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6 mars 2023

Une guerre pour finir toutes les guerres en Europe

par M K Bhadrakumar *

 

Le voyage précipité vers la Maison Blanche à Washington vendredi du chancelier allemand Olaf Scholz reste une énigme enveloppée dans un mystère.

M. Scholz a atterri à Washington, s’est rendu en voiture à la Maison Blanche et a été reçu par le président Biden dans le bureau ovale pour une conversation qui a duré plus d’une heure. Aucun assistant n’était présent. Puis il a repris l’avion pour Berlin.

Associated Press a rapporté de manière énigmatique : « Si des accords ont été conclus ou des plans élaborés, la Maison Blanche n’a rien dit ».Scholz avait insisté, en quittant Berlin, sur le fait que lui et Biden« veulent se parler directement ». Scholz a évoqué « une situation mondiale où les choses sont devenues très difficiles ». Il a ajouté : « Il est important que des amis aussi proches puissent parler de toutes ces questions ensemble, en permanence ».

Le compte rendu officiel de la rencontre mentionne que les deux dirigeants ont discuté de la guerre en Ukraine et « échangé des points de vue sur d’autres questions mondiales ».

Dans les échanges préalables à la réunion, M. Biden a accueilli chaleureusement M. Scholz et a rendu hommage à son « leadership fort et constant ». Scholz a brièvement répondu que « c’est une année très, très importante en raison de la menace très dangereuse pour la paix que représente l’invasion de l’Ukraine par la Russie ». Selon la Maison Blanche, les deux dirigeants ont « réitéré leur engagement à imposer des coûts à la Russie pour son agression aussi longtemps que nécessaire ».

La visite éclair de M. Scholz dans le Bureau ovale a eu lieu à un moment décisif du conflit ukrainien. La Russie a pris l’initiative dans la campagne du Donbass et son offensive de printemps pourrait commencer dans les semaines à venir. L’armée ukrainienne a été durement frappée et le pays dépend presque entièrement des aides financières et militaires occidentales pour survivre.

Plus important encore, les soutiens occidentaux de Kiev ne sont plus sûrs de sa capacité à récupérer l’ensemble du territoire sous contrôle russe, soit environ un cinquième de l’ancienne Ukraine. Derrière toute la rhétorique, une croyance inchoative gagne également du terrain dans l’esprit occidental, à savoir que le fardeau de l’effort de guerre ne pourra pas être supporté longtemps si le conflit se prolonge dans un future indéterminé.

Le soutien à l’Ukraine s’amenuise dans l’opinion publique occidentale. Un nouveau sondage de l’Associated Press-NORC Centre for Public Affairs Research montre que si 19 % des Américains ont confiance dans la capacité de Biden à gérer la situation en Ukraine, 37 % disent n’avoir qu’une certaine confiance et 43 % n’en ont pratiquement aucune.

La grande majorité des adultes, y compris la plupart des démocrates, ne souhaitent pas que Biden se présente à la présidence en 2024. Beaucoup experiment également une confiance limitée dans ses capacités.

Le tête-à-tête de Scholz avec Biden a eu lieu une semaine seulement après le voyage secret triomphal de ce dernier à Kiev pour marquer le premier anniversaire de la guerre. En réalité, la démonstration de l’unité occidentale avec l’Ukraine que Biden revendique s’épuise sur fond de tensions au sein de l’alliance transatlantique et d’un sentiment croissant de découragement face à une guerre dont on ne voit pas la fin.

Le cœur du problème est que le conflit ukrainien a fait voler en éclats l’architecture de sécurité existante de l’Europe. L’Allemagne, moteur de l’Europe, est durement touchée. L’électorat allemand est de plus en plus sceptique quant à l’approche occidentale de la guerre. Les conclusions du célèbre journaliste américain Seymour Hersh concernant le sabotage du Nord Stream ont suscité des discussions animées en Allemagne.

Après le retour de Scholz à Berlin, samedi, SevimDagdelen, chef du parti de gauche - député depuis 2005 avec quatre mandats - a qualifié le sabotage du Nord Stream d’attaque terroriste, ajoutant que le gouvernement allemand était tenu d’examiner l’affaire et de trouver le coupable.

Si Scholz était au courant du plan de Biden pour détruire Nord Stream, cela signifie un acte de collusion. Un actif stratégique national allemand majeur, détenu en coentreprise avec la Russie, a été détruit, portant gravement atteinte à l’économie du pays et ayant un impact sur des dizaines de millions d’emplois, mettant de nombreuses vies en danger.

L’Allemagne a dû payer son gaz dix fois le prix du marché pour renforcer ses réserves. L’Europe est tombée dans le piège d’une forte dépendance vis-à-vis des importations énergétiques américaines. Les États-Unis sont les principaux bénéficiaires de la crise énergétique de l’Europe et de la « désindustrialisation » et de l’« évidement industriel » qui en découlent. Une profonde récession semble inévitable en Allemagne. Ce climat laisse présager des conséquences désastreuses pour le gouvernement allemand, à l’approche des élections au Bundestag en 2025.

Deux jours après le début de l’opération spéciale de la Russie en Ukraine, Scholz avait promis, dans son célèbre discours «  Zeitenwende  » [Changement d’époque] devant le Bundestag, que l’Allemagne, longtemps méfiante à l’égard de la militarisation, prendrait des mesures pour augmenter les dépenses de défense. Mais Wolfgang Schmidt, chef de cabinet de Scholz et ami de longue date, a reconnu cette semaine qu’un resserrement budgétaire était susceptible d’empêcher Berlin de tenir sa promesse d’augmenter les dépenses de défense. « Nous devons être honnêtes à ce sujet », a-t-il déclaré au Wall Street Journal. « L’ambition et la réalité divergent ».

