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La première semaine d’octobre a vu les taux d’intérêt US monter en flèche pour atteindre 5 % sur les obligations du Trésor à long terme. Les bons du Trésor à long terme sont ainsi devenus l’un des instruments d’investissement les plus attrayants au monde, voire le plus attrayant.
Une conséquence évidente c’ est que les pays qui souhaiteraient dédollariser les réserves de leur banque centrale prendraient une décision inopportune en quittant le dollar à ce stade. Éviter de détenir des dollars sous la forme de titres du Trésor américain signifierait détenir des réserves étrangères libellées dans une monnaie en baisse par rapport au dollar. Aucun autre gouvernement n’est disposé à rendre sa monnaie aussi attrayante pour les investisseurs internationaux (y compris les banques centrales) en augmentant les taux d’intérêt à un niveau aussi élevé.
À 5 %, les obligations US constituent l’investissement le plus sûr et le meilleur qui soit. On assiste à un mouvement massif en faveur du dollar, ce qui fait monter son taux de change par rapport à la plupart des autres monnaies. Cela a rendu beaucoup plus coûteux pour les pays du Sud le service de leurs dettes externes libellées en dollars envers le FMI, la Banque mondiale et les détenteurs d’obligations privées. S’ils essaient de payer ces dettes - qui sont maintenant beaucoup plus chères dans leurs propres monnaies - ils devront subir l’austérité et utiliser leur excédent économique pour payer les détenteurs de dollars au lieu de l’utiliser pour développer leurs propres économies.
La pression imposée par le service de la dette internationale est la plus grave depuis la fin des années 1920 - avec le même refus des pays créanciers de voir comment les frais généraux de la dette extérieure d’aujourd’hui ne peuvent pas être payés. Nous avons déjà vu cela auparavant, avec l’austérité causée par l’Allemagne qui essayait de payer ses réparations de la première guerre mondiale, et par l’Angleterre et la France qui essayaient de payer leurs dettes interalliées malgré l’autodestruction que représentait l’adhésion aux exigences des créanciers.
Le monde a refusé de négocier une réduction de ces dettes intergouvernementales jusqu’à ce que le krach de 1929 oblige les observateurs réalistes à accepter le moratoire de 1931 sur les réparations allemandes et les dettes interalliées. À ce moment-là, la Grande Dépression était en marche.
Aujourd’hui, le taux d’intérêt de 5 % menace de déstabiliser l’économie nationale et le budget fédéral des États-Unis tout autant qu’il augmente le coût du service des obligations en dollars des pays débiteurs. Un taux d’intérêt de 5 % sur des obligations à 30 ans signifie un doublement en 14 ans. (Pour une obligation à 30 ans, un achat d’un million de dollars verra sa valeur nominale quadrupler pour atteindre 4 millions de dollars à l’échéance de l’obligation en 2053, dans trente ans.
Pensez à l’effet que cela aura sur le budget des Etats-Unis d’ici là. Une part beaucoup plus importante devra être allouée au paiement des détenteurs d’obligations - dont la plupart s’exonèrent de l’impôt, par exemple en conservant leur épargne à l’étranger.
Les pays débiteurs, voire aussi les créanciers, prennent enfin conscience que de nombreuses dettes publiques ne peuvent être remboursées, sauf à plonger leurs économies dans la dépression et l’austérité. C’est ce qui risque d’arriver à l’économie étasunienne si elle tente de taxer l’économie pour payer les créanciers au lieu de simplement imprimer de l’argent.
Il est évident qu’il doit y avoir une alternative. Elle doit aller au-delà de la simple déclaration d’un moratoire sur la dette. Une restructuration à plus long terme du système financier international est nécessaire, car le système actuel est devenu dysfonctionnel.
Cette reconnaissance a été particulièrement explicite dans les déclarations des gouvernements chinois et russe. Bien qu’ils soient positionnés pour devenir des pays créanciers dans le réalignement mondial à venir, ils reconnaissent la nécessité de créer un moyen pour les pays d’enregistrer des excédents ou des déficits de la balance des paiements sans polariser l’économie internationale entre créanciers et débiteurs, créant ainsi une nouvelle division telle que celle qui se produit actuellement.
Lors de la réunion du Club Valdai qui s’est tenue jeudi à Sotchi, le Président russe, M. Poutine, a expliqué comment il envisageait la restructuration nécessaire. Contrairement à ce qui est souvent dit en Occident, il ne s’agit pas d’une « monnaie des BRICS », mais de quelque chose de beaucoup plus limité : un moyen de régler les déséquilibres de paiement selon des modalités très différentes de celles qui ont conduit à la crise d’aujourd’hui.
