocratiques que d’autres. Mais existe-t-il des pays qui soient sans équivoque plus démocratiques que les autres ?

Commentaire n° 289 , 15 septembre 2010

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