Ce qui complique encore les choses, c’est une division émergente en Europe sur la façon de mettre fin à la guerre. Alors que les vieux Européens, dont Scholz, préconisent des pourparlers de paix dès maintenant, les dirigeants russophobes d’Europe de l’Est et des pays baltes réclament à cor et à cri la défaite de la Russie et un changement de régime à Moscou. Selon Politico , M. Biden a dû rappeler aux Neuf de Bucarest, avec lesquels il a eu une réunion à Varsovie après son voyage à Kiev, que le but de la guerre n’est pas de renverser le régime de Poutine.

Pendant ce temps, la frustration s’accumule en Europe, le continent se trouvant dans une impasse. Jusqu’à présent, le manque de cohésion européenne a permis aux États-Unis de diviser pour mieux régner. Toutefois, si l’Europe se trouve aujourd’hui dans une position de subordination, elle doit également en porter en partie la responsabilité. L’incapacité de l’Europe à définir ses propres intérêts fondamentaux a jusqu’à présent affaibli sa cohésion interne, tandis que le manque de cohésion interne l’a condamnée à un rôle subalterne.

Ainsi, l’autonomie stratégique européenne est devenue un discours vide de sens. Le Premier ministre hongrois Viktor Orbán a déclaré la semaine dernière que la réalisation la plus importante de la guerre est que « l’Europe s’est retirée du débat ».

« Dans les décisions adoptées à Bruxelles, je reconnais plus fréquemment les intérêts étasuniens que les intérêts européens », a-t-il ajouté, soulignant également qu’aujourd’hui, dans une guerre qui se déroule en Europe, « les Usaméricains ont le dernier mot ».

« Belling the cat » Sonnette d’alarme

Entrée de Rishi Sunak. Dans la situation complexe qui prévaut, il n’y a personne de mieux placé que le Premier Ministre britannique Sunak pour tirer la sonnette d’alarme, pour ainsi dire. La Grande-Bretagne a des références impeccables en tant qu’ami de confiance du président ukrainien Vladimir Zelensky et Sunak hérite de l’héritage laissé par ses discrédités prédécesseurs Boris Johnson et Lis Truss.

Plus important encore, ce jeune Premier Ministre érudit est impatient de se lancer. Sunak n’a jamais été un fervent partisan du Brexit, pas plus qu’il n’est un russophobe sans cervelle. Il a établi son cap pour faire naviguer la Grande-Bretagne vers des eaux plus calmes, ce qui nécessite de se réconcilier avec l’UE afin de favoriser la reprise économique du Royaume-Uni, et il espère mener les conservateurs aux élections générales de l’année prochaine avec un solide bilan au pouvoir. Il ne peut pas prendre le risque d’une intervention excessive en Ukraine. Point final.

C’est ainsi que Sunak a lancé le mois dernier l’idée alléchante de mettre l’Ukraine à l’ordre du jour du sommet de l’OTAN en juin à Madrid ; une offre à Zelensky pour discuter d’un ensemble d’incitations qui donneraient à Kiev un accès beaucoup plus large à des équipements militaires avancés et convaincraient le dirigeant ukrainien de poursuivre les pourparlers de paix avec Moscou de manière réaliste, étant donné les doutes en privé de plus en plus profonds parmi les politiciens à Londres, Paris et Berlin sur la trajectoire de la guerre et la conviction déchirante que l’Occident ne peut aider à soutenir l’effort de guerre que pendant un certain temps.

Le président français Emmanuel Macron et le chancelier Scholz sont sur la même longueur d’onde que Sunak. L’administration Biden est dans le coup, mais Zelensky n’est pas du genre à se laisser faire et un pacte de sécurité de l’OTAN pourrait s’avérer nécessaire, en plus de l’intégration des fougueux « nouveaux Européens » d’Europe de l’Est et de la Baltique.

La bonne nouvelle, c’est que le Royaume-Uni, la France et l’Allemagne sont sur le même cap. Pourtant, la route à parcourir est longue et sinueuse. Pour Poutine, l’essentiel est que l’Ukraine n’adhère pas à l’OTAN et que les réalités du terrain soient prises en compte. Mais, fondamentalement, des pourparlers de paix justifieraient la raison d’être de l’Opération Militaire Spéciale de la Russie, qui visait à forcer l’Occident à négocier l’expansion de l’OTAN.

L’AP rapporte qu’à la fin de la rencontre en tête-à-tête dans le Bureau ovale, Biden et Scholz ont traversé le hall pour se rendre dans la salle Roosevelt, où les officiels étasuniens et allemands attendaient. Biden a apparemment plaisanté en disant que les deux dirigeants avaient résolu tous les problèmes du monde par eux-mêmes. Cela donne une tournure positive.

M. K. Bhadrakumar* pour son Blog Indian Punchline

Original : « Ukraine : A war to end all wars in Europe »

Indian Punchline. India, le 5 mars 2023

*M. K. Bhadrakumar a mené une carrière de diplomate au sein du Ministère des Affaires Étrangères indien. Parmi ses affectations figurent l’URSS, la Corée du Nord, le Sri Lanka, l’Allemagne, le Pakistan, l’Ouzbékistan, le Koweït et la Turquie. Son blog est Indian Punchline

Traduit de l’anglais pour El Correo de la Diaspora par : Estelle et Carlos Debiasi

El Correo de la Diaspora. Paris, le 6 mars 2023

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