Ce qui est nécessaire n’est certainement pas un « nouveau Bretton Woods ». L’ancien système de Bretton Woods a été conçu en 1944 par les planificateurs américains, avant tout pour briser la préférence britannique pour l’Empire, fondée sur les avoirs en livres sterling (réserves gouvernementales qui ne pouvaient être dépensées en dehors de la zone sterling) et la perspective d’une dépréciation de la livre sterling. Les planificateurs américains ont consolidé la puissance américaine en fondant la politique monétaire internationale sur l’actif détenu par le Trésor américain : l’or, dont les États-Unis détenaient les ¾ des réserves d’or monétaires mondiales en 1950.
Outre l’insistance sur le libre-échange et la libre circulation des capitaux (c’est-à-dire l’absence de contrôle des capitaux ou de restrictions sur la manière dont l’Inde et d’autres pays de l’Empire britannique pouvait dépenser leurs réserves de livres sterling accumulées pendant la Seconde Guerre Mondiale), « l’ordre fondé sur des règles » des États-Unis a transformé la livre sterling en une monnaie satellite. Après avoir obtenu l’assentiment des Britanniques, les propositions américaines de Bretton Woods ont été imposées à l’Europe et à d’autres pays. Leur destin a suivi celui de la Grande Bretagne, avec ses politiques d’austérité « stop-go » et ses restrictions budgétaires.
John Maynard Keynes a proposé une alternative à la détention de dollars, une sorte d’anti-Bretton Woods. Son objectif était d’éviter la domination financière des États-Unis en créant une monnaie fiduciaire, le Bancor . Il ne s’agissait pas d’une forme de monnaie internationale, mais d’un actif en « or papier », un peu comme ce que le FMI a introduit plus tard sous le nom de Droits de Tirage Spéciaux (DTS) en réponse au besoin de renflouement du gouvernement américain lui-même, dont les dépenses militaires à l’étranger avaient plongé sa balance des paiements dans un déficit abyssal pendant la guerre des années 1970 en Asie du Sud-Est. Les Bancors ou les DTS peuvent être émis pour des pays dont la balance des paiements est déficitaire afin de payer les pays dont la balance des paiements est excédentaire.
C’est ce problème que les BRICS+ et les pays du Sud tentent de résoudre aujourd’hui. La presse populaire a brouillé les pistes en parlant d’une « monnaie des BRICS ». Il ne s’agit pas d’une monnaie comme l’euro, le rouble ou le renminbi. Il ne s’agit pas d’une monnaie que tout le monde peut dépenser à l’épicerie ou pour payer son loyer. Ce n’est pas de « l’argent » au sens où on l’entend généralement. Ce n’est pas une monnaie qui peut être échangée sur les marchés des changes et qui peut être achetée par des spéculateurs (bien qu’ils puissent parier sur sa valeur, un peu comme on parierait sur une course de chevaux sans qu’il y ait de cheval ou de jockey dans la course).
La monnaie nationale, comme le dollar ou l’euro, tire sa valeur du fait qu’elle est acceptée par les gouvernements nationaux pour le paiement des impôts ou d’autres transactions avec le secteur public. Cela rend cette monnaie fongible. En ce sens, la monnaie peut être considérée comme un service public. Cependant, la mise à disposition d’une telle monnaie pour un certain nombre de pays nécessite un gouvernement, une autorité fiscale et un système juridique communs. Si la monnaie doit être émise par un certain nombre de pays - comme l’euro -, il faut donc une union politique habilitée à déterminer qui reçoit quelle quantité de monnaie. Une telle base politique n’existe pas encore pour les BRICS. Pour reprendre les termes du président Poutine, les pays sont « à des stades de développement différents ». Plus précisément, leurs échanges commerciaux et leurs investissements mutuels sont loin d’être équilibrés à l’heure actuelle. Ce déséquilibre est le principal problème à résoudre, tout comme en 1944-1945. Il s’agit d’un déséquilibre de la balance des paiements.
Comment les pays présentant des déficits chroniques de la balance des paiements (comme la plupart des pays de la majorité mondiale souhaitant s’associer aux BRICS+) peuvent-ils s’endetter auprès de pays ayant des excédent de paiements (comme la Chine et la Russie) sans être contraints à l’austérité ? Comment éviter que la dette intergouvernementale ne provoque les problèmes que le système US/Bretton Woods et les « conditionnalités » du FMI ont créés ?
La première étape a consisté à conclure des accords de swap. Cela permet aux pays de régler les déséquilibres commerciaux et d’investissement entre eux avec leurs propres monnaies nationales. L’avantage est qu’il n’est pas nécessaire d’impliquer des créanciers de « ligne dure » tels que les États-Unis, et cela permet d’éviter le risque que les pays de l’OTAN et des États-Unis s’emparent simplement des réserves monétaires de leurs banques centrales, comme ils ont saisi 300 milliards de dollars à la Russie.
Mais le problème ne se limite pas à éviter l’utilisation de dollars et d’euros. Il faut créer un système de financement international qui n’impose pas l’austérité aux pays débiteurs. Cette politique autodestructrice ne fait que rendre encore plus impossible le paiement des dettes externes qui s’accumulent.
Pourquoi les gouvernements ont-ils besoin de réserves internationales ?
La plupart des paiements internationaux s’effectuent sur le « compte de capital », pour les investissements étrangers, les prêts, les capitaux de fuite. Mais les manuels académiques de théorie du commerce international traitent ce compte comme du troc - comme si l’argent, la spéculation sur les devises et les capitaux en fuite n’étaient qu’un voile. Si le commerce extérieur et les paiements étaient équilibrés, il ne serait pas nécessaire d’accumuler des réserves internationales. Les comptes seraient apurés. Mais les paiements internationaux sont rarement équilibrés.
Le débat porte aujourd’hui sur la dénomination des créances financières qui résultent de ce déséquilibre. L’accumulation de réserves internationales n’est pas un signe économique sain si elles augmentent plus vite que le rythme du commerce mondial. Lorsque ces déséquilibres - non seulement commerciaux, mais aussi liés aux investissements étrangers, aux guerres, à la fuite des devises et à la spéculation - augmentent et produisent des intérêts année après année, ils deviennent de plus en plus impossibles à rembourser. C’est la situation dans laquelle se trouve le monde aujourd’hui.
La grande majorité des réserves actuelles des banques centrales sont encore constituées de titres en dollars américains détenus à l’étranger, c’est-à-dire de dettes nominales des États-Unis envers des gouvernements étrangers. Le Trésor US n’a pas « emprunté » cet argent. Au contraire, il a dépensé des dollars dans l’économie internationale, avec en tête les dépenses militaires des Etats-Unis d’Amérique, de plus en plus agressives et belliqueuses. On pourrait considérer que les réserves en dollars des pays étrangers supportent le coût de l’encerclement militaire du globe par les États-Unis. (C’est le processus que j’ai décrit dans Super Imperialism : The Economic Strategy of American Empire .)
La plupart des paiements internationaux s’effectuent sur le compte « balance des capitaux », pour les investissements étrangers, les prêts et les capitaux en fuite. Si le commerce extérieur et les paiements étaient équilibrés, il ne serait pas nécessaire d’accumuler des réserves internationales. Les comptes seraient apurés. Mais les paiements internationaux sont rarement équilibrés.
Comme indiqué plus haut, la solution palliative actuelle consiste à ce que les pays paient dans leur propre monnaie et que les pays en excédent de paiements l’acceptent. Mais les échanges de devises posent leurs propres problèmes. Ce ne sont pas seulement les gouvernements qui échangent leurs devises, mais aussi les spéculateurs qui ne sont pas directement impliqués dans l’exportation et l’importation. George Soros a fait fortune en mobilisant des prêteurs pour briser la banque d’Angleterre et la forcer à déprécier la monnaie en la battant aux tables de poker des devises.
Les monnaies de nombreux pays semblent destinées à se déprécier, imposant une perte aux pays à excédent de paiements. Le problème se pose surtout avec l’euro. Lors des réunions de Valdai, le président Poutine a expliqué pourquoi il était peu probable que l’euro soit l’une des monnaies dans lesquelles les pays BRICS+ miseraient quand ils dédollariseront :
Comprenez-vous ce qui s’est passé ? La compétitivité de l’économie européenne a chuté, et la compétitivité de leur principal concurrent en termes de composante économique, les États-Unis, a augmenté de façon spectaculaire, et d’autres pays, y compris en Asie, ont également augmenté. La perte d’une partie de leur souveraineté les a contraints à prendre des décisions à leur détriment.
Pourquoi avons-nous besoin d’un tel partenaire ? ... nous nous éloignons largement du marché européen en perte de vitesse et renforçons notre présence sur les marchés en croissance dans d’autres régions du monde, y compris l’Asie.
Récemment, le FMI a rendu une partie de l’un de ses odieux prêts. Il l’a fait avec de l’argent emprunté à la Chine. La Chine a entamé des discussions sur l’augmentation de son quota au sein du FMI afin de refléter sa puissance économique croissante. Pourtant, les politiciens étasuniens ont désigné la Chine comme l’ennemi numéro un des Etats-Unis d’Amérique à long terme et cherchent à étendre l’OTAN dans le Pacifique afin d’accroître les menaces militaires contre la Chine. La guerre menée par les États-Unis et l’OTAN en Ukraine a été décrite comme une stratégie visant à détruire la capacité économique de la Russie à soutenir la Chine dans la prochaine guerre froide. Et pour soutenir l’approvisionnement en armes de l’Occident pour combattre l’Ukraine, le FMI a prêté à l’Ukraine sept fois son quota - bien qu’un prêt aussi important soit contraire aux règles du FMI, bien que l’Ukraine soit en guerre et bien que ce prêt ne puisse manifestement pas être remboursé. Les Allemands ont utilement suggéré de donner les 300 milliards de dollars de réserves russes confisquées à l’Ukraine pour payer ses créanciers étrangers et acheter davantage d’armes étasuniennes.
Il semble donc évident que le FMI ne peut jouer aucun rôle dans un quelconque accord de bancor des BRICS. Mais cela montre aussi à quel point il est difficile de créer un système économique alternatif à l’héritage actuel de la Seconde Guerre mondiale.
Le problème le plus grave n’a pas été discuté publiquement. Il est impossible qu’une économie viable et résiliente pour les pays du Sud et leur arrangement pour les banques centrales puisse prendre forme sans répudier l’excès de dette en dollars US. Ce fardeau impayable de la dette extérieure est un héritage du colonialisme financier parrainé par les États-Unis. Tant que cette dette sera comptabilisée, les pays resteront obligés d’utiliser leur excédent commercial et le produit de la vente de leurs biens à des investisseurs étrangers pour payer leurs anciennes puissances coloniales et leurs créanciers postcoloniaux.
Quand on parle de dédollarisation et de la création d’une banque des BRICKS +, c’est le type de dilemme auquel ils ont besoin d’échapper. Le premier besoin est de créer un véhicule pour gérer les inévitables déséquilibres des paiements. Aujourd’hui ils sont gérés par les obligations de dettes. Un des traits principaux des Bancor de Keynes étaient que si les crédits chroniques s’accumulaient dans un pays ayant un excédent de paiements- et si leurs contreparties en dettes chroniques se produisaient dans des pays déficitaires- ces déséquilibres s’annuleraient des libres de comptes. L’intention de Keynes était d’éviter que les déséquilibres de dettes détruisent l’économie globale comme ils l’avaient fait pour les économies dans les années 1920
Aujourd’hui, il n’y a aucune chance que la dette internationale excédentaire puisse être remboursée. Cela vaut aussi bien pour les États-Unis que pour les débiteurs du Sud. Le Trésor américain doit aux gouvernements étrangers, sous la forme de titres américains qu’ils détiennent, beaucoup plus qu’il ne peut raisonnablement rembourser. Il a post industrialisé sa propre économie et s’est engagé à dépenser des sommes énormes à l’étranger, alors que sa dépendance à l’égard des importations étrangères s’accroît et que ses perspectives de recouvrement des créances existantes sur les pays déficitaires sont incertaines.
Ces investissements ne les ont pas aidés à se développer, mais ont simplement transféré la propriété de leurs droits pétroliers et miniers, de leurs services publics et d’autres actifs. Un système financier international viable nécessite des investissements productifs, tels que l’initiative chinoise « La nouvelle Route de la Soie », qui peuvent aider les pays à prospérer, et non un dépouillement des actifs.
La Doctrine économique islamique pourrait peut-être apporter une solution en remplaçant les obligations de la dette par des accords de capitaux propres (avec des accords de rachat). Si les plans conçus par la Chine, la Russie et d’autres membres des BRICS fonctionnent comme prévu, les pays seront en mesure de payer les promoteurs des investissements grâce à la croissance qui se produira - et non en imposant l’austérité comme c’est le cas dans l’actuel « ordre fondé sur des règles de finance prédatrice.
La domination du dollar se poursuivra sur l’Europe et les autres satellites des États-Unis. Les autres pays qui ont encore besoin de réserves en dollars pour leurs échanges commerciaux et leurs investissements avec les États-Unis peuvent continuer comme avant. Mais ce qui changera, c’est une nouvelle base pour l’économie internationale elle-même.
Il n’y aura pas de nouvelle monnaie des BRICS au sens d’un dollar ou d’un euro qui pourrait devenir un moyen pour le commerce, l’investissement ou la spéculation internationale. Il n’y aura qu’une « monnaie commune de règlement » des déséquilibres de paiement entre les banques centrales adhérant au nouveau système. Et ce système lui-même sera fondé sur des principes opposés au modèle néolibéral financiarisé promu par le bloc dollar/OTAN. Tel est le véritable contexte de la discussion actuelle sur la réforme économique des BRICS+.
Michael Hudson* para su blog personal
Original : A BRICS+ Bank : How would it really function ? Usa, October 7, 2023
Michael Hudson, Usa, le 7 octubre 2023
Traduit de l’anglais pour El Correo de la Diaspora par : Estelle et Carlos Debiasi
El Correo de la Diaspora. Paris, le 21 octobre 2